Créer une entité « innovation » dans votre entreprise: une fausse bonne idée?

La réaction fréquente d’une entreprise confrontée au manque d’innovation est de créer une entité « innovation » chargée de lancer des initiatives dans ce domaine. Très souvent une telle initiative, lancée en fanfare, s’étiole et l’entité finit par disparaître. Pourquoi? Pour le comprendre, il est intéressant de reprendre l’histoire d’une entité innovation emblématique, le groupe ODD de l’opérateur télécom AT&T aux Etats-Unis.

ODD, qui signifiait « Opportunity Discovery Department », fut créé en 1996 par huit chercheurs issus des fameux Laboratoires Bell, à Murray Hill dans le New Jersey. Ces chercheurs étaient conscients des ruptures qui à l’évidence menaçaient la position stratégique d’AT&T, à l’époque opérateur historique américain venant tout juste de perdre son monopole, et ils voulaient que ces sujets déclenchent une discussion sur la stratégie du groupe. Pour aggraver la situation, la stratégie d’AT&T à l’époque était basée sur une logique incrémentale où demain était la continuation d’hier. Au contraire, les créateurs du groupe ODD étaient convaincus que l’avenir d’AT&T ne ressemblerait pas du tout à son passé. ils décidèrent de partager leur vision et, pour cela, eurent l’idée assez originale d’inventer un vocabulaire propre qui, selon eux, permettrait de faire passer plus facilement leur message.

Parmi les concepts qu’ils créèrent, il y avait le « train de marchandises »: une rupture suffisante pour aplatir une entreprise comme une crêpe à moins d’un changement de stratégie. Les membres du groupe ODD trouvaient que le concept s’appliquait particulièrement au prix des appels longue-distance ; de près de $100 la minute en 1915, ce prix était tombé à $10 en 1945, $1 en 1970 et 10 cents en 1996. Un cas d’école de prédictibilité en matière de rupture économique ! Et pourtant, AT&T continuait à voir les appels longue distance comme son coeur de métier…

Un autre concept frappant était la « bombe quantitative ». Celle-ci illustrait la vitesse à laquelle les masses changeaient. L’exemple favori des membres du groupe ODD était : « AT&T avait mis 75 ans pour acquérir 50 millions de clients; AOL a mis 2,5 ans pour acquérir 50 millions de chat-users ». Et ça, c’était avant Facebook et l’iPad vendu à des dizaines de millions d’exemplaires en quelques mois. Dans le même ordre d’idée, le « Canari » était le signe indicateur à surveiller pour détecter un changement brutal à venir.

Cependant, la vie des membres du groupe ODD n’était pas simple. Ils voulaient sauver leur entreprise, mais AT&T n’aimait pas trop ce qu’ils avaient à dire. Cela devint particulièrement évident lorsqu’en août 1997, un journaliste peu scrupuleux publia dans Computer Telephony un mémo interne rédigé par David Isenberg, l’un des « ODDsters ». Le mémo s’appelait « La montée en puissance du réseau stupide » et il avait pour objectif d’attirer l’attention du management d’AT&T sur le mécanisme suivant : le secteur des télécommunications passait de l’époque du « réseau intelligent avec des terminaux stupides » (les réseaux des opérateurs traditionnels et les téléphones) à celle du « réseau stupides avec des terminaux intelligents » (le réseau internet et les PC). En voici un extrait : « Une forme rudimentaire du réseau stupide – internet – existe déjà. Les opérateurs téléphoniques commencent à s’en rendre compte. Craignant l’érosion de leur contrôle, et plus important encore, de leurs revenus, ils ont été rapides pour demander l’interdiction de la téléphonie sur internet, par le jeu de la mise en place de taxes fédérales sur l’accès internet, et lents à proposer un accès internet haut-débit largement disponible et tarifé de façon raisonnable. Pour contrer la menace du réseau stupide, les opérateurs téléphoniques essayent maintenant d’accélérer le développement des services du réseau intelligent, à l’image des transporteurs de la marine marchande à voile qui répondirent à la menace de la marine marchande à vapeur dans la seconde moitié du XIXème en faisant construire des voiliers plus rapides… Les opérateurs téléphoniques devraient cannibaliser leurs propres produits ».

David Isenberg dut quitter AT&T avant la fin de l’année 1997. En juillet 1998, le groupe ODD fut dissout. En cela ODD est un exemple assez typique de ce qui arrive aux entités « Innovation » au sein des grandes entreprises. Il y a plusieurs raisons à ces difficultés: D’une part, elles sont victimes du syndrome de Cassandre: elles ont conscience des difficultés à venir, notamment que le cœur de métier est vouée à la disparition, mais elles ne sont pas entendues. Souvent c’est parce que le cœur de métier produit encore des revenus importants et qu’aucun élément financier ne pointe de problème particulier. Il se peut même que la profitabilité augmente, ce qui est typiquement le cas de segments matures. Pourquoi s’inquiéter quand tout va si bien et que la bourse applaudit vos performances financières? C’est ainsi que Kodak était la chérie de la bourse dans les années 90 au moment même où le développement de la photo numérique sapait les bases-mêmes de son avenir. Une autre difficulté est que les entités innovations ne sont en général pas des centres de revenu. Face à des unités d’affaires, elles ne pèsent politiquement rien, une fois passé l’engouement du PDG qui passe en général rapidement à autre chose. En jeu: l’avenir, sans aucun chiffre pour le « prouver » contre le présent, avec force chiffres et revenus tangibles. ODD pouvait avoir raison sur le papier, mais ne pouvait en pratique pas faire grand chose pour induire une nouvelle direction.

