Dans un monde qui change, la capacité à remettre en question ses modèles mentaux, c’est à dire la façon dont une organisation construit sa représentation de l’environnement, deviendra la clé de l’avantage concurrentiel. Cela vaut aussi bien pour l’organisation que pour l’individu.
En 1914, l’Armée française était parfaitement prête… pour la guerre de 1870. Les équipements et les doctrines étaient tous conçus pour une grande répétition de la guerre précédente. Le choc fut terrible et l’Armée dut effectuer une transformation radicale de sa stratégie et de ses modes de pensée dans la pire des conditions.
Il en va de même pour le management moderne : il est parfaitement adapté à un monde qui disparaît, celui de la fabrication de masse. Celle-ci a permis un formidable développement économique et une réduction massive de la pauvreté, en particulier des 20 dernières années. Il continuera encore longtemps à produire des effets positifs.
La grande entreprise multinationale et son mode de management sont les innovations qui ont permis cette révolution. La condition pour réussir la fabrication de masse et la réduction des coûts est la standardisation. La Ford T, la voiture pour tous, est le symbole de cette époque, qui nous a également donné la maison pour tous, le téléphone mobile pour tous, les voyages pour tous, etc.
L’enjeu pour réussir la production de masse était de définir des modèles d’affaire, et plus généralement des modèles mentaux, la rendant possible, et de s’organiser pour que tout le monde (collaborateurs mais aussi partenaires, fournisseurs et clients) les partage dans un souci d’efficacité maximale. Le Toyota Production System, qui a révolutionné la production automobile à partir des années 60, est un exemple typique de modèle mental permettant cette efficacité. L’efficacité est donc une valeur-clé du modèle mental de cette période.

Mais nous arrivons au terme du cycle fordiste de fabrication de masse. Non pas que celle-ci soit sur le point de disparaître, nous aurons toujours besoin de produits bons marchés, mais désormais, ce sont l’innovation et la créativité qui déterminent la réussite. Le management et l’organisation doivent répondre à ces changements profonds.
Évolution du management
Ce n’est pas la première fois que le management doit changer : les grandes ruptures, depuis la première révolution industrielle, ont toujours nécessité, pour en tirer parti, d’inventer de nouvelles pratiques managériales. Au XIXème siècle, la grande entreprise intégrée a été la réponse à la révolution technologique de la vapeur puis de l’électricité et des formidables possibilités qu’elle ouvrait. Le management moderne, avec sa structure hiérarchique, sa division du travail et ses principes de coordination, est une réponse au défi de la production de masse et de la complexité des nouvelles industries, comme le chemin de fer.
Quel est ce nouveau monde auquel le management doit répondre ? Bien malins ceux qui peuvent le prédire car il émerge, mais certains traits sont bien-sûr facilement identifiables: l’importance d’Internet, qui abaisse les barrières à l’entrée, rend les organisations poreuses et permet facilement à des concurrents de venir sur notre marché ; une population mieux éduquée et moins crédule, donc plus autonome et moins prête à se soumettre à une grande organisation, qu’elle soit une religion ou une entreprise ; un développement de l’entrepreneuriat et du travail indépendant qui offre des portes de sortie aux collaborateurs insatisfaits.
Ce nouveau monde est également un monde de technologie. L’importance de la technologie n’a rien de récent, elle était déjà au cœur des deux premières révolutions industrielles (vapeur, acier, électricité, pétrole, téléphone, automobile, etc.) et l’innovation technologique est l’une des premières causes de rupture. Aujourd’hui, cette innovation se poursuit à un rythme soutenu, voire s’accélère dans des domaines aussi différents que l’intelligence artificielle, la biologie synthétique, les nanomatériaux, le big data, les drones, etc.
La technologie libère tant de possibles qu’elle remet en question nos modèles mentaux ; elle peut être un facteur d’ouverture important, mais le changement est difficile. Le microscope a permis de découvrir les microbes et de changer notre vision du monde du vivant, mais il a fallu presque 200 ans entre l’invention du premier microscope et l’émergence de la théorie des microbes ; 200 ans pour adapter notre modèle mental à la nouvelle technologie et ses possibles !
Nul ne sait ce que donneront ces évolutions, et certaines sont même en cours que nous n’avons pas identifiées, mais là n’est pas la question. Ce qui est sûr, c’est que nous allons vers un monde de surprise et d’instabilité, où le changement devient la norme. Dans ce monde, c’est la capacité de l’organisation à faire évoluer son modèle mental aussi rapidement qu’évolue la réalité qui va devenir son avantage concurrentiel, voire la condition de sa survie.
Production de modèles mentaux
Mais cela va plus loin : l’ancien monde était un monde de production de masse de produits et de services avec l’efficacité comme objectif principal. C’était un monde organisé autour de la rareté : rareté des ressources, rareté des produits, rareté des talents, rareté du capital, rareté des machines sophistiquées. Mais la rareté a disparu et nous sommes désormais dans un monde d’abondance : abondance de capital, abondance de talents, abondance de ressources naturelles. Nous sommes donc dans un monde de choix, avec deux linéaires entiers de yaourts dans votre supermarché offrant une liste presque infinie de variations. Nous sommes dans un monde d’exit doors, de portes de sorties, où il est possible de ne plus rester enfermé dans un modèle pour aller dans un autre : quitter son entreprise pour devenir indépendant, vendre sa voiture pour utiliser BlaBlaCar, publier un livre sur Amazon pour contourner les éditeurs qui vous refusent, etc. La caractéristique de notre monde est la création de ces portes de sorties permettant de passer d’un modèle à l’autre.
Et dans ce monde, l’avantage concurrentiel ne sera pas seulement la capacité à faire évoluer son modèle mental, mais de produire des modèles mentaux à volonté, voire de permettre à ses clients de produire leurs propres modèles mentaux. Discutez quelques minutes avec un utilisateur d’iPhone ; il sera incapable de vous démontrer en quoi son téléphone est supérieur à un Samsung, mais en acheter un autre est inconcevable. Apple est l’une des entreprises qui a le mieux intégré l’utilisation des modèles mentaux. Quand on achète un iPhone, on achète un modèle mental, c’est le secret des grandes marques.
Le jeu en ligne Fortnite l’a également très bien intégré, en s’appuyant sur des modèles qui fonctionnent parfaitement auprès de son public pour la simple raison qu’ils sont profonds et existent depuis la nuit des temps : l’humour, le décalage, la compétition, le sens de l’absurde, notamment. Voici un jeu que les américains appellent “Shoot’em up” où, en gros, il faut tuer tout le monde, et qui semble bien primaire à l’observateur distrait. Mais dans le jeu, vous pouvez utiliser vos crédits pour acheter… une danse ! Au milieu de la fusillade, votre avatar fait une pause et danse. Cela a un succès fou auprès du public de joueurs, typiquement des garçons d’une dizaine d’années. Lors de l’anniversaire du jeu, les avatars se baladaient avec un sac à dos en forme… de paquet cadeau. Il faut tuer un lama pour obtenir des objets utiles. Le jeu avec les modèles mentaux du public, qui reste suffisamment enfant pour jouer et accepter des choses apparemment absurdes mais finalement très riches, est fort bien fait.
Peut-être Fortnite est-il le modèle du management du futur : joueur, et créateur de modèles mentaux pour un monde de créativité et de surprise, très en phase avec ses clients qui sont aussi acteurs de son système. Un management organique et vivant qui succède au management figé et minéral du modèle producteur-consommateur.
On peut résumer le propos avec les trois situations suivantes en comparant la vitesse de mise à jour des modèles mentaux (∆MM) de l’organisation et celle de l’évolution de la réalité (∆R):
- ∆MM/∆R > 1: l’organisation développe de nouveaux modèles mentaux en avance du changement de l’environnement. Elle transforme celui-ci de façon visionnaire (exemple: AirBnB).
- ∆MM/∆R = 1: l’organisation arrive à changer ses modèles mentaux suffisamment vite pour garder le lien avec la réalité de l’environnement. Elle s’adapte.
- ∆MM/∆R < 1: l’organisation ne met pas ses modèles mentaux à jour assez vite et perd progressivement pied avec la réalité. Elle vit dans un modèle du passé. Le monde évolue sans elle et bientôt évoluera contre elle.
Bien-sûr, l’attractivité des startups est que, en théorie pour elles, ∆MM/∆R > 1 (en pratique, pour beaucoup d’entre elles il en va autrement mais c’est un autre débat). Dans quelle catégorie se trouve votre organisation?
Sur les modèles mentaux et le changement, lire mes articles précédents: Comment le modèle mental s’oppose au changement: la tragédie des colons du Groenland, Le conflit de modèles mentaux, clé de la transformation organisationnelle, Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers.
Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (« Je m’abonne » en haut à droite sur la page d’accueil).
Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall
18 réflexions au sujet de « Remettre en question ses modèles mentaux, nouvel avantage concurrentiel? »
Bonjour Philippe,
Si je souscris parfaitement à votre propos quant à la nécessité de changement de MM pour une organisation afin de faire face aux évolutions du Monde, je m’interroge depuis pas mal de temps sur un point.
