L’ombre de la Gnose: Faut-il une élite pour transformer le monde?

L’une des croyances les plus solidement ancrées est que la résolution des grands problèmes du monde ne peut venir que d’une élite qui posséderait à la fois la connaissance, la volonté et la capacité de concevoir les solutions et de les mettre en œuvre pour faire advenir le “monde d’après”. Bien que ces tentatives d’établir un “paradis sur terre” aient à chaque fois donné des résultats catastrophiques, la croyance persiste. Pour comprendre pourquoi, il faut se tourner vers un mouvement philosophique-religieux appelé la Gnose qui, bien qu’il soit né au tout début du christianisme et n’existe plus aujourd’hui sous forme institutionnalisée, conserve toujours une influence majeure dans la pensée politique moderne.

La Gnose est une doctrine philosophique et religieuse selon laquelle le salut de l’âme passe par une connaissance directe de la divinité, et donc par une connaissance de soi. Le gnostique voit le monde comme un lieu étranger dans lequel l’homme s’est égaré et d’où il doit retrouver son chemin vers l’autre monde de son origine. C’est une prison dont il veut s’échapper. Cet enfermement est le produit de l’ignorance. C’est donc par la connaissance de sa vraie vie et de sa condition d’aliénation dans ce monde que l’âme pourra se libérer. Le but du gnosticisme est de détruire l’ordre de la réalité, qui est vécu comme défectueux et injuste, et, grâce au pouvoir créateur de l’homme, de le remplacer par un ordre parfait et juste. L’idée avancée par Eric Voegelin, philosophe américain d’origine autrichienne, est que bien qu’étant à l’origine un mouvement religieux, le gnosticisme influence considérablement la pensée philosophique et politique moderne. La raison en est la perte de sens qui résulte des changements, de l’effondrement des institutions, des civilisations et de la cohésion ethnique depuis la révolution industrielle. Celles-ci créent un besoin de retrouver une compréhension du sens de l’existence humaine.

Émergence d’une élite consciente auto-proclamée

Le gnosticisme moderne prend la forme d’une spéculation sur le sens de l’histoire, interprétée comme un processus identifié et clos, qui peut être manipulé par une élite qui dispose à la fois de la connaissance du processus et de la volonté de le changer. Cette élite est révolutionnaire et nécessairement peu nombreuse. Ainsi, alors que Marx avait théorisé le socialisme comme une nécessité historique, c’est-à-dire qu’il adviendrait tout seul, Lénine estimait au contraire que cet avènement ne pourrait être le produit que de l’action révolutionnaire d’un groupe d’hommes déterminés. En prophète gnostique, il conceptualisait le parti communiste comme “l’avant-garde conscientisée des masses” qui devait agir pour guider ces dernières vers le royaume socialiste. Cette élite est également auto-proclamée sur la base de sa connaissance exclusive. Parce qu’elle possède cette connaissance et cette volonté, elle est nécessairement aliénée du reste de la population qui, elle, ne la comprend pas, voire lui est hostile. Cette aliénation n’est pas vue par le gnostique comme une faiblesse, ou comme mettant en cause sa propre légitimité, mais comme la conséquence inévitable de possession d’un savoir exclusif, vu comme inaccessible aux masses. À l’extrême, l’aliénation devient même une preuve que le gnostique est élu pour sa tâche.

Clément d’Alexandrie: Ayez confiance, je m’occupe de tout (Source: Wikipedia)

Selon Voegelin, la Gnose est directement contraire à la philosophie. Celle-ci fonctionne depuis les Grecs sur l’idée qu’il existe une réalité accessible à une science au-delà de l’opinion. Elle naît de l’amour de cette réalité ; elle traduit l’effort de l’homme pour la comprendre, en percevoir l’ordre et s’y accorder. La gnose, au contraire, désire dominer la réalité. Elle correspond à une démarche de pouvoir. À cette fin, le gnostique construit un système philosophique et politique. La construction de systèmes est une forme de raisonnement gnostique, et non philosophique.

