Faut-il créer un ministère de l’innovation ?

Il faut se pincer pour le croire. Dans une interview récente, Valérie Pécresse, candidate à l’élection présidentielle, indiquait vouloir créer un « grand ministère de l’industrie et de l’innovation ». La situation est en effet préoccupante : notre pays n’a créé aucun acteur mondial dans les nouvelles industries et le fiasco du vaccin Covid français reste dans toutes les têtes. Le retard de nos PME, notamment en matière de digital, est évident. S’il veut rester une grande puissance, notre pays doit réagir. La solution est-elle pour autant un grand ministère ? Loin s’en faut…

Un ministère de l’innovation pour résoudre l’innovation française? Cela a toutes les apparences de la logique. À grand problème, grande solution! Et pourtant, si on veut mesurer les limites de cette fausse bonne idée, il suffit de considérer le MITI, le fameux ministère japonais de l’industrie et de l’innovation. Dans les années 80, les experts et les politiciens nous en ont vanté les mérites. On devait, d’après eux, le miracle économique du Japon après la guerre à sa main experte et à sa vision. J’ai encore une pile de livres publiés à cette époque appelant à s’en inspirer. Le sommet fut atteint avec la présentation du plan japonais pour les ordinateurs dits « de 5e génération ». Il était clair que le Japon allait prendre le leadership de l’informatique, et l’Occident était tétanisé. Nombre d’experts reprochaient à ce dernier son manque de vision, son absence de volontarisme, le chaos de multiples petites initiatives alors qu’il fallait voir grand, et la myopie du marché alors qu’il fallait voir loin. Les jeux semblaient faits et une fameuse émission de télévision américaine concluait, en 1991, dans un parallèle cruel avec la victoire de 1945: « Nous avons perdu la guerre (économique) avec le Japon ».

Las, au moment même où cette conclusion était tirée, le Japon entrait dans une récession dont il ne s’est jamais vraiment remis. Le fameux plan de 5e génération ne sera resté qu’un plan produit par des technocrates qui avaient fini par croire leur propre verbiage. Le pays a depuis raté à peu près toutes les grandes révolutions. On sait aujourd’hui que le MITI avait au mieux accompagné, et sans doute freiné, le miracle d’après-guerre. À quoi a-t-il servi? À rien, ou presque. En tout cas, ni à éviter la récession, ni à préparer le pays à tirer parti des nouvelles ruptures. Le seul hit japonais majeur des 20 dernières années est la Playstation de Sony, et elle ne lui doit strictement rien.

Euh, laissez-moi vous expliquer comment on innove…

Le modèle mental du « grand ministère qui résoudra tout » est une chimère

S’il fallait un seul exemple de l’inanité du modèle mental selon lequel le manque d’innovation sera résolu par la création d’un ministère de l’innovation, le MITI convient parfaitement. En a-t-on tiré la leçon? Apparemment pas, comme on n’a pas tiré la leçon du désastre que fut l’action de Colbert, et de tous les « grands plans » qui se sont succédés, fiasco après fiasco, et qu’on cache habilement derrière les quelques rares succès. On continue à penser que les solutions viendront d’en haut, de « machins », d’agences, de commissions, de délégations, en croyant que des technocrates seront capables de bâtir le futur. Au nom de quoi? Mystère. Ce sont eux, pour ne prendre qu’un exemple, qui ont estimé, en 1994, qu’Internet n’était pas conçu pour permettre des transactions commerciales, au moment même où se créaient Amazon et Netscape.

Un modèle mental alternatif: l’esprit entrepreneurial

Il y a une seconde leçon au fiasco japonais, et elle est américaine. Dans les années 70, alors que le Japon vole de succès en succès vers la domination mondiale, l’Amérique va mal. La période est sombre. Le pays sort d’une guerre perdue, est rongé par les divisions, et son économie est en déclin. Ce qu’on voit, c’est l’ancienne industrie péricliter (sidérurgie, automobile, etc.) mais ce que personne ne voit, ce sont les garages de la Silicon Valley où se prépare la prochaine vague, celle qui permettra dix ans plus tard à l’Amérique de dominer tous, absolument tous, les secteurs nouveaux de l’innovation aujourd’hui, de l’informatique à la biotechnologie, en passant par la téléphonie mobile, l’automobile ou encore l’espace. Il n’y a pas un secteur nouveau où l’Amérique ne soit pas présente en force. Pas plus que celle du Japon après 1945, cette renaissance industrielle ne doit quelque chose à un quelconque ministère de l’innovation.

