Et si le capitalisme était moral après tout?

Que le capitalisme soit immoral est une idée qui semble aller de soi. L’image des fabricants de vaccin anti-Covid tirant profit de la pandémie faisait ainsi encore recette récemment. L’idée qu’il soit plutôt amoral, c’est à dire qu’il fonctionne en dehors de la morale, séduit aussi. Et pourtant ces deux idées sont fausses. Elles traduisent des modèles mentaux anciens mais démentis par les faits. Il ne peut y avoir de capitalisme sans morale.

Associant le capitalisme à ce qu’il appelle un ordre “économique, technique et scientifique”, le philosophe français André Comte Sponville estimait, dans un article fameux, que la morale était privée de toute pertinence pour expliquer le processus qui s’y déroule. Il conclut: “Le capitalisme est-il moral ? Je réponds donc évidemment non : il est radicalement et définitivement amoral. Si nous voulons qu’il y ait une morale dans une société capitaliste, cette morale doit venir d’ailleurs que du marché.”

La thèse est séduisante et le philosophe est habile: il ne dit pas que le capitalisme est immoral, au sens où il le condamnerait pour ses vices, mais amoral, expliquant que la dimension de moralité ne le concerne pas. Mais cette thèse repose entièrement sur la distinction, que Comte Sponville fait d’entrée de jeu et sans la justifier en aucune façon, entre différents “ordres” de l’activité humaine: il y aurait l’ordre “économique, technique et scientifique”, puis l’ordre “politique et juridique”, puis celui de la morale et enfin celui de l’amour. D’où viennent ces distinctions? Mystère! La séparation en ordres distincts est cependant la marque d’une pensée médiévale, et il a fallu la révolution de la pensée moderne pour s’en affranchir, mais il ne semble pas que cette révolution ait touché notre philosophe. Sans compter que l’argument est tautologique: on commence par définir le capitalisme comme un ordre technico-économique séparé de l’ordre de la morale, puis on “démontre” que celle-ci n’en fait pas partie! En fait, la séparation bien nette entre un monde économique, technique et scientifique et le domaine du juridique, du moral et du politique, et même celui de l’amour, n’est qu’un modèle mental, et celui-ci ne repose sur aucune réalité. Un modèle mental alternatif, dans lequel l’économique baigne au contraire dans le juridique, le politique, le social, le moral et l’amour, correspond pourtant bien plus à la réalité. Nous parlons d’humains, pas de machines.

Si donc Comte Sponville n’a pas grand-chose à nous apprendre sur la question, celle-ci demeure: Le capitalisme est-il moral? Pour y répondre, il est nécessaire, comme toujours, de partir de la définition de moral: “Qui concerne les règles ou principes de conduite, la recherche d’un bien idéal, individuel ou collectif, dans une société donnée.” Et là ça commence mal, parce que la définition est protéiforme, puisqu’elle évoque aussi bien le comment (règles et principes) que le quoi (recherche d’un bien idéal), sans compter que le bien idéal est sujet à définition et que c’est cette définition qui marque les différentes philosophies. Regardons donc le capitalisme (c’est à dire le commerce, pour simplifier ici) au prisme de ses règles et principes, d’une part, et du bien idéal qu’il recherche, s’il en recherche un, ce qui est bien évidemment contesté.

Il n’y a pas de capitalisme sans principes moraux

Le modèle mental dominant sur le capitalisme et sur le commerce est celui de la loi de la jungle. C’est le plus fort qui gagne. Le gros écrase le petit. Tous les moyens sont bons pour s’enrichir: mentir, tricher, voler, etc. C’est ce modèle mental que traduit Comte Sponville lorsqu’il s’écrie, en se moquant de la question éthique dans l’entreprise: “Ce serait la première fois que la vertu ferait gagner de l’argent”. Il faut pourtant avoir une singulière ignorance du monde du commerce pour oser affirmer une telle chose. Chacun sait qu’une absence de vertu est le plus court chemin vers la faillite, que vous soyez plombier, négociant ou entrepreneur. Bien-sûr, chacun sera à même de citer tel ou tel entrepreneur qui a réussi en trichant, mais c’est vrai de toute activité humaine: il y a des scientifiques qui trichent, et pourtant personne ne songerait à dire que la science n’est que tricherie immorale. Il y a également des journalistes qui trichent, des hommes politiques qui trichent, des footballeurs qui trichent, etc. On ne condamne pas une profession en raison des travers de certains de ses membres.

Il subsiste pourtant un modèle mental associant celui qui réussit dans le commerce à un tricheur fondamental. Il traduit la vision du commerce comme un jeu à somme nulle: ce que l’un gagne, un autre doit forcément le perdre; et la réussite individuelle se fait forcément aux dépens de la réussite collective. Ces oppositions sont fortement marquées, nