Les trois impératifs de votre incubateur interne

Une des approches très employées en ce moment par les grandes entreprises ayant besoin d’améliorer leur capacité d’innovation est la création d’incubateurs internes et autres usines à startups. Cette création se fait rarement sans douleur. Mais quelles que soient les les difficultés, il me semble que ces incubateurs doivent répondre à trois impératifs: Un impératif « tactique », assurer la réussite des projets entrepreneuriaux, et deux impératifs plus « stratégiques » : Faire en sorte que ces projets amènent le groupe sur de vrais marchés nouveaux capables de prendre le relais d’activités potentiellement en déclin, et faire en sorte que ces projets permettent à l’entreprise de se transformer

Assurer la réussite des projets entrepreneuriaux

C’est évidemment la mission de base de l’usine à startups. Elle incube des projets, généralement issus de l’intérieur de l’organisation, que ces projets soient initiés par des collaborateurs ou par la direction. L’enjeu ici va être double: d’une part, il faut soutenir ces projets pour qu’ils aboutissent, c’est la mission la plus évidente et officielle. Cela passe par une activité d’accompagnement, de staffing, de financement bien-sûr, de mise en relation, ou encore de formation car souvent les cadres qui prennent ces projets n’ont aucune expérience entrepreneuriale.

D’autre part, il faut protéger ces projets contre les méfaits, voire l’hostilité de l’organisation existante. On le sait, un projet en rupture nécessite un modèle d’affaire différent du modèle de l’activité actuelle de l’entreprise, les deux ne sont pas compatibles et il y a donc un conflit qu’il faut gérer pratiquement au quotidien, notamment au niveau de l’allocation de ressources (financières, humaines et matérielles). Protéger le projet signifie se battre pour qu’il obtienne les ressources nécessaires, pour que les décisions dont il dépend soient prises rapidement (au sens startup, pas du point de vue de l’organisation qui s’enorgueillit souvent de ne mettre que six mois à trancher une question fiscale) et dévier les milliers de petites flèches que décochent les fonctions dites « support » à un projet qu’elles voient comme une distraction coûteuse, voire un caprice de la direction auquel il faut mettre fin par tous les moyens. Protéger le projet, c’est aussi faire admettre qu’un projet entrepreneurial ne se gère pas comme un projet mature, qu’il n’a pas les mêmes horizons de temps ni les mêmes critères de performance, et qu’il ne peut être géré par les mêmes personnes. C’est, enfin, faire admettre qu’il peut marcher sur les plates bandes des activités actuelles et qu’il faut accepter les conflits. L’objectif est donc ici de créer un portefeuille de projets équilibré, gérés de manières ad-hoc, en faisant rentrer puis progresser de nouveaux projets sans arrêt.

Faire en sorte que ces projets amènent le groupe sur de vrais marchés nouveaux capables de prendre le relais d’activités potentiellement en déclin

Ce deuxième impératif n’est pas évident, mais il est important parce que la réussite du premier – créer un flux de nouvelles activités – ne garantit en rien que ces projets positionneront l’entreprise sur des marchés vraiment disruptifs, c’est à dire sur les vraies sources de croissance de demain. Une réussite en termes de projets peut payer en termes tactiques, c’est à dire de chiffre d’affaires, mais laisser l’entreprise fort dépourvue au niveau stratégique. C’est pour cela qu’il est indispensable que la direction générale reste impliquée dans l’incubateur, qu’elle ne se contente pas de lui déléguer la mission de générer des startups. Au contraire, l’incubateur doit être étroitement associé à la réflexion stratégique de l’entreprise, et notamment de l’analyse des ruptures, et être force de proposition, via de nouveaux projets, pour les réponses à y apporter.

