Déclin organisationnel: Florange, le “moment Kodak” du Parti socialiste

Le déclin des organisations s’étale souvent sur de longues périodes, ce qui contribue à rendre sa perception difficile, mais il arrive qu’un événement particulier le rende évident aux yeux de tous. Cet événement n’est pas nécessairement important, mais sans qu’on sache vraiment pourquoi, il cristallise tout ce qui était en germe depuis longtemps. Pour le Parti socialiste, alors au pouvoir, il semble bien que cet événement soit la gestion calamiteuse de la décision par le groupe ArcelorMittal d’arrêter les hauts-fourneaux de Florange en 2012.

“La plupart des gens ne meurent qu’au dernier moment ; d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.”
Louis-Ferdinand Céline

Le reportage date de 2018 et s’intitule l’Adieu à Solférino. Pour le tournage, les dirigeants et cadres du PS se rendent une dernière fois au siège du PS rue de Solférino. Après le désastre de la présidentielle et des élections législatives, le parti a dû vendre son siège. Leur interview entrecoupée de passages montrant le déménagement en cours, ils répondent à une seule question: comment a-t-on pu en arriver là?

Florange: un symbole

Un épisode revient dès le début du reportage, celui de la crise de Florange, les haut-fourneaux d’ArcelorMittal. L’annonce de leur fermeture suscite de vives réactions dans le contexte de la campagne présidentielle de 2012. François Hollande, alors candidat, se rend sur les lieux et assure les ouvriers de son soutien. Elu président, il prend directement le dossier en main. Arnaud Montebourg, ministre du redressement industriel, défend l’idée d’une nationalisation. Finalement, le 30 novembre 2012, Jean-Marc Ayrault, Premier Ministre, annonce que le site ne sera pas sauvé. Les hauts fourneaux seront fermés. “La faible activité actuelle en Europe ne permet pas d’envisager un redémarrage des hauts fourneaux à court terme” déclare-t-il. Il ajoute que le gouvernement n’a pas retenu l’hypothèse d’une nationalisation transitoire. C’est la conclusion d’un long et douloureux épisode social et politique, celui de la gestion chaotique d’une industrie en déclin comme notre pays en a connu beaucoup.

“La fracture du quinquennat a eu lieu ce jour-là” conclut Montebourg, qui fustige le manque de courage du gouvernement qui a refusé la nationalisation. Il ajoute: “Ce jour-là, les ouvriers ont compris que les socialistes, ça ne servait à rien”. Mais ce jour-là vient de loin…

La grande rupture de la gauche

Florange, c’est le révélateur d’une grande rupture que vit la gauche depuis au moins une vingtaine d’années. Une rupture, c’est un changement profond qui rend obsolète vos modèles mentaux, c’est-à-dire votre façon de voir le monde. Le propre d’une rupture est que ses effets ne se font pas sentir immédiatement, ce qui rend sa gestion difficile. La photo numérique est inventée en 1975, mais elle ne tue Kodak, leader de l’argentique, que 30 ans plus tard. Le low-cost aérien est inventé par SouthWest Airlines en 1972, mais il ne commence à avoir un impact sur les compagnies classiques que dans les années 90. Quand celles-ci prennent conscience de ce qui se passe, il est trop tard: elles ont laissé le champ libre à Southwest depuis vingt ans.

Moment Florange, Moment Kodak? (Source: Wikipedia)

Il en va de même pour Florange. Jean-Marc Ayrault, lorsqu’il évoque sa décision, indique que tout le monde savait que les hauts fourneaux n’avaient plus d’avenir, et que leur fermeture était inéluctable. Il assume donc le fait d’avoir dû prendre une décision difficile, mais nécessaire. Mais si tout le monde, et en particulier le Parti socialiste, savait depuis des années que ces secteurs étaient condamnés, pourquoi n’a-t-il rien fait? L’instant Florange, ce n’est pas le moment où les socialistes auraient dû choisir une autre voie, mais le moment où les conséquences de leur absence d’action dans les vingt à trente années qui précèdent s’imposent à eux. Au moment du choix, il n’y a plus de choix car tout était déjà joué depuis longtemps.

Prisonnier d’un modèle mental obsolète

La gauche a bâti son modèle mental lors de la seconde révolution industrielle, celle de l’émergence des grandes entreprises dont il fallait défendre les ouvriers. Le modèle qui émerge est celui de la propriété collective des moyens de production. Il produit à la fois une théorie de création de richesse et une théorie d’un partage équitable de celle-ci. Mais la première se fracasse sur le mur de la réalité, en 1983 en France, et à la fin des années 80 dans les pays socialistes. Désormais sans théorie de création de richesse, la gauche n’avance plus qu’avec une jambe, celle de la distribution d’une richesse créée par un système capitaliste qu’elle continue de refuser par le verbe, mais qu’elle accepte dans les faits. Mais celle-ci va aussi disparaître car la désindustrialisation, entamée dans les années 70 et qui s’accélère dans les années 2000, fait disparaître la population ouvrière. C’est ce que documente très bien l’ouvrage La France sous nos yeux. La base sociologique de la gauche a disparu. Son modèle mental est celui d’un monde qui n’existe plus.

Mais comme souvent, le modèle mental de l’organisation en déclin s’est figé en certitude inébranlable, même s’il ne correspond plus à la réalité depuis longtemps, ce qui occasionne des catastrophes. En rendant visite en février aux ouvriers de Florange pour les assurer de son soutien, le candidat François Hollande y souscrit pleinement. Ce-faisant, il fait de Florange un symbole, ce qui augmente considérablement l’enjeu du dossier et crée le piège qui se refermera sur lui neuf mois plus tard.