Comment ce changement peut-il être possible si l’organisation n’a pas une conscience formelle des MM à l’œuvre ds son sein ?
Or, mon sentiment est que ces points ne sont pas formalisés et explicites pour les collaborateurs, au mieux on capte par bribes “la façon de fonctionner”, induite par “la façon de penser” au fil de son expérience.
En est-il différemment pour le(s) dirigeant(s)?
Je ne parierais pas là-dessus.
Des lors, comment faire pour rendre ces MM formels afin de pouvoir les débattre / combattre ? Est-ce possible ? Parle-t-on d'”un MM d’organisation”? Est-ce un concept pertinent ou par nature les MM sont “distribués” à l’échelle individuelle et au mieux pouvons-nous convenir de traits communs ?
J’ai le sentiment que sans ce point de départ de l’explicitation, il y a un fort risque à ce que les éléments avancés soient versés au registre habituel de “oui, mais nous c’est différent…”
Merci de votre éclairage.
Bonjour: rendre les MM existants explicite est un préliminaire indispensable, et c’est biens-sûr très difficile: il ne sont plus depuis longtemps vus comme des hypothèses mais comme des vérités. Une façon de faire est de travailler sur les surprises qu’a vécues l’organisation, car une surprise met à jour des failles dans notre MM que l’on peut ensuite explorer.
Lire “L’évaluation à l’épreuve du réel” de Christophe Dejours, sur cette difficulté à exprimer le vrai travail, par pénurie de vocabulaire le représentant, pour la raison que souvent, le vrai travail (qui fait avancer le schmilblick) est dérogatoire.
Merci. La question est: qu’est-ce qui justifie d’avoir à évaluer?
Le fait que vous citiez 1914 est intéressant. A l’occasion du centenaire de l’armistice j’ai pu entendre parler des causes de la victoire française, et de la popularité de Pétain.
Je ne suis pas expert, et j’invite plutôt à chercher de votre côté. voci ce que j’en ai compris.
La grande avancée de Pétain était d’en finir avec le modèle mental de la percée décisive qui avait envoyé des millions d’hommes à la mort, pour répondre plutôt par du harcèlement et de la défense, même si les offensives allemandes n’aidaient pas.
Par la suite, la victoire de 1918 a été le résultat de la technologie du char d’assaut et d’une stratégie de rouleau compresseur, économe en vies humaines, qui a laminé les allemands.
J’ai été franchement surpris car je pensais que c’était l’apport de troupes fraiches UK et US qui a fait la différence, mais en fait ce serait plutôt le char Renault et l’humanisme pratique de Pétain (qui deviendra plus tard un vieux con aigri, à qui nos chers députés progressistes vont donner tout pouvoir après s’être voté la paye)…
A ce que j’ai souvent vue, la victoire tiens à ces 3 facteurs conjugués :
– une évolution technologique
– une révolution des valeurs/modèle mental
– la construction d’une tactique/stratégie méthodique
Je crois que la victoire de 1945, que ce soit la blitzkrieg, le débarquement (ne pas envahir un port mais le construire), ou les bombardements (s’en prendre aux civils qui soutiennent l’effort de guerre), les U-boat (chasse en meute, rôle de la cryptographie dans les communications), est aussi un grand sujet. Cela sachant que pas mal d’idées fausses circulent.
Par exemple un expert des stratégies militaire (au CNRS) m’espliquait le rôle du management par intention très différent du management par objectif, lors de la britzkrieg et de la guerre du kipour.
Le Management par intention consiste à donner des compétences, des informations, connaissance des enjeux et buts de guerres, à des unités autonomes qui décideront, et changeront de plans, selon ce qu’elles voient, sans forcément attendre l’opinion du QG, voir carrément en les envoyant paitre (ca s’est vu).
On m’a conseillé le livre “comme des lions”
https://calmann-levy.fr/livre/comme-des-lions-mai-juin-1940-9782702134450
Merci pour ces éléments très intéressants. Un expert militaire me disait que la grande différence entre 1914 et 1940 c’est qu’en 1940 l’armée française n’a pas eu le temps de corriger ses modèles mentaux. Tout est allé trop vite. Concernant le management par intention, dans son ouvrage “strange victory”, Ernest May parle d’opportunisme méthodique” pour caractériser la doctrine de l’armée allemande de 1940 (doctrine né avant l’arrivée de Hitler au pouvoir). Ce principe est repris dans les US marines où seule l’intention est communiquée aux troupes.
Détail historique “amusant”, le plan allemand retenu était nommé “fall gelb”, plan jaune. Plan qui fut le fruit d’une lente maturation et de nombreux “kriegsspiel”. L’imagination vaut mieux que la routine.