Ainsi, le portefeuille de l’incubateur s’alimentera à la fois de projets émergents, venant des collaborateurs de l’entreprise, et qu’il conviendra de faire aboutir dès lors qu’ils ont un intérêt, et de projets délibérés, résultant d’une analyse stratégique ayant conduit à la décision d’investir un champ nouveau. En ce sens, l’intrapreneuriat ne peut pas être isolé du processus stratégique de l’entreprise et il est essentiel qu’il y ait une relation forte entre les stratèges et les intrapreneurs.

C'est bon, on a créé une startup
C’est bon, on a créé une startup

Faire en sorte que ces projets permettent à l’entreprise de se transformer

Réussir à créer un portefeuille de projets entrepreneuriaux et faire en sorte que certains de ces projets servent directement la stratégie de gestion des ruptures en cours est déjà difficile, mais ça ne suffit pas. Il faut également que ces efforts servent à transformer l’entreprise. Le propre des ruptures est en effet de remettre en question les modèles d’affaire. Il ne suffit pas de développer de nouvelles activités dans le cadre, il faut absolument réinventer celui-ci. Cela signifie que l’incubateur ne doit pas être conçu comme un canot de sauvetage – on crée de nouvelles activités en laissant mourir l’activité traditionnelle. Cela doit aller dans l’autre sens: les projets ainsi créés doivent être mutagènes, ils doivent contribuer à changer l’organisation.

C’est pour cela qu’il faut garder des liens entre les deux. Il y a donc un équilibre difficile à trouver entre une distance nécessaire pour protéger le projet et une proximité pour qu’il contribue au changement. Un des facteurs essentiels de relation va être de choisir comme entrepreneur quelqu’un issu de l’organisation. Ce n’est pas toujours évident. On l’a vu plus haut, il est fréquent que les collaborateurs n’aient pas d’expérience ni de culture entrepreneuriale; on peut donc être tenté de recruter les pilotes des projets à l’extérieur. A mon sens c’est une erreur. C’est souvent la passion qui importe plus que les connaissances, car ces dernières peuvent s’acquérir avec un bon suivi, c’est d’ailleurs le rôle premier de l’incubateur. Mais rien ne remplace la passion ni la connaissance de l’organisation qui va permettre de savoir où trouver les ressources dont on a besoin. Quelqu’un issu de l’organisation sera mieux à même de maintenir le lien si nécessaire entre le projet et l’organisation et de contribuer à l’apprentissage nécessaire des autres membres.

Réussir à créer un portefeuille de projets, faire en sorte que certains de ces projets servent la stratégie de rupture de l’organisation, et contribuer au renouveau de celle-ci, voilà trois impératifs pour le moins ambitieux d’un incubateur. La nature très stratégique de son rôle nécessitera qu’il soit rattaché très haut dans la hiérarchie de l’organisation, tout près de la direction générale et qu’il soit parrainé par un de ses membres de poids. Sans cela, le portefeuille de startups risque de ne constituer, au mieux, qu’une collection de canots de sauvetage fuyant un navire en perdition.

14 réflexions au sujet de « Les trois impératifs de votre incubateur interne »

  1. Philippe, on m’a indiqué votre dernier post sur GE et je suis alors tombé sur cet article alors que je viens d’écrire mon propre post sur le sujet: Créer un incubateur – quelques conseils pour démarrer . Le choix que mon organisation a adopté a été celui de l’auto-disruption illustré ici: The Art of Opportunity . Bien sûr, ça génère des difficultés différentes, on peut même arguer que ça n’est pas un incubateur, mais ça peut être réellement efficace pour transformer l’organisation. A votre disposition pour préciser les éléments du cas.

    1. Merci Dominique. Je vous invite à vous intéresser à l’effectuation qui forme la base de mon approche de l’innovation, y compris de l’innovation dans les grandes organizations. L’effectuation inverse tous les grands principes de la stratégie. J’en donne une introduction ici: https://philippesilberzahn.com/2011/02/28/comment-entrepreneurs-pensent-agissent-principes-effectuation/
      Au plaisir d’échanger sur le sujet…

  2. Bravo pour la photo et son commentaire. C’est un bon résumé de la vision que peuvent avoir les gens resté sur le grand machin en train de couler et voyant le « frêle esquif » et les « élus » qui sont dedans… Le coté « Hep, vous là bas ! On prépare des charrettes, ça vous concerne aussi ! ».

