Innovation de rupture: L’importance de prendre en compte la réaction de l’acteur en place

La théorie de la rupture proposée par Clayton Christensen énonce que les acteurs en place réussissent face aux nouveaux entrants en situation d’innovation incrémentale (ou continue), et échouent en situation de rupture. Le corollaire est que si un nouvel entrant attaque un acteur établi sur son terrain, il a de bonne chances d’échouer. Il existe des exceptions à cette théorie qu’il est intéressant d’étudier.

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Pourquoi Firefox avait, quand même, une chance

J’ai commis il y a six ans une erreur de débutant: je me suis risqué à une prédication sur la base d’une théorie (voir billet ici). La prédiction était que le navigateur Firefox n’avait aucune chance face à Internet Explorer. La raison était que Firefox était une innovation incrémentale qui ne remettait pas fondamentalement en question les fondements de la domination d’Internet Explorer. Il ne fallait pas être grand clerc pour faire cette observation, mais il fallait être singulièrement inconscient pour en tirer la conclusion logique et surtout l’exprimer publiquement.

La réaction n’a pas manqué: le billet a été très lu, et les insultes se sont mises à pleuvoir de la part de quelques ayatollah du logiciel libre qui m’ont accusé d’être, je cite sans rire, un « terroriste » à la solde de Microsoft. A ce jour, je ne retire pas un mot ni une seule ligne de ce que j’avais écrit à l’époque, d’autant moins que j’utilisais déjà Firefox par militantisme (il fallait de la persévérance au début) avant de basculer récemment sur Chrome qui est plus performant. Depuis ma prédiction, Firefox a survécu et atteint une part de marché confortable, sans pour autant dominer le marché (environ 30% avec des disparités régionales).

Je considère que l’argument que je donnais à l’époque reste entièrement valable. On pourra remarquer d’ailleurs que le fait qu’il ait fallu six ans à Firefox pour arriver à seulement 30% de part de marché témoigne que les difficultés de l’entreprise n’étaient pas imaginaires. Deux choses ont changé la donne, et c’est le propre de toute théorie de s’enrichir sur la base des exceptions qu’elle ne savent pas, ou insuffisamment expliquer. La première, c’est la volonté combinée de plusieurs acteurs de lancer un navigateur concurrent, Apple et Google notamment. L’introduction d’un navigateur Apple Safari sur la plate forme Mac éjecte ipso facto Explorer de cette plate forme. Quant à Google, la domination de cet acteur sur le Web favorise évidemment la diffusion de son produit Chrome, qui est en outre de très bonne facture technique. Cette volonté s’ajoute à la facilité avec laquelle chacun peut changer de navigateur – en gros cela prend une dizaine de minutes, tous les signets sont récupérés, et hop!

Le second facteur qui a changé la donne, et qui était encore moins prévisible, est la passivité stupéfiante de Microsoft dans le domaine. Il existe peu d’exemples d’entreprises restant sans réaction lorsqu’elles sont attaquées sur un terrain qu’elles jugent essentiel à leur capacité concurrentielle. Quand on connaît l’agressivité avec laquelle Microsoft a lutté contre Netscape pour l’évincer du marché, l’absence de réaction de Microsoft face à Firefox ne s’explique pas. Internet Explorer est resté plusieurs années sans une mise à jour majeure, et les deux dernières ont été médiocres. J’avais dans un autre billet expliqué certaines des difficultés auxquelles Microsoft était confronté dans sa stratégie (billet ici). Ou bien l’analyse de Microsoft avait changé – les navigateurs ne seraient pas si importants que cela après tout, et on peut laisser le champ libre à Firefox – ou bien l’entreprise a rencontré un problème technique ou organisationnel lui empêchant de garder la main. La première hypothèse ne tient pas un instant. Seule reste donc la seconde et dans ce cas on est bien dans le cas d’une défaillance organisationnelle. Celle-ci traduit, peut-être, la rigidité croissante d’une entreprise devenue trop grande, trop lourde, trop bureaucratique et qui poursuit trop de lièvres à la fois. De même qu’un ancien de MySpace reconnaissait récemment que la raison pour laquelle FaceBook avait gagné, c’est que MySpace « avait tout foiré », on peut avancer que Firefox avait quand même une chance parce que Microsoft a tout foiré. Comme quoi, il faut toujours tenter sa chance dans le domaine de l’innovation.