Quand vous dites que nous sommes désormais dans un monde “d’abondance de capital, abondance de talents, abondance de ressources naturelles”, êtes vous sérieux?
L’abondance de capital n’est que sacs de billets tombants d’hélicoptère et en réalité aussi artificielle que volatile, en attendant l’écroulement inéluctable. Les talents (résultante de l’intelligence naturelle) sont si “fréquents” que nous en sommes, signe des temps, à craindre l’intelligence artificielle. Et les ressources naturelles qui permettent au monde de tourner sont en voie de raréfaction accélérée, conditionnant en fait tout le reste.
Vos postulats sont archi-faux. Personne ne peut actuellement ne serait-ce qu’espérer avoir la vie qu’a eu ses parents, pour le rayon “réduction de la pauvreté”, bien loin de chiffres peinant de plus en plus à cacher le problème sous le tapis… débouchant actuellement sur le retournement contre l’état “protecteur” d’un accessoire qu’il nous a tous poussé à avoir dans nos véhicules: Cruelle ironie, non?
Pas la peine d’essayer d’habiller le truc avec de la pseudo mathématique: Cet article ne peut que viser à tester l’esprit critique du lectorat!
Merci, avec des gens comme vous Malthus a encore de beaux jours devant lui, bien qu’ayant tort depuis 200 ans. Le pessimisme paie toujours…
ah un truc, que vous savez peut-être, mais qui m’a surpris: pas mal d’évolution du management, d’études sont basées sur le management militaire, qui est bien plus subtil et critique qu’on veut bien le dire.
D’ailleurs par une amie j’ai appris que désormais les militaires étaient désormais bien plus autonomes, voir désobéissants.
Ils préfèrent aller chez Decathlon ou le vieux campeur, que d’accepter le matériel de l’Armée, car ils jouent leurs pieds, leur vie…
Et parfois c’est le drame quand ils manquent de modestie.
Bonjour,
Votre article est très pertinent, d’autant plus pertinent que je mesure combien, dans mon environnement professionnel, je suis loin de voir le début de l’ombre d’un hypothétique changement dans les modèles mentaux qui dominent chez mon employeur.
J’évolue, façon de parler, dans le logement social (60000 logement au niveau national) et je me rends compte, à la lecture de vos contributions, que je travaille comme au vingtième siècle voire comme au précédent (paternalisme, structure hiérarchique pyramidale inversée, réunionnite aiguë, deux pas en avant, un pas en arrière, etc.) ; bref, pas très stimulant mais très drôle si l’on prend un peu de recul ou de hauteur.
Il est vrai qu’il n’y a pas vraiment de concurrence alors pourquoi changer sa façon de voir les choses ?
À très bientôt et au plaisir de vos lire.
Bonjour, merci de votre témoignage. La prise de conscience est le commencement à tout. L’étape suivante? partager cette prise de conscience avec d’autres. Ignorer ceux qui n’accrochent pas, coller à ceux qui accrochent et de là, changer le monde. Ça marche partout et à tous les coups.
Bonjour, à la réflexion suite à la lecture de votre article, je me disais que vous alliez avoir raison contre le temps conjoncturel de cette année 2019 qui s’annonce et qui globalement je le crains, suite à une contraction marquée de l’activité mondiale verra un levier majeur d’amplification de crise s’accentuer comme celui du repli du vieux modèle des états-nations se repliant sur eux-mêmes, allant par là contre tout ce qu’induisent les progrès et technologies récemment développés, produisant au final une accélération de leur dépérissement et c’est là tout le paradoxe pour votre analyse de fond qui vous donnera tort à court terme mais ensuite pourra s’imposer définitivement ; l’année 2019 s’annonce comme charnière à cet égard en baroud d’honneur de ces états-nations en modèle mental ayant atteint un point mortel dans la globalisation…tout particulièrement pour les USA, la GB et la France
bah la seule chose que nous savons sur 2019, comme pour toutes les années qui précédent c’est que ce qui s’annonce ne se produira probablement pas et que ce qui se produira ne sera probablement pas annoncé.
Peut être que nos seules prédictions qui ont leur chances sont celle pour lesquelles on fait quelque chose pour les réaliser…
Une histoire de créer son contexte (? un des commandements?)
Mais j’avoue que c’est pas simple.
Ce n’est pas un commentaire spécifique à ce sujet, c’est juste que je viens de lire un article d’une parfaite démarche entrepreneuriale selon l’effectuation, que vous connaissez certainement : https://urlz.fr/8xiY
Les commentaires sont fermés.