Réponse à Jacques Rollet: Non, les néoconservateurs n’avaient pas raison.

Il est toujours tenant, et facile, de réécrire l’histoire, mais cela marche rarement. Nous assistons depuis quelques semaines à une tentative de la sorte sur fond de révolutions arabes: Et si Bush avait eu raison? Et si les néoconservateurs avaient eu raison? L’universitaire Jacques Rollet pose la question dans une tribune volontiers provocatrice du Monde et cette question mérite d’être débattue. Engageons donc le débat.

Jacques Rollet nous explique que l’ouvrage de référence des néoconservateurs, “La fin de l’histoire et le dernier homme” de Francis Fukuyama, est un ouvrage magnifique qui a été dénigré par une intelligentsia française à la fois cynique et retardée, sans philosophie politique. Au contraire, Fukuyama montre que la démocratie est devenue la norme, même pour ses ennemis, et la base de la pensée néoconservatrice est que la démocratie est un bien qu’il faut propager sans arrière-pensées et sans réserves nées de la realpolitik.

Que l’ouvrage ait été dénigré, cela ne fait aucun doute. Vingt ans après, sa lecture reste en effet affligeante, tant l’auteur y témoigne d’une inculture encyclopédique, ayant tout lu, mais n’ayant rien compris. S’appuyer sur Hegel pour comprendre le monde est pour le moins risqué, tant comprendre ce qu’a dit le grand homme reste difficile, à supposer que cela ait un sens. D’ailleurs, Karl Popper lui avait joliment réglé son compte dans “La société ouverte et ses ennemis“. Pour mémoire, voici ce que Schopenhauer y disait de Hegel: “Hegel n’était qu’un charlatan illettré et écœurant qui eut l’incroyable audace d’écrire des insanités que ses adulateurs, approuvés par tous les imbéciles, ont proclamé géniales.” On pensait que le débat était clos. Hegel, inutile et incertain, pourrait-on dire, reprenant ce que Leibnitz écrivait de Descartes. En outre, Fukuyama n’a pas seulement été critiqué par des français.

Il y a du messianisme dans Fukuyama. Sa philosophie de l’histoire – si tant est qu’il en ait une – est clairement historiciste, au sens où il pense que l’histoire a une fin, et on sent bien là l’héritage marxiste des néoconservateurs. On peut, malgré la faiblesse de l’ouvrage, souscrire à l’idée que la démocratie est le meilleur régime; d’ailleurs Churchill l’avait dit quarante ans avant et en moins de mots compliqués. On peut également souscrire à l’idée qu’il est légitime qu’un pays tente d’imposer ce régime à un autre, c’est affaire d’opinion. D’ailleurs ce débat n’est pas nouveau. Son acuité est relatée dans l’excellent article de Foreign Policy sur les néoconservateurs et la révolution à propos de la fameuse querelle entre Jeane Kirkpatrick et Robert Kagan. Cette dernière, pourtant pas exactement une colombe gauchiste ni une française ringarde puisqu’elle fut l’ambassadeur de Ronald Reagan aux Nations-Unies, reprochait au gouvernement américain de laisser tomber soudainement certains dictateurs alliés. Elle mettait ainsi en garde contre l’activisme des États-Unis en matière de changement de régime: Mieux valait œuvrer pour une libéralisation progressive, sans quoi le chaos était inévitable. Et ceci vingt-cinq ans avant la catastrophe irakienne, résultat de la politique inspirée par les néoconservateurs.

Au-delà, et ce qui montre que le scénario qui se déroule au Maghreb est loin de l’approche des néoconservateurs, c’est que les révolutions en cours sont lancées par les peuples eux-mêmes. Les pays étrangers, les élites locales même, sont spectateurs, au mieux suiveurs. Cette différence est fondamentale, parce qu’elle réduit à néant l’argumentaire implicite des néoconservateurs, et de beaucoup d’occidentaux, selon lequel ces peuples seraient trop arriérés pour faire leur révolution eux-mêmes. Au fond, le néoconservatisme est un colonialisme, et peut-être un racisme, à peine déguisés, et les peuples viennent de lui renvoyer ce mépris à la face. Comme les autres, les arabes/musulmans peuvent se révolter: Quel choc! En outre, une révolution démocratique dont le peuple est l’origine est en contradiction directe avec le credo des néoconservateur, qui sont avant tout élitistes et conçoivent la philosophie politique comme l’accession d’une élite éclairée qui guide un peuple leurré par la notion de sacrifice personnel à une grandeur nationale. On lira à ce sujet l’excellent article “Neoconservatives unmasked” de C. Bradley Thompson sur le site du très libéral CATO Institute, qui dénonce les néoconservateurs et les accuse de fascisme. Au passage, ces événements contredisent également un autre ouvrage profondément erroné, “Le choc des civilisations” de Samuel P. Huntington, pourtant écrit en réponse à celui de Fukuyama, qui voit l’Islam comme un bloc hostile à l’occident, alors que ces catégories volent en éclat aujourd’hui si elles ont jamais existé. Le vendeur de rue tunisien a, après tout, les mêmes aspirations que le commerçant français: qu’on lui fiche la paix. Il n’y a pas de choc des civilisations, mais plutôt un choc des idéologies (voir l’article de Alain Gresh dans Le Monde Diplomatique).

Autre problème avec l’analyse de Fukuyama, c’est que ce mouvement révolutionnaire n’est pas celui d’une classe moyenne émergente réclamant plus de démocratie, comme le voudrait l’historicisme de Fukuyama. C’est au contraire le fait de la partie la plus pauvre du pays qui ne supporte plus ni son état, ni l’arbitraire des classes supérieures. Ils se révoltent dans l’indifférence de la classe moyenne, qui s’accommodait bien de la dictature tant qu’elle pouvait s’acheter ses Mercedes. On est loin du schéma de Fukuyama, car l’étape suivante est peut-être démocratique, mais peut-être pas. Personne ne sait, c’est l’incertitude qui rend les peuples libres.

En conclusion, les événements actuels au Maghreb sont, à la suite de l’Irak, une démonstration presque parfaire que les néoconservateurs avaient tort. Prudemment, Fukuyama s’en était d’ailleurs déjà distancé dans un petit ouvrage intéressant mais peu mentionné, “D’où viennent les néoconservateurs?” où il soulignait l’importance de la religion et du marxisme dans leur formation intellectuelle, ainsi que l’influence paradoxale de leur maître à penser, le philosophe Leo Strauss, admirateur de Platon, ce si subtil ennemi de la démocratie. Hegel, Platon, au fond les totalitaires en reviennent toujours aux mêmes maîtres à penser…

Les néoconservateurs voulaient (nous dit-on) la démocratie en Irak, ils y ont apporté le chaos après des centaines de milliers de morts et le pays, huit ans après, commence à peine à s’en remettre. Ils voulaient la sécurité des États-Unis, ils les ont affaiblis  financièrement en les saignant à blanc, et moralement en la lançant dans non pas une mais deux guerres dont ils mettront des années à s’extirper. Ils pensaient que la démocratie doit être imposée, alors que les peuples sont bien capables de l’imposer tous seuls. Ils n’ont rien compris, et comme le montre la tentative de réhabilitation actuelle dont ils font l’objet et dont la tribune de Jacques Rollet est un exemple, ils n’ont rien appris non plus.

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