    Je pense à une société dont le marché principal passait par un creux. Une équipe a utilisé la haute compétence technique disponible pour pénétrer un nouveau marché. Potentiellement énorme, mais très conservateur. Il fallait donc du temps, que les commandes « expérimentales » des clients se transforment en un marché de volume.
    Dans l’immédiat, quand il est apparu que le « canot de sauvetage » était trop petit pour tout l’équipage, c’est toute l’activité qui a été abandonnée, offrant un boulevard à la concurrence qui a trouvé des produits à copier et des clients convaincus à qui les vendre.

  3. Je ne peux être que d’accord avec ces impératifs même si la mise en œuvre ensuite est semée d’embûches. Surtout si des changements comme la mutation, la promotion ou encore le départ à la retraite de la direction générale entraînent une évolution du « support » du projet.
    L’incubation de projets innovants demande du temps, et beaucoup d’énergie de la part de l’entrepreneur. Il passe la plus grande part de son temps à essayer de faire émerger les projets de son incubateur. Là où il dépense son énergie à convaincre l’extérieur du bien-fondé de sa proposition de valeur, le risque principal vient le plus souvent de l’intérieur de l’entreprise : Si le support évolue, les « flèches », voire les « couteaux dans le dos » risquent d’avoir raison du projet… et de la santé de l’entrepreneur.
    Et si l’entreprise est dans la sphère publique, il faudra aussi y ajouter un ensemble de règlementations strictes en particulier sur les dépenses, et c’est alors quasiment mission impossible…

  4. Tout cela est theoriquement tres juste . J ai ete intrapreneur Durant 27 ans chez PSA donc Je suis la pour temoigner que c est possible mais avec des modalités quelque peu différentes .l expérience qui m a le plus frappée est celle de Peugeot parc aliance dans les années 90/2000 avec la création d un gie regroupant des hommes de la banque avec des hommes du commerce automobile afin d adresser efficacement les pme/pmi , les flottes et les grands comptes . Une vraie réussite gérée comme une entreprise indépendante mais avec le soutien de la marque .ces activités ont été par la suite réintégrées .

  5. Il est parfois extrememnt difficile de faire comprendre à une organisation que l’incubateur va concurrencer ses propres marchés. C’est pourquoi un intrapreneur externe est parfois mal vu … Voici un retour d’expérience sur le sujet:
    http://www.larevuedudigital.com/incubateurs-internes-dentreprise-comment-le-management-etouffe-linnovation/

    Enfin, voici 10 erreurs à ne pas commettre :
    http://www.icopilots.com/entrepreneuriat/strategie/dix-raisons-lesquelles-incubateur-interne-va-echouer-en-moins-ans-10456

    Je dirais enfin, que l’argent est aussi le nerf de la guerre. Il est important de pouvoir trouver des sources de financement externes si l’entreprise ne peut pas « soutenir » financièrement le projet. Se posent alors des problèmes de propriété intellectuelle et de gouvernance.

  6. Oui et si vous me permettez de filer la métaphore du Titanic, meme dans ce cas, le canot de sauvetage (i.e. l’incubateur) risque d’être aspiré par la masse sombrante du navire. En effet, les managers du groupe, s’ils sont majoritairement plus nombreux à pouvoir dire non qu’à avoir une démarche entrepreneuriale, vont enclencher un freinage et une démotivation énormes. J’ai en tête un HUB industriel qui produit très régulièrement des ruptures fort intéressantes depuis 10 ans… sauf que le catalogue de produits nouveaux du groupe est quasiment vide. Il faut une foi de pèlerin pour circuler dans le circuit décisionnel où les acteurs ont le pouvoir de dire non et l’angoisse de dire on y va. Le résultat est dramatique : le pilotage est sur le mode sauvage car il se fait en fonction du profil de l’intrapreneur, pas en fonction de la stratégie de l’entreprise ou de la valeur des projets.