Internet Explorer: le dilemme de Microsoft face à Firefox

Dans un billet précédent, j’expliquais pourquoi je pense que Firefox n’a pas grand chance de réussir face à Internet Explorer. Je ne m’attarde pas sur les réactions hystériques de quelques intégristes qui par leur excès et leurs insultes déshonorent la cause qu’ils défendent. Malgré eux, et heureusement, un débat de fond passionnant a pu être engagé, mais la question reste entièrement posée. Pour résumer, mon raisonnement est que Firefox, malgré ses qualités, n’apporte par d’énormes avantages par rapport à Explorer. Il suffira donc à Microsoft, qui s’était clairement endormi sur ses lauriers, de se remettre au travail pour produire une version améliorée du produit pour que l’avantage de Firefox soit annulé. Hormis la démarche militante forcément limitée, que restera-t-il comme avantage à Firefox? Je concluais donc que, à mon grand regret, Firefox n’a guère de chance de réussir face à Explorer, sauf dans quelques niches.
Toutefois, Microsoft se trouve avec Explorer face à un dilemme intéressant, et l’avenir de Firefox pourrait bien dépendre de la façon dont la firme de Redmond le résoudra.

L’avenir d’Explorer peut en effet être vu de deux façons:

  • Ou bien Microsoft le considère comme un produit à part entière, auquel cas elle devrait décliner des versions d’Explorer pour les principales plates formes (Windows, Mac et Linux);
  • Ou bien Microsoft considère Explorer comme un produit au service de la plate forme Windows, auquel cas seule une version pour cette plate forme sera disponible.

On comprend dès lors le dilemme: dans le premier cas, Microsoft, sur la base prévisible d’une remise à niveau technique et ergonomique, reprend l’avantage sur Firefox et bénéficie de son approche multi-plate forme pour espérer (re)devenir l’outil universel. Si sur Linux, on peut douter de son succès, il n’en va pas de même sur Mac, bien qu’Apple ait développé son propre navigateur. Mais dans cette approche, Microsoft accepte de mettre Windows au second plan de sa stratégie, pour adopter une stratégie Internet Explorer propre, ce que l’entreprise s’est toujours refusée à faire.
Dans le second cas, Microsoft s’arc-boutte sur Windows au dépend d’Explorer. C’est d’ailleurs la position qu’a toujours défendue Microsoft, présentant Explorer comme une partie intégrale et indissociable de Windows, notamment lors du procès anti-trust. Dans ce cas, Microsoft laisse le champ libre aux concurrents sur les autres plates formes.
Ce débat n’est pas nouveau, il a même agité Microsoft durement entre 1997 et 2000, comme le raconte David Bank dans « Breaking Windows », voyant s’opposer les « durs » (défenseurs de Windows) et les « modérés », partisans d’une ouverture multi-plateforme conforme à l’esprit Internet. Finalement, ce sont les durs qui ont gagné, et les modérés se sont dispersés.
Toutefois, le débat reprend son intérêt avec l’offensive Firefox, et le choix stratégique se repose à Microsoft avec acuité. Lutter contre Firefox sur Windows ne sera pas très difficile, les utilisateurs de cette plate forme n’auront pas de difficulté à rester ou revenir sur Explorer dès lors qu’une version moderne aura été mise à disposition. La question est donc de savoir si Microsoft souhaite porter le combat sur les autres plates formes, où la situation est nettement moins favorable. J’ai tendance à pencher pour la première approche, la défense de Windows, car c’est ce que Microsoft a historiquement toujours fait, en qu’en plus j’imagine mal une version Linux d’Explorer. En seraient-ils capables? Il est intéressant de noter que la même question – le même dilemme – se pose pour la suite Office.
Un élément vient toutefois nuancer l’importance de ce choix : si, en 1997, le navigateur était vu comme un élément stratégique d’une plate forme, notamment suite à l’ambition de Netscape de remplacer l’interface graphique de l’ordinateur par celle du navigateur, il n’en est plus de même aujourd’hui. Le navigateur est redevenu une simple application – importante certes, mais une application quand même – et l’interface au niveau du système d’exploitation reste d’actualité. Est-ce donc si grave si l’on consulte le Web depuis Explorer ou depuis Firefox? Probablement pas, y compris du point de vue de Microsoft. Dès lors que son « coeur stratégique » (Windows) n’est plus menacé par le navigateur, celui-ci perd son importance. L’enjeu n’est donc plus ce qu’il a pu être il y a dix ans. C’est en ce sens aussi que l’espoir mis dans Firefox de faire vaciller Microsoft est peut-être illusoire. La bataille est épique, passionnante, et populaire, mais l’enjeu est faible.