Les quatre croyances de l’élite gnostique

Partant d’une situation d’insatisfaction face à la réalité du monde, l’attitude gnostique est caractérisée par quatre croyances. La première est que le problème réside dans la réalité, et non dans une limitation humaine. La seconde est que le salut est possible. La troisième est que l’ordre de la réalité devra être changé dans un processus historique et que ce changement est du ressort de l’action humaine. La quatrième croyance est que c’est au gnostique qu’incombe la tâche d’œuvrer pour un tel changement. De là vient l’empressement du gnostique à se présenter comme un prophète qui proclamera sa connaissance du salut de l’humanité.

Les mouvements gnostiques tirent leurs idées de la notion chrétienne de perfection, qui comprend deux dimensions : une dimension téléologique qui caractérise un mouvement vers un but éloigné et ambitieux (la perfection), et une dimension axiologique qui définit en quoi le but consiste. La première dimension est mise en avant par les philosophies “progressistes”, notamment celles des lumières, pour lesquelles l’histoire de l’humanité est celle d’un progrès continu vers la connaissance et la sagesse. La seconde dimension met l’accent sur l’état de perfection à atteindre. Les conditions d’un ordre social parfait sont décrites et élaborées en détail et prennent la forme d’une image idéale. On trouve ici tous les projets idéalistes, comme la cité de Platon ou bien-sûr l’Utopie de Thomas More. Il est caractéristique des projets axiologiques qu’ils dressent un tableau parfois très précis du but à atteindre, mais ne se préoccupent que rarement des moyens de la réaliser. La réalité est supposée se plier à la volonté humaine.

Certains projets combinent les deux dimensions en développant à la fois une conception du but final et une description des méthodes par lesquelles il doit être atteint. Dans ce registre, on trouve principalement les mouvements qui descendent d’Auguste Comte et de Karl Marx. Dans les deux cas, on trouve une formulation relativement claire de l’état de perfection : chez Comte, un état final de la société industrielle sous le règne temporel des managers et le règne spirituel des intellectuels positivistes ; chez Marx, un état final d’un royaume de liberté sans classe.

Avec la création du symbole du prophète, un nouveau type émerge dans l’histoire de l’Occident à l’époque moderne : l’intellectuel qui connaît la formule de salut des malheurs du monde et peut prédire comment l’histoire du monde prendra son cours dans le futur.

Le mur de la réalité

La volonté de puissance du gnostique qui veut dominer le monde a triomphé de l’humilité du philosophe face à la réalité. Celle-ci reste cependant ce qu’elle est. Elle n’est pas modifiée par le fait qu’un penseur élabore un programme pour la changer et s’imagine qu’il peut le mettre en œuvre. Car, explique Voegelin, un tel programme nécessite de construire une image de la réalité dont ont été éliminés les traits qui le feraient apparaître comme irréaliste et insensé. C’est le principe d’un modèle : il faut simplifier la réalité et enlever ce qui gêne. À force d’enlever ou d’ignorer tout ce qui rend le modèle impraticable, le gnostique perd contact avec la réalité. Le résultat n’est donc pas la domination de cette dernière, comme espéré, mais la création de ce que Voegelin appelle une “Deuxième Réalité”, une production fantaisiste, une construction chimérique. La construction se heurte au mur de la réalité, au grand dam du gnostique. 

Conformément au premier principe, c’est cette dernière qui est alors accusée. Le gnostique est alors confronté à un choix douloureux : soit renoncer à son système (ce fut le cas des pays socialistes à la fin des années 90), ce qui laisse son insatisfaction initiale entière, soit au contraire lutter contre la réalité pour le sauvegarder. Dans cette fuite en avant, le gnostique va mettre son échec sur le compte d’ennemis, voire de traîtres dans son propre camp (purges soviétiques des années 30) qu’il va essayer d’éliminer, ou sur le compte d’une conscience insuffisante des masses, incapables de comprendre les vrais enjeux et la beauté du système, et qu’il va donc falloir éduquer, voire rééduquer (révolution culturelle en Chine dans les années 60). À l’époque moderne, et dans une forme heureusement plus bénigne, cela donne les impatiences d’activistes environnementaux comme Greta Thunberg qui accuse les dirigeants du monde de passivité face à un enjeu qu’elle considère comme prioritaire, ou ceux qui estiment que le système démocratique est un obstacle à une action déterminée face aux enjeux. La certitude d’avoir raison, de posséder une connaissance et une conscience que la masse ne possède pas, est typiquement gnostique: elle les fait trouver insupportable ce qu’ils voient comme une inertie, voire une résistance, alors que leur système est tout à fait prêt à prendre le relais.