Que faire alors? Avoir un groupe qui se consacre à un horizon un peu plus long que le prochain trimestre est d’une évidente utilité. Mais ce groupe ne peut survivre et réussir que s’il est intimement lié à l’activité de l’entreprise. L’impératif doit être de faire, et non seulement de penser: Un groupe de penseurs cartésiens situé au 14e étage d’une tour à la Défense finira par faire de la futurologie et de l’incantation, ou pire de la prospective, ce qui n’est d’aucune utilité. Eviter comme la peste les travers français que constituent les études, réflexions, analyses d’usage et autres expérimentations qui ne sont qu’excuses pour maintenir une inertie active. Un groupe de coordination focalisé sur la production et la création en lien avec les différentes unités d’affaires a plus de chances. D’ailleurs, pour piloter l’innovation de rupture, une démarche intrapreneuriale sans lien avec les unités d’affaires devra sans doute être préférée, à l’image de ce que fait Johnson & Johnson par exemple. Les projets doivent avoir pour impératif de très vite gagner de l’argent, même si les montants peuvent être faibles au début. A la tête de l’entité innovation, on préférera quelqu’un qui a déjà eu des responsabilités opérationnelles mais qui est capable de prendre de la distance tout en ayant une bonne maîtrise de l’environnement politique de l’entreprise. une perle rare, en quelque sorte…

Le décalage entre la source du déclin d’une organisation et les manifestations de ce déclin au niveau des chiffres est discuté dans mon billet sur le déclin organisationnel. Voir également mon billet sur Kodak ici. Autre fausse bonne idée classique de l’innovation, la boîte à idée, voir mon billet à ce sujet.

L’histoire détaillée du groupe ODD a été consignée par un des ex-membres (Amy Muller) et Liisa Välikangas (de Strategos). Elle peut être lue ici.

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13 réflexions au sujet de « Créer une entité « innovation » dans votre entreprise: une fausse bonne idée? »

  1. Bonjour,
    L’article est très intéressant et soulève de nombreuses questions. D’ailleurs je me demandais, cette entités ODD ne pourrait elle pas fonctionner comme une entreprise concurrente qui voudrait s’implanter sur le marché? En effet, un concurrent potentiel cherchera automatiquement à faire de l’innovation de rupture pour s’implanter dans un marché en maturité. Cette démarche de « concurrent » au sein de l’entreprise pourrait rendre plus tangible les propositions faites par lODD. Ce serait une sorte de mise en situation qui aurait pour but d’une part, stimuler l’innovation par la compétitivité, d’autre part sensibiliser sur les limites futures des activités. Les recherches ne seront pas des prédictions, mais des comportements plausibles de futurs entrants sur le marché.

    Olympe

    1. Bonjour
      Merci – La séparation de l’entité innovante est une solution pratiquement inévitable; l’idée de la transformer en concurrente officielle est intéressante et peut susciter une émulation, mais il y a un risque réel de guerre interne néfaste pour les deux parties: concurrence pour les ressources, coups-bas, etc. En outre, le véritable enjeu si l’innovation réussit est de transférer l’apprentissage résultant au reste de l’organisation. Il vaut beaucoup mieux une approche de séparation limitée, maintenant des ponts notamment au niveau des équipes, avec un équilibre autonomie-intégration… pas facile!

  2. Bonjour,
    Ton billet est intéressant, et je suis bien d’accord que le succès d’une entité ou plus généralement d’initiatives labellisées « innovation » au sein d’une entreprise est lié à leur capacité à faire autant qu’à théoriser (penser). Il faut démontrer ses prédicats.
    Je voudrais ajouter deux réflexions issues de ma propre expérience:
    1. L’existence même d’une initiative « innovation » au sein d’une entreprise est elle-même un aveu non seulement de la conscience d’un danger provenant de mutations de marché mais aussi de la crainte que l’entreprise ne soit pas suffisamment armée pour y faire face. De ce fait, par nature même, ces entités se créent dans des périodes difficiles, et sont donc caractérisées par des chances de succès faibles.
    2. Le succès ne peut exister que si la direction générale elle-même est profondément convaincue que cette initiative est cruciale. Par conséquent si elle lui donne des moyens (finaciers mais aussi et surtout humains) suffisants. Et c’est bien sûr délicat dans ces périodes où l’entreprise pressent ou vit des difficultés avec son modèle courant ou ses marchés.
    Cordialement Dominique

    1. Bonjour
      Merci beaucoup pour ces commentaires très intéressants. En fait la démarche innovation doit être entreprise avec la même logique que la démarche qualité dans les années 80: non pas un système plaqué sur le système existant, mais imbriqué avec lui.

      Merci

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