L’échec annoncé de Firefox, ou ce salaud de Michel

Un post de Franck Lefèvre, ami et associé dans Digital Airways:

« Ne dis pas çà, Michel, t’es un salaud… »

Début mai 1981. Le second tour des élections présidentielles est imminent et le suspens croît de jour en jour. Ce soir là, Michel se trouve entouré de quelques amis, très majoritairement conservateurs. Le sujet politique arrive inéluctablement, et chacun y va alors de son pronostic. Mais bien entendu, tous pronostiquent la même chose, à savoir la victoire de VGE, telle une superstitieuse incantation: n’invoquons pas le nom du Malin.

Mais il se trouve que le pronostic de Michel n’est pas le même que celui de ses amis. Oh, il est bien entendu lui aussi conservateur, mais peut-être plus mollement que ses amis. Peut être plus lucidement. Et il profite d’une pause du brouhaha pour rendre public son analyse:

« …et bien moi, il me semble vraiment que cette fois Miterrand va y arriver… »

Silence dans l’assemblée; quelques instants, puis:

 » – euh non Michel ! Ne dis pas çà ! T’es un salaud! »

Cette anecdote date de bientôt 25 ans et nous nous accordons tous pour dire que non seulement l’histoire a donné raison à Michel, mais que l’issue du duel était évidente à ce moment. Toute observation objective devait mener à cette conclusion.
Mais au delà, cette « parabole psychologique » illustre bien la démarche du partisan qui sacrifie à sa foi l’essentiel de sa lucidité: évoquer l’hypothèse redoutée est en soi tabou.

Quel supporter ose envisager la défaite en entrant dans les gradins ?

Dans ces domaines où le résultat est binaire (le match est soit gagné, soit perdu), cette position est certainement en elle même génératrice du plaisir pour le supporter. Croire en la victoire avant le match procure plus de plaisir que la défaite ne procurera éventuellement de déplaisir après, la dévotion à l’hypothèse est donc rentable.

Mais face à de la prospective industrielle, c’est à dire à des processus dont l’issue ne sera pas peinte en noir et blanc, une telle attitude est-elle encore raisonnable ? Qui peut-elle encore servir ? N’est-elle pas même nuisible pour l’équipe ? La pertinence de l’anticipation permet d’infléchir précocement les décisions; attendre l’échec (ou même la victoire…) pour agir, c’est se priver du coup d’avance que nous offre un adversaire « dogmatique ».

L’innovation nous met régulièrement face à des risques de ruptures. Une nouvelle technologie, ou bien même parfois une nouvelle idée, fait régulièrement vaciller les certitudes. Il est nécessaire de pouvoir reconsidérer une position rapidement , accepter de regarder ses convictions comme des inepties. Voici bien, me semble-t-il, une qualité
essentielle d’un gestionnaire de l’innovation.

Et pourtant…

Le peer-to-peer torpille le mariage de l’industrie et du Droit sur la propriété intellectuelle ? … et nous entendons encore des voix clamer qu’un nouvel enfant (« le téléchargement légal ») va raccommoder le couple, ou bien que les poursuites judiciaires vont arrêter un raz-de-marée.

Un analyste estime qu’un navigateur Web open-source à la mode n’a pas, en 2005, l’intérêt stratégique qu’un produit similaire aurait eu 10 plus tôt et on le web-lynche comme une sorcière à la solde des géants du logiciel commercial. Un technicien met en cause l’intérêt pratique de Linux pour une secrétaire ?  On le met sur la même charrette, en route vers le même bûcher. Un biologiste explique l’importance de la connaissance du patrimoine génétique pour expliquer les comportements, on qualifie aussitôt sa démarche d’eugéniste.