Une élite gnostique ni nécessaire, ni souhaitable

La tentation gnostique reste aujourd’hui très présente, tant il nous semble évident que l’ampleur des problèmes auxquels nous sommes confrontés appelle nécessairement à des solutions que seule une élite éclairée et compétente techniquement peut développer. La délégation de la résolution des problèmes à une telle élite n’est cependant ni nécessaire, ni souhaitable. Elle n’est pas nécessaire car l’histoire du changement humain montre qu’il a très souvent trouvé son origine dans la “masse” tant décriée par les gnostiques. Dans mon ouvrage Petites victoires, j’évoque ainsi entre autres exemples le cas de la révolution industrielle: celle-ci est née non au sein de l’élite de l’époque, qu’elle fut intellectuelle, politique, scientifique ou religieuse, mais de l’action de gens tout à fait ordinaires issus de cette “masse”, comme James Watt, qui est né pauvre. La délégation à une élite n’est pas non plus souhaitable car toute consciente qu’elle se croit, elle est sujette à l’erreur. Rien ne dit que son diagnostic est juste. Rien ne dit que les solutions qu’elle propose dans son “système” sont souhaitables ou même viables. Rien ne dit même que ce qu’elle identifie comme insatisfaisant le soit vraiment, que ce qu’elle voit comme un problème en soit vraiment un, ou qu’il soit le plus important. Rappelons, entre mille exemples, les lamentations des marxistes qui avaient théorisé une paupérisation croissante du prolétariat, pour constater au contraire que son niveau de vie s’élevait rapidement et que les prolétaires n’avaient qu’un seul souhait : devenir bourgeois. On peut aussi penser aux prophéties du biologiste Paul Ehrlich en 1968 selon lequel la surpopulation amènerait inéluctablement à des famines en 1970. Ses prévisions apocalyptiques se sont révélées erronées. La dernière raison est que l’élite gnostique, rappelons-le, est auto-proclamée et que souvent elle n’est une élite qu’en tant que le problème qu’elle a identifié, et qui lui donne naissance, existe. Sa prétention à être une élite n’a souvent aucune légitimité. À l’extrême, le “problème” n’est qu’un prétexte pour une prise de pouvoir. En conclusion, si l’incertitude de notre époque appelle effectivement à des redéfinitions du sens de ce qui se passe, restons méfiants face aux élites auto-proclamées qui se proposent de le faire pour nous.

🔍Source pour cet article: Eric Voegelin, Science, Politics and Gnosticism, ISI Books (2004).

Voir mon ouvrage Petites victoires: et si la transformation du monde commençait par vous?

➕ Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: ▶️Sortir de l’ordinaire: face à la crise, puiser notre énergie dans le quotidien et non dans l’idéalisme; ▶️Transformation: Face aux grands problèmes, faut-il être radical? ▶️Petite victoire et transformation: Pourquoi il faut partir de l’expérience vécue

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil).

🎧 Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall

7 réflexions au sujet de « L’ombre de la Gnose: Faut-il une élite pour transformer le monde? »

  1. Merci pour cet article qui fait écho aux défis de transformations

    Cela me rappelle aussi un moment d’un film (The Remains of the Day 1993), un butler est questionné, peut-être humilié, surement moqué, par une question de macro économie par un diplomate.

