Intitulé “Les autoroutes de l’information”, le rapport Théry fut écrit en 1994 par Gérard Théry, Alain Bonnafé, Michel Guieysse et adressé au Premier Ministre de l’époque, Edouard Balladur. La lecture de ce rapport est fort instructive Elle révèle comment trois technocrates français parmi les plus compétents (Théry est polytechnicien et ingénieur des télécoms) voyaient l’avenir des autoroutes de l’information et le rôle qu’Internet allait y jouer. En substance, l’existence de ce dernier est reconnue, mais il est rapidement écarté. On lit en effet: “son mode de fonctionnement coopératif n’est pas conçu pour offrir des services commerciaux. Sa large ouverture à tous types d’utilisateurs et de services fait apparaître ses limites, notamment son inaptitude à offrir des services de qualité en temps réel de voix ou d’images.” Plus loin on lit, après un liste des limites de ce réseau: “Ce réseau est donc mal adapté à la fourniture de services commerciaux.” Sans rire.
La question qu’il faut se poser est donc celle de savoir pourquoi des gens intelligents commettent de pareilles bévues. Les âmes charitables ne manquent pas de remarquer qu’en 1994, il manquait encore beaucoup d’outils pour faire d’Internet un vrai réseau commercial solide. Le réseau n’en était qu’à ses débuts, et on n’y accédait qu’au travers un connexion très lente. Il était difficile d’imaginer son développement. Dont acte. C’est difficile de prévoir l’avenir. Mais dans ce cas, il eut mieux valu se taire. Ce qu’on demande précisément à un tel rapport, et à de tels experts, c’est de nous éclairer sur l’avenir, de le prédire. Or c’est impossible, nous le savons. Ces “experts” pourraient-ils avoir l’honnêteté de reconnaître leur ignorance et de nous le dire? Eh bien non, car ils sont experts, voyez-vous. Au-delà de ce que j’appelle l’arrogance épistémique, les prédicteurs commettent à mon sens trois erreurs:
- 1ère erreur: l’extrapolation. Leur prédiction repose sur une extrapolation, c’est à dire l’extension au long terme d’une tendance initiale. Derrière cette pratique se cache l’hypothèse implicite que “demain sera comme aujourd’hui en un peu plus ou un peu moins”. Ainsi, les auteurs du rapport indiquent que “Le chiffre d’affaires mondial sur les services qu’il engendre ne correspond qu’au douzième de celui du Minitel.” Sans le dire explicitement, ce qui est insinué ici c’est qu’Internet est et restera mineur par rapport aux alternatives “sérieuses”. Il est petit, donc il restera petit. Traçons un trait et extrapolons. Ne riez pas: Les prédicteurs font cela tous les jours. Avez-vous fait vos forecasts pour 2013? Eh bien vous avez extrapolé. Comme Thery en 1994.
- 2ème erreur: Raisonner en toutes choses égales par ailleurs. La prédiction part généralement du principe que le reste ne changera pas. Ainsi ce qui frappe dans le rapport c’est que pas une fois ses auteurs n’envisagent qu’Internet évolue. Que ses lacunes soient comblées. Que ses faiblesses n’en soient pas vraiment. Internet est jugé sur ce qu’il est à l’époque, pas sur ce qu’il peut être ou peut devenir. Sa dynamique, déjà très forte à l’époque, est totalement ignorée. Or dans la comparaison de systèmes (écosystèmes) concurrents, c’est fondamentalement la dynamique qui compte. Comparer Internet et Minitel en 1994, c’est comparer un système balbutiant, à l’aube de sa croissance, et un autre en fin de vie. On peut admettre que les auteurs aient manqué certains développements, bien sûr, mais ignorer cette dynamique est fatale.
- 3ème erreur: Etre victime d’un biais identitaire. Les auteurs jugent Internet à l’aune de ce qu’ils connaissent, et qui modèle leur pensée, c’est à dire le Minitel (dont Thery est l’un des inventeurs). Ainsi, l’absence d’annuaire leur paraît rédhibitoire. Réseau ouvert, Internet ne leur paraît pas aussi crédible que Minitel. Etc. On se souvient du soutien désespéré de France Telecom à X25 qui, contrairement à Internet, était un vrai réseau sérieux et sécurisé. Il s’agit d’un phénomène très classique en stratégie, selon lequel la vision que nous développons de notre environnement est modelée par notre identité sociale et professionnelle. Un thème que j’ai déjà abordé plusieurs fois avec mon collègue Milo Jones et qui est également abordé par Clayton Christensen dans ses travaux sur l’innovation de rupture. A l’extrême, mais on n’ose bien sûr soupçonner nos technocrates d’une telle chose, ce biais identitaire transforme l’auteur en défenseur de sa cause.