En ces temps d’anniversaires historiques, je me garderai de toute métaphore dans le domaine…

Si on en juge à la rareté de la démarche, dissocier ses analyses de ses  convictions doit vraiment être un exercice difficile; se souvenir de Michel peut peut-être nous y aider…

Pourquoi Firefox n’a aucune chance

Risquons nous à faire un pronostic, ce n’est pas si courant en management, et encore moins dans le domaine de l’innovation, où 99% du travail porte sur des analyses a posteriori. On a beaucoup parlé ces derniers temps du phénomène Firefox, le navigateur Open Source. Basé sur l’organisation Mozilla, qui est renée de ses cendres récemment; Firefox se pose en challenger direct de Mirosoft Internet Explorer, qui détenait, avant l’attaque, plus de 97% de « parts de marché ».
Il n’y a pas, objectivement, de raison d’abandonner Explorer pour Firefox. Bien sûr, on vous dira que Firefox est plus rapide, qu’il est plus agréable d’emploi avec quelques fonctions ergonomiques bien conçues, et, cerise sur le gâteau, qui fait beaucoup vendre en ces temps de terrorisme, qu’il est plus résistant aux virus et autres attaques malignes. Mais ces avantages sont bien ténus. Pour utiliser Firefox depuis plusieurs semaines, je ne vois pas grande différence avec Explorer, si ce n’est que plusieurs sites importants ne fonctionnent pas avec, ce qui est agaçant. Je me risque à prévoir l’échec de Firefox à remettre en question la domination écrasante de Explorer.

En fait, Firefox est ce que Clayton Christensen, notre gourou innovation, appellerait une innovation incrémentale par rapport à Explorer. Il ne change pas fondamentalement les choses, il se contente d’améliorer – et bien modestement – quelques faiblesses d’Explorer. En fait, on pourrait dire que le seul avantage de Firefox est de n’être pas Explorer. C’est dire si son adoption relève plus de la démarche militante contre Microsoft que d’un choix rationnel pour un produit supérieur.

Et c’est là qu’est le danger. Car non seulement les démarches militantes allant à l’encontre d’un choix rationnel sont fragiles, mais encore Christensen nous apprend qu’attaquer une entreprise dominante avec une innovation incrémentale est voué à l’échec. Dans son livre « Innovator’s dilemma », Christensen indique en effet que les innovations incrémentales favorisent toujours les leaders en place, et qu’au contraire, seule une innovation de rupture les fragilise. Ceci suggère donc que Firefox n’a aucune chance. Bien sûr, chaque demi pour cent de part de marché gagnée fait l’objet de commentaires triomphants dans la presse, les adeptes de l’Open Source et ennemis de tous poils du géant de Redmond exultent. Mais Explorer possède toujours plus de 92% du-dit marché, restons réalistes.

Que va-t-il se passer? Pris en flagrant délit d’endormissement – Explorer n’a pas vraiment été amélioré depuis plusieurs années – Microsoft va réagir de manière totalement prédictible: la prochaine version 7 sera un festival d’innovations ergonomiques et sécuritaires, à côté de laquelle Firefox fera l’effet d’un vieux poste à galène, et se fera fort de supprimer toute raison rationnelle de basculer vers Firefox. Restera la foi militante, dont on sait certes qu’elle peut déplacer des montagnes, et quelques niches (Linux, Apple) dont le seul objet sera de permettre à Bill Gates de clamer qu’il n’a pas de monopole. La part de marché d’Explorer cessera de baisser, remontera de 92% à 95%, les lignes de front se stabiliseront ainsi, et la messe sera dite.

Ca ne fait peut-être pas plaisir, mais, comme le dit Jim Collins, il faut regarder la réalité en face: ce n’est pas avec Firefox que Microsoft sera fragilisé. Mettons-nous ça en tête! A suivre, j’ai hâte de voir les résultats.

Mise à jour: Voir billet sur Firefox écrit en 2011 ici.