A un ami qui passait un entretien pour un job dans une très grande entreprise française, l’assistante RH demanda au cours de la conversation “La London Business School, c’est bien à Paris?” London? Paris! Au-delà des compétences linguistiques et intellectuelles de l’assistante en question, cette anecdote illustre bien dans quelle mesure une entreprise est tributaire de décisions prises parfois au plus bas de l’échelle, quotidiennement, pour son orientation stratégique. C’est une thèse qu’avait défendue Robert Burgelman dans son livre “Strategy is destiny” où il étudie comment Intel, dont le métier initial était celui de la mémoire, était progressivement devenu une entreprise de microprocesseur non pas parce que le management en avait décidé ainsi, mais parce que le système d’allocation de ressources interne avait incité les cadres à orienter, au quotidien, leurs décisions vers cette activité. Ce n’est que deux ans après que celle-ci ait franchi la barre des 50% de chiffre d’affaire de l’entreprise que la direction générale a pris conscience de ce changement, et en a pris acte. La stratégie officielle a donc sanctionné la stratégie induite par les comportements individuels. L’histoire de Intel est un happy end, parce que la mémoire était en perdition et que les micro-processeurs ont bien sûr représenté un marché énorme pour l’entreprise, mais toutes les histoires ne se terminent pas aussi bien.
Cet exemple montre combien, tandis que la direction générale définit des stratégies fines, la direction de l’entreprise résulte, en fait, de micro-décisions prises au jour le jour sur le terrain: par les vendeurs, qui poussent tel produit plutôt que tel autre parce que leur marge est meilleure, la vente plus simple ou le client mieux connu, par les RH qui recrutent tel profil grande école plutôt que tel autre car c’est moins risqué, par les comptables qui tarifent les transactions internes et influencent les comportements, par les acheteurs qui rationalisent les fournisseurs et éliminent ceux qui ne rentrent pas dans le rang, et donc les plus innovants, par les informaticiens qui font rentrer tout processus dans un moule unique, etc. Rien de toute cela n’est stratégique, mais tout finit par résulter en une stratégie de facto, qui ne laisse pas nécessairement l’entreprise là où elle voulait être. Au mieux, comme dans le rare cas Intel, elle bascule sur un marché prometteur qu’elle n’avait pas envisagé; au pire, elle sape ses propres fondations et devient incapable d’innover.
Ce qu’il y a de pervers dans ce mécanisme, que l’on peut appeler la tyrannie de la micro-décision, c’est que d’une part il est basé sur des décisions a priori sans importance, et sur lesquelles le PDG, tout conscient qu’il peut être de la nécessité d’innover, n’a aucune prise, et que d’autre part les effets de ces décisions sont cumulatifs et ne se font sentir qu’au bout d’un temps parfois très long. Quand l’entreprise en prend conscience, il est souvent trop tard pour agir sur les causes, qui remontent à très longtemps parfois.
Par exemple, le chercheur Clayton Christensen estime que la perte par Sony de sa capacité à innover résulte d’un changement dans sa politique de recrutement au cours des années 80: alors qu’elle était une société d’ingénieurs, elle commence à recruter des MBA. Dans les années 90, ces nouvelles recrues formées à la planification et au management par les chiffres, arrivent au sommet de l’entreprise. Celle-ci est mieux gérée, mais devient une bureaucratie qui a perdu toute vision et toute audace technologique, par définitions non prévisibles et non quantifiables. Il est intéressant de noter que le seul vrai succès dans ces années pour Sony fut la PlayStation, créée par un ingénieur très indépendant en marge de l’entreprise, là encore un exemple de micro-décision ayant bien tourné. Aujourd’hui encore, Sony paie le prix de ces recrutements et peine à réinventer son modèle.
Vous voulez que votre entreprise reste innovante ou le (re)devienne? Oubliez les modèles stratégiques, et intéressez-vous au processus budgétaire, aux politiques de recrutement, à l’informatisation, au mode de sélection et de gestion de vos fournisseurs et à vos règles comptables… L’innovation organisationnelle, autrement dit.
5 réflexions au sujet de « Stratégie ou destinée? Comment les décisions sur le terrain définissent insidieusement la stratégie d’une entreprise »
Bonjour,
Je dis ça je dis rien…
Mais à plonger ainsi dans le passé, j’ai l’impression d’un Philippe Silberzahn plus lucide et plus concret en 2010 qu’en 2018. Plus pessimiste aussi (le prix de la lucidité ?)
Mais j’ai surement tort…
En tout cas, rien à redire sur ce vieil article. L’exemple de Sony m’a “scotché”…
Ah bon?
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