Car la clé de la réussite américaine, c’est l’esprit entrepreneurial, présent aussi bien dans la rue que dans les universités, un modèle mental consistant à croire que tout est possible, parfois jusqu’à l’absurde; que l’individu a la capacité de créer le futur. Ce modèle déconcerte notre clérisie désabusée. Le capitalisme américain est court-termiste, nous dit-elle, contre toute évidence, lui qui finance à perte vingt ans à l’avance les prochaines révolutions. Il n’a pas de vision, prétendent ceux qui ont la nostalgie du Minitel. Il est chaotique, il n’y a pas d’action concertée, rôle que seul l’Etat peut assurer, ajoutent ceux qui pensent qu’il vaut mieux une direction claire, mais fausse, à un bordel créatif d’où a plus de chance de sortir le ticket gagnant, et qui supposent qu’un technocrate sorti de l’ENA saura mieux de quoi l’avenir est fait qu’un ingénieur qui code le prochain Facebook dans sa chambre. L’un parle de l’avenir, l’autre le construit.

En bref, c’est là encore une question de modèle mental, et en la matière, la France est servie. En plus du mépris aristocratique bien connu de notre élite pour l’entrepreneuriat, considéré comme quelque chose de vulgaire alors que l’innovation, elle, est aristocratique, notre pays souffre d’un mal plus terrible encore: la crainte de l’avenir. À nombre de nos concitoyens en effet, les problèmes actuels semblent insurmontables, et ils sont tentés par la décroissance et le repli autarcique. Du vaccin à la 5G, ils voient les technologies au mieux comme des gadgets, au pire comme des dangers, et jamais comme des opportunités. Ils sont hostiles à l’idée de progrès. Difficile d’être innovant dans ces conditions, surtout lorsque ce pessimisme a été officialisé par l’inscription du principe de précaution dans la constitution. Et contre cela, un ministère ne pourra rien.

Un espoir sans ministère

Heureusement, ce pessimisme n’est pas partagé par tous, et l’esprit entrepreneurial s’est considérablement développé dans notre pays ces vingt dernières années. Nombreux sont désormais ceux qui pensent que c’est précisément par l’innovation qu’on peut résoudre les problèmes et que cela ouvre d’immenses opportunités. C’est cet esprit qu’il faut nourrir, et les idées ne manquent pas; mais plutôt que de s’y intéresser, on continue de croire à une baguette magique fournie par l’État. Pourtant, comme le soulignait Wilhelm Röpke, l’économiste qui a (véritablement) inspiré le miracle économique Allemand d’après-guerre, « La valeur pratique de tous les programmes et propositions fondés sur une telle croyance est presque nulle, mais les dommages qu’ils causent sont immenses, même s’ils ne restent que sur le papier, parce qu’ils détournent l’attention des hommes de tâches essentielles et urgentes – bien que peu visibles – et suscitent des espoirs dont la non-réalisation conduit à la léthargie du désespoir. »

Si le ministère de l’innovation voit le jour, on sait par avance comment il se terminera : beaucoup d’énergie et d’argent consommés pour rien, des opportunités ratées, y compris celles d’une action intelligente de l’État, et une dissolution à la faveur d’un remaniement. Les véritables causes de notre manque d’innovation perdureront, et ce sont d’autres pays qui créeront le futur. L’innovation française mérite mieux que cela.

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➕Pour aller plus sur le sujet, on pourra lire mes articles précédents: 📄Rupture mondiale et pessimisme français: La leçon de la révolution du vaccin ARNm; 📄Faut-il avoir peur du plan chinois pour dominer l’intelligence artificielle?; 📄Prédiction: Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas – L’exemple de la suprématie japonaise en 1991.

2 réflexions au sujet de « Faut-il créer un ministère de l’innovation ? »

  1. Merci pour cet article intéressant, qui constitue tout de même une apologie du capitalisme sans limites…
    Un certain scepticisme est quand même possible pourtant, a minima…
    La foi en des technocrates pour décider du futur est certes bien risquée comme le montre l’exemple français, avec par exemple la fameuse « mondialisation » et la désindustrialisation organisée de la France, sur fond de matraquage idéologique.
    Cependant, ce qui est dit de Colbert est inexact, notamment dans le domaine forestier (le mien) où ce qu’il a lancé et coordonné est encore utile dans la forêt française d’aujourd’hui.
    Et si le vrai problème était ces modes managériales ou « politiques », toutes plus ridicules les unes que les autres à l’épreuve du temps?
    Lisez François Dupuis à ce sujet!

  2. C’est curieux comme cette idée de Ministère de l’Innovation me fait irrésistiblement penser à ce parti mexicain nommé Parti Révolutionnaire Institutionnel.
    Une contradiction flagrante dans les termes !

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