En proposant une nationalisation du site, Arnaud Montebourg y souscrit également pleinement, en entretenant l’illusion que l’Etat pourrait faire vivre un site en faisant fi de la réalité économique. Prisonniers de leur modèle qui ne correspond plus à la réalité, les socialistes se retrouvent ministres du verbe, chasseurs de symboles, constamment en réaction aux événements, à mener des combats d’arrière-garde, essayant de sauver des secteurs sans avenir.

L’exercice du pouvoir des bâtisseurs

La plus grande difficulté dans une crise, en dehors de sa gestion elle-même, est d’en tirer les bonnes leçons. À Arnaud Montebourg qui conclut au manque de courage du pouvoir socialiste face à l’obstacle, on peut facilement rétorquer que la nationalisation n’était qu’une fuite en avant; elle aurait coûté très cher et n’aurait rien résolu: une manœuvre tactique sans espoir, un baroud d’honneur, face à un problème stratégique. Il semble l’admettre à demi-mot, d’ailleurs, résumant, bien malgré lui sans doute, la distance qui s’est créée entre le modèle mental et la réalité, lorsqu’il déclare: “Tout l’exercice du pouvoir, non pas des gestionnaires, mais des bâtisseurs, des inventeurs – ce qu’a toujours été la gauche dans l’histoire – c’est d’imaginer comment faire coïncider nos valeurs avec la réalité qui s’y oppose.” Sauf que Florange souligne combien le PS a cessé d’être un bâtisseur et un inventeur, et se contente désormais de réagir aux événements, et qu’on ne voit pas bien quelles valeurs il essaie d’opposer à la réalité dans cette affaire.

Moment Florange, Moment Kodak

Comme Kodak et d’autres grandes organisations avant lui, le Parti socialiste a vécu une grande rupture dont les effets ont mis des années à se faire sentir. Florange est le moment qui révèle l’ampleur des dégâts et qui interdit de se voiler la face plus avant. Si, désormais, les ouvriers ont compris que “les socialistes, ça ne servait à rien”, comme les photographes avaient compris que dans un monde numérique, Kodak ne servait plus à rien, la question de savoir à quoi peut servir le Parti socialiste est désormais une question existentielle. Comme Kodak, qui a échoué, ou son concurrent Fuji, qui a réussi, la seule façon de répondre à cette question est d’interroger son identité, c’est à dire de procéder à un examen de ses modèles mentaux à la lumière du monde tel qu’il est, de cette fameuse réalité qui s’obstine à s’opposer à ces valeurs obsolètes.◼︎

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➕Voir le reportage L’adieu à Solferino ici. Sur la difficulté des politiques à faire évoluer leurs modèles mentaux face à l’incertitude de la période actuelle (et à partir d’un exemple tiré, cette fois, de la droite), lire mon article: 📄Et hop! un sondage! Le désarroi des politiques français face à l’incertitude. Sur les Gilets Jaunes, lire 📄Les gilets jaunes ou la confusion des modèles mentaux dans un monde qui change. Sur l’importance de l’identité face à la rupture, lire 📄L’importance de l’identité dans les choix stratégiques en situation de rupture: les cas Kodak et Fuji.

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3 réflexions au sujet de « Déclin organisationnel: Florange, le “moment Kodak” du Parti socialiste »

  1. Bonjour,
    Votre article n’est-il pas, aussi, le reflet de vos propres modèles mentaux? En effet, taper exclusivement sur le PS après 2 mandats de Chirac (certes avec une période cohabitation initiale) et un de Sarkozy, c’est un peu oublier que cette industrie lourde restant nécessaire dans un pays comme le notre, mais qui devait s’adapter et s’ajuster, ne l’a pas fait alors que c’est la droite qui était aux manettes: Permettre en 2006 la vente d’Arcelor à un producteur indien de mauvais aciers n’était alors clairement pas l’idée du siècle…
    Grosse consommatrice d’énergie, elle a aussi subi le manque d’investissement dans le domaine depuis les années 90: Ce n’est pas vraiment un hasard si l’acier est désormais majoritairement produit dans des pays ou l’électricité produite au charbon ne subit pas trop nos pressions environnementales.
    Ce dernier point, nous sommes d’ailleurs sans doute proches de le prendre en pleine figure si l’hiver se décide enfin à venir, alors que l’on a mis 120 milliards en pure perte dans un éolien/photovoltaïque qui ne produit quasiment rien vs capacité installée. A comparer avec le coût de l’EPR prototype de Flamanville (dont on parle bien plus, malgré un rapport coût de 1 à 6!) qui devrait tourner dans les 20 milliards et celui de 6 petits frères à 46 milliards.
    Entre ce qui aurait produit pour nous et l’industrie et ce qui a été fait (mais n’évitera pas de refaire du nucléaire) ces 20 dernières années, on aurait eu plus de 50 milliards pour soutenir des virages industriels qualitatifs qui nous auraient très bien positionnés dans le contexte actuel.
    En attendant, sans même évoquer la Chine, la Corée du sud conserve une sidérurgie forte, ce qui ne l’empêche nullement de nous inonder de sa production électronique et même, désormais, électroménager/auto… Plus proche de nous, l’Allemagne a également conservé une industrie lourde qui assure un socle au reste et en premier lieu aux outils de production, qu’on est plus crédible à produire quand on en a encore l’usage.
    Cela permet aussi d’avoir des politiques un peu plus capables de prendre les bonnes décisions: L’actuel tenancier, encore à Bercy, avait pris niveau industriel 2 décisions particulièrement stupides…

    1. Merci. Je ne “tape” pas sur le PS. J’essaie d’expliquer les difficultés qu’il rencontre à partir du concept de modèle mental. C’est un article sur le PS, pas sur la politique industrielle ou énergétique de la France.

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