En conclusion, il faut certainement reconnaître, une nouvelle fois, la difficulté de prédire. Soyons lucide, l’arrogance épistémique ne disparaîtra pas, et les prédictions ne cesseront pas. Le courage de dire “Je ne sais pas” n’est pas valorisé socialement, car qui que nous soyons, et a fortiori si nous sommes des “experts”, on attend de nous des réponses aux questions que l’on nous pose. Mais le drame de la technocratie française-sa combinaison unique d’incompétence encyclopédique et d’arrogance-apparaît de façon particulièrement vive dans l’épisode de ce rapport: au moment-même où nos “experts” expliquaient doctement qu’Internet était “mal adapté à la fourniture de services commerciaux”, Marc Andreessen et Jim Clark créaient Netscape, et un certain Jeff Bezos créait la librairie en ligne Amazon, du succès de laquelle nos technocrates, nullement marris de leur bévue initiale, s’affairent désormais à protéger libraires et éditeurs français.
Sur le biais identitaire, voir l’article sur le modèle RPV. Voir également, en anglais, mon article avec Milo Jones dans Forbes: What a caveman can teach you about strategy. Sur l’impossibilité de prédire, voir mes articles “Bienvenue en Extremistan” et “Nous avons découvert l’ennemi et c’est… la prévision“.
28 réflexions au sujet de « Les trois erreurs de la prédiction – à propos du rapport Théry de 1994 »
Excellent article qui va m’inciter à commencer 2013 en modestie de prédiction….
La réflexion que m’inspire l’exemple traité par l’article est la complexité du monde ambiant est que la prédiction “objective” ou d’observateur ( l’expert qui observe ce que font les autres et donne son opinion sur le résultat final) a de moins en moins de pertinence ; ce qui compte est la prédiction “engagée” , entrepreneuriale , c’est à dire celle émise par l’auteur d’une initaitive sur sa propre initiative
Merci – je dirais plutôt que l’entrepreneur a une logique de transformation pultôt que de prédiction. Il agit pour transformer l’environnement. Le meilleur moyen de prédir l’avenir, c’est de le créer, en somme…
Tout à fait d’accord avec cette reformulation Philippe ; l’entrepreneur “prédit” en agissant et en essayant que ce qu’il a “prédit” ( en fait ce qu’il a inventé, la vision qu’il crée) se réalise…. non pas parce que la prédiction était juste, mais parce qu’il l’a effectivement créé !
It’s a remarkable paper Philippe, thank you – maybe there are some connections with a recent (and interesting) article from the NYT: http://www.nytimes.com/2013/01/04/science/study-in-science-shows-end-of-history-illusion.html?_r=0
Thanks for the reference François!
best
Merci Philippe pour cet article.
Dans un autre contexte, j’aurais été tenté d’invoquer la clémence pour Thery. J’aurais parlé de la difficulté de faire des prévisions dans un contexte aussi perturbé que les télécoms en 94, de la responsabilité rarement évoquée des commanditaires des rapports,…
Mais ce rapport là est particulier, Internet v/s Minitel n’est pas, malgré les apparences, un dilemme technique. C’est un choix politique, idéologique. La position de Thery vise à défendre l’intérêt des systèmes supervisés (X25) versus les systèmes auto-organisés (TCP/IP), l’intérêt de l’approche interventionniste versus celle misant sur la libertés des acteurs, puisqu’on ne peut justement pas savoir où on va…. Qui et John Galt ?
Les conclusions de Thery ne sont pas celles de sa réflexion mais celle de son éducation, de son sérail. Dans ce sérail et à cette époque, imaginer le succès d’Internet était un acte de traîtrise à la Cause. C’est cette attitude là qui est regrettable (impardonnable ?) parce qu’elle perdure aujourd’hui, elle. C’est par exemple elle qui fait perfuser des industries moribondes par la puissance publique, au nom d’un intérêt collectif dont les bénéficiaires sont pourtant bien identifiés, et aux dépends des réels axes de croissance et de création de valeur.
Ce crime là a les mêmes causes, il aura les mêmes effets…
F.L.
Merci Franck – Plus j’y pense plus cela me semble la bonne explication. Au fond ce ne serait pas l’histoire d’une erreur, mais d’une tentative désespérée d’empêcher l’évènement d’une technologie pour en défendre une autre.
