“From higher aims to hired hands: The social transformation of American business schools and the unfulfilled promise of management as a profession” de Rakesh Khurana est un livre passionnant sur les écoles de commerce américaines, de leurs origines à leur situation actuelle. Les écoles américaines sont nées à la fin du XIXe siècle pour répondre au besoin d’administrateurs suite au formidable développement industriel et à l’essor de la grande entreprise. Au début ce sont des écoles professionnelles, centrées sur l’apprentissage de connaissances techniques et pratiques. Le grand débat de l’époque est de savoir si elles doivent rester ainsi ou se rapprocher des universités et constituer une nouvelle discipline en prenant modèles sur les disciplines traditionnelles.
Après la seconde guerre mondiale, les écoles se développent commercialement et tirent avantage de la croissance économique; ce faisant, elle deviennent plus dépendantes de leurs “‘clients”: le gouvernement américain, qui paie pour les études des anciens soldats via le fameux GI Bill, et bien sûr les entreprises elles-mêmes. A la fin des années 50, deux rapports émis par la Ford Foundation et la Carnegie Foundation, principales sources de financement de la recherche, critiquent sévèrement le manque de recherche dans les écoles, soulignant l’empirisme presque complet qui y règne. Au contraire, ces fondations recommandent le développement de véritables disciplines théoriques et quantitatives, afin que le management repose sur des bases théoriques solides. Dès lors le développement de la recherche s’accélère, les écoles recrutent des professeurs titulaires de doctorats et à même de poursuivre des recherches théoriques. Alors que les écoles avaient tenté de développer une profession, le manager, sur le modèle des médecins et avocats, c’est le modèle du spécialiste technique qui prédomine dès lors. Le phénomène est accéléré par la publication des recherches économiques autour de la notion d’agence et des limites de la firme. Alors que le manager était vu comme l’intermédiaire entre les ouvriers et les actionnaires, équilibrant les tensions entre les deux et prenant en charge les intérêts de l’entreprise, la théorie de l’agence stipule que les seuls gardiens de l’intérêt de l’entreprise sont les actionnaires, et que les managers, étant préoccupés uniquement de leur intérêt personnel, doivent être étroitement surveillés. Le manager, déjà ramené au rang de technicien, est donc dépouillé de son autonomie, on ne lui fait plus confiance. En quelque sorte, les écoles de commerce ont, par leur recherche, détruit leur projet initial de créer le management comme une profession. Naturellement, les étudiants des écoles ont eux aussi intégré cette évolution. Selon l’auteur, rare sont ceux qui viennent désormais pour y recevoir une éducation approfondie, aussi bien sur le plan des connaissances que sur celui des valeurs sociales et des normes partagées par une profession. Au contraire, la plupart viennent y rechercher des outils, mais surtout un capital social nécessaire pour accéder, le plus rapidement possible, aux postes de direction en évitant la progression qui était le propre du manager. Ainsi, on est passé du capitalisme managérial au capitalisme actionnarial.
Au terme d’une longue analyse historique, Rakesh Khurana dresse un bilan finalement très sombre des écoles de commerce. Selon lui, le phénomène décrit a vu passer les pères fondateurs avec leurs idéaux (higher aims) aux mercenaires modernes (hired hands), sautant d’entreprise en entreprise, poursuivant leur seul intérêt, dénués d’attaches morales et désintéressés de l’impact social de l’entreprise. D’une certaine manière, la crise de 2008 et la révélation des errements de nombreux responsables financiers et industriels à son origine lui donnent raison. La transformation du management en une profession, objectif initial des écoles de commerce, était une occasion unique de recréer un cadre moral, autrefois offert par l’Église et de la communauté, mais cette occasion a été ratée
On a cependant du mal à suivre l’auteur jusque-là. La complainte de la perte de repères moraux est un grand classique des nostalgiques déclinistes. Certes le capitalisme managerial – celui de l’homme en costume gris administrateur dans une grande entreprise – a disparu, et certes le capitalisme actionnarial a ses travers. Mais Rakesh Khurana, au final, sous estime la capacité des individus à se créer eux-mêmes leurs valeurs et leurs repères moraux. Il ne semble voir les étudiants d’écoles de commerce que comme de la pâte malléable, purement passive. Or ce n’est pas parce que l’Église n’est plus là et que l’École n’a jamais été là qu’aucune valeur morale existe. Ce serait ignorer les ressources de l’individu. Au fond, ce que rate sans doute Rakesh Khurana, c’est qu’entre les deux capitalismes, managerial et actionnarial, s’est récemment développé, précisément au moment de la cassure du capitalisme managérial, le capitalisme entrepreneurial, qui consacre l’individu autonome, libre des attaches institutionnelles qui autrefois prétendaient lui inculquer ses repères moraux. Loin du mercenaire, les entrepreneurs inscrivent leur action dans le temps, dans l’investissement collectif et dans le développement de nouvelles valeurs. On ne regrettera pas le temps du capitalisme managerial, il faudra bien vivre avec le capitalisme actionnarial, mais l’incertitude nous rend libre et tout, surtout depuis la crise, est à réinventer. le manager est mort? vive l’entrepreneur!
Au final, on trouvera deux limites à cet ouvrage. D’une part sa conclusion trop pessimiste, et d’autre part le fait qu’il se limite aux États-Unis, et ce malgré le fait que la propagation du modèle “business School” des écoles de commerce américaines au reste du monde soit un phénomène très caractéristique de ce que Rakesh Khurana décrit. Car du fait de cette propagation, les écoles du reste du monde sont confrontées aux mêmes questions. La lecture de l’ouvrage est donc fortement recommandée à tous ceux qui s’intéressent aux écoles de commerce, et pas seulement aux business schools américaines.
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