    Cet aristocrate est dans une réunions internationale officieuse peu égregore, sherpa en titre seulement participant à un shadow meeting, dans un chateau de la campagne anglaise, pour atténuer les dissensions économiques entre uk / fr / us et l’Allemagne (de) peu avant la seconde guerre mondiale…
    https://www.imdb.com/title/tt0107943/

  2. Whow !
    IMHO, c’est un de vos meilleurs articles…
    Et dire qu’on est obligé de nourrir ce genre de parasites…
    Apparemment, le meilleur moyen de défense de notre société contre ces “conservateurs” (qui veulent un monde “stable” qui leur soit une cible facile), c’est d’évoluer si vite qu’ils soient encore plus “largués” qu’ils ne le sont déjà.

    Sinon, ignorant du concept de gnose, apparemment plus général, j’attribue les mêmes phénomènes au fait que les philosophes, à partir du XIXème siècle, ont été “largués” en sciences et plus particulièrement en mathématiques, et se sont réfugiés dans une “abstraction abstraite compatible avec l’incompétence”. Le “grand penser” de Wells…
    D’un certain point de vue, l’interprétation “gnostique” intervertit les causes et les effets, faisant de l’incompétence scientifique (et technique) un choix délibéré, contre la réalité.

    Dans la “problématique d’Ignace” (non, pas “de Loyolla” mais “Bottacloux”, rôle tenu par Fernandel) : “par méchanceté ou par connerie”, j’ai choisi “par connerie”… Il me semble que vous avez préféré “par méchanceté”. Ça tient debout. Mais ce n’est pas rassurant.

  3. Merci beaucoup pour cet article très éclairant et passionnant. A titre personnel, il confirme ce que je pensais d’une partie de nos “dirigeants”/”élites” qui sont de faux sauveurs / apporteurs de solutions, à des problèmes qu’ils ont en partie eux-mêmes créés.
    Et surtout, ton article enrichi ma réflexion sur la réalité (j’écris un modeste essai sur le réel), et les sources et références me permettent bien mieux cerner les modèles mentaux à l’oeuvre dans les approches dont le réel n’est pas le point d’appui principal. merci pour tout cela !

  4. Merci pour ce très intéressant article qui débusque un trait de pensée que l’on retrouve incarné dans tous les domaines d’activités humaines. Dans le monde économique, les investisseurs de capital risque ne gérent-ils pas le risque gnostique en finançant les startups de 9 gnostipreneurs pour ne récolter les bénéfices que d’un 10ème dont le succès ne se confirmera que plus tard dans le monde réel et compensera largement les 10 investissements ?

  5. Vaste sujet. Ce qui est contesté ici ce sont les élites héréditaires installées. Les élites qui font progresser la matière pensante, actuellement sur terre le résultat de 13,5 milliards d’années de tâtonnements, ce sont les élites qui ont une supériorité conceptuelle pour comprendre le monde et y agir avec succès. Après avoir résisté à l’islam et aux mongols, qui avaient des supériorités étonnantes , l’Europe , sans s’en apercevoir tout de suite , a progressivement construit une certaine supériorité conceptuelle… (elle n’a vraiment dominé les autres armées qu’au milieu du 19ème siècle, grâce à son explosion démographique) , qu’elle n’a plu, ce qui se traduit par son déclin relatif.
    Mais bien sur cela dépasse tout le monde de créer “volontairement” et rapidement une supériorité conceptuelle et de la partager avec suffisamment de monde pour conquérir le monde et l’organiser. Mais yen aura d’autres …

    1. Merci de nous avoir fourni une aussi belle illustration de l’article publié par notre hôte…
      Par pure curiosité, avez vous une définition rationnelle de ce qu’est la “matière pensante”. En quelle unité ça se mesure ? en kilos ? en litres ? en joules ? (ou en lumen x secondes s’il s’agit d’une énergie lumineuse…?). En kilooctets ? À moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’un agrégat de mots “qui font un bruit de science”, comme c’est fréquent dans les pseudo-sciences ou la politique ?
      D’autre part, vous êtes vous jamais posé la question des causes technico-scientifique de “l’explosion démographique” de l’Europe ? Ou s’agit-il pour vous d’un “phénomène naturel”, voire miraculeux ?

      Cela dit, encore merci de nous avoir confirmé l’existence de ce genre de choses…

Les commentaires sont fermés.