…voire pour défendre une idéologie…
ou des intérêts…
Pierre DAC ne disait-il pas que la prévision est difficile … surtout lorsqu’elle concerne l’avenir ! :):) Loin de moi de jeter la pierre sur les prévisionnistes, mais il faut bien reconnaître que plus personne ne se risque à ce genre d’exercice (sauf les escrocs et les politiques :):) en effet, comme vous le soulignez cet exercice n’est valable que toutes choses égales par ailleurs ! Dans la période de mutation (certains disent crise !) que nous vivons, l’avenir est à inventer et non à prédire. Les approches analytiques trouvent leur limites, les approches systémiques deviennent efficientes.
Identifier les interactions et raisonner sur leurs conséquences est plus pertinent que de projeter des tendances. Le qualitatif devient plus pertinent que le quantitatif ! Il vaut mieux moins d’informations misent en perspectives que beaucoup formant un corpus sans détails …
Bonne trouvaille que ce rapport. C’est toujours instructif de voir ce qui était dit et ce qui s’est passé réellement. et là, dans le domaine politique, c’est une pure merveille.
Ceci ne fait que démontrer l’incompétence dans le domaine économique de nos dirigeants politiques, et surtout des hommes sur lesquels ils s’appuient pour décider. On peut ainsi dire que toutes les décisions qui peuvent prendre sont arbitraires et qu’ils n’ont aucune vision prospectives. Et que seul le laissez-faire peut avoir un avenir.
Je voudrais abonder dans le sens de Franck Lefevre. Entre le Minitel et Internet, ce n’était pas une technologie contre une autre, mais une vision du monde contre une autre. Pour des technocrates français, formés dans une culture centralisatrice et autoritaire, où tout doit venir d’en haut, il était évident que la seule solution viable était la solution centralisatrice et autoritaire du Minitel. Internet misait au contraire sur l’autonomie des individus, leur esprit d’initiative et d’innovation, hors de tout contrôle, excepté celui qu’ils s’imposent d’eux-mêmes. Un tel système, bordélique et anarchisant, où l’on progresse par essais et erreurs et non selon un plan préétabli, leur était simplement incompréhensible.
Logique du contrôle et de la planification contre logique de la liberté individuelle. Dès lors, comment pouvaient-ils prévoir l’explosion de créativité d’Internet, qui est une créativité individualiste ?
Ce sont les mêmes esprits qui ont la charge de nos affaires économiques. Or ils ne comprennent pas davantage l’économie de marché qu’ils n’ont compris la dynamique d’Internet.
Le rapport Thery oui mais n’oubliez pas,Mr jacques dondoux un des précurseurs et inventeurs des autoroutes de l’informations
Très cordialement
Bonjour, à sa décharge, Gérard Thery a mille ans… Il est absurde de confier des enquêtes sur les outils du futur à des gens du passé. Place aux jeunes (dont je ne fais plus partie).
Michel Bon PDG de France Telecom a défendu “son” minitel becs et ongles en traitant internet de gadget pour étudiants boutonneux. C’est vrai nous n’étions que 2 à 300 000 “navigants” mais il n’y avait pas photo : la limace minitel n’existait même plus comparativement à Altavista !
Bonjour
Je vous mets le lien du RapportThéry car le votre semble mort (ce soir)
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000675.pdf
Merci, je vais corriger le lien!
Merci à l’ensemble des commentateurs pour leurs réactions et la qualité de ce débat.
A l’époque de la grande aventure et du franc succès du “Minitel”, j’assurais la promotion et la vente du “Bibop” sous la coupole du CNIT de La Défense à Puteaux… précisément en 94 ! On ne peut pas tarir d’éloges sur les résultats de ce réseau mort né dans l’intra-muros parisien. La téléphonie cellulaire était là et bien là. Mais déjà en Afrique Centrale (Congo) (et ailleurs), en 96 nous installions des réseaux GSM et commercialisions des portables bien plus modernes que ceux de “Paris”.
Alors oui il est sans doute regrettable de relier notre avenir à celui des “vieux” technocrates de notre pays. Mais alors quid de la mutation énergétique, de l’automobile autonome de demain, des développements de la médecine et des nanoparticules, des contradictions politico-économiques. Dans tous les dossiers l’irresponsabilité personnelle et/ou collective tient sa place. Personne ne peut se targuer de détenir la vérité. Une fois de plus pourrions nous montrer du doigt le Système et ses Lobbies ou autres nébuleuses sociétales.
Personne ne peut regretter l’automatisation et la formidable évolution du réseau téléphonique des années 70, au même titre que l’amélioration des réseaux routiers, ferroviaires et aéroportuaires…
Les arguments des uns et des autres sont certes pertinents, mais ne serait-il pas préférable de se référer à l’Histoire pour éviter les erreurs du passé ?
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