  7. Bravo Philippe, bien vu.
    J’ai entre autre apprécié ce point : « C’est pour cela qu’il est indispensable que la direction générale reste impliquée dans l’incubateur, qu’elle ne se contente pas de lui déléguer la mission de générer des startups.  » Car le pilotage de l’innovation est la partie la plus difficile en réalité (surtout pour des managers peu sélectionnés sur la démonstration de leur capacité à innover…)
    Un incubateur ne se contente pas d’amener l’entreprise sur de nouveaux marchés. Il peut aussi contribuer à faire émerger de nouveaux métiers (au sens de l’ingénierie). Peu après avoir lancé le projet PRIUS, la direction de TOYOTA créé une JV avec un fabricant de batteries pour développer un batterie de propulsion. C’est une autre forme d’incubateur mais c’est à mon sens aussi un incubateur.
    Je suis un peu circonspect sur votre dernier point (le potentiel de transformation). Je comprends bien la nécessité de transformer, l’intérêt des apprentissages menés dans un incubateur pour préparer la transformation d’un groupe. Mais à trop vouloir en mettre sur le dos de ce pauvre incubateur, on risque de le faire s’effondrer sous son propre poids. Une transformation reste un acte de management ! je n’ai jamais vu un incubateur assurer le leadership d’un tel projet.

  8. Merci Philippe pour cet excellent article.
    La notion d‘incubateur interne est selon moi porteuse de deux gros risques principaux :
    – Elle pousse à donner un rôle de « maison mère » à l’entreprise d’origine. La start-up va dès lors rencontrer des difficultés pour faire mûrir ses propres pratiques, ce qui est pourtant absolument nécessaire à son développement. Avec bienveillance ou pas, les salariés de « la mère » en prise avec la start-up ne manqueront pas d’y pousser ce qu’ils pensent souhaitable (à la lumière de leur expérience dans « la grande maison ») et qui ne l’est généralement pas pour une petite structure jeune et agile. Il faut en effet toujours garder à l’esprit (et tu insistes bien sur cela dans cet article) que les cadres d’une grande entreprise n’ont habituellement pas d’expérience entrepreneuriale pratique (ils peuvent avoir beaucoup lu et en avoir une théorique). Quand ils en ont eu une, elle s’est souvent mal passée, ce qui les a poussés à revenir chez leur employeur actuel. Leur capacité de conseil sur le volet entrepreneurial de la start-up est donc très limitée.
    – la « maison mère » va être peu encline à accepter l’entrée dans les start-ups de « son » incubateur d’autres parties-prenantes, et en particulier de nouveaux associés. Surtout si celles-ci sont des grosses structures. Pourtant, cette notion de multiplication des parties prenantes (comme fournisseurs, clients, mais surtout comme associés) est fondamentale pour maximiser les chances de réussite d’une structure dont l’activité vient en rupture de pratiques existantes. C’est une base de la démarche effectuale qui nous est si chère.

    Faut-il pour autant éviter les incubateurs internes ? Il faut faire attention aux formes très internes en tous cas.
    Pour une grande structure, assurer une croissance par des nouveaux projets tirant profit d’actifs existants peut se faire d’autres façons. Par exemple en s’impliquant dans des projets existant déjà. Et quand je dis ici projet, je ne dis pas (encore) entreprise. Cette implication peut justement passer par la création rapide d’une entreprise autour du projet qu’on considérera alors comme l’objet à préserver et dont le succès sera l’objectif commun. Dans cette entreprise, et toujours au profit de ce projet, on fera alors bien attention à multiplier les partie-prenantes, sans crainte d’y accueillir potentiellement d’autres grosses structures dont l’apport potentiel au projet sera reconnu par tous.
    C’est une démarche que nous avons récemment testée sur plusieurs projets et dont les résultats sont vite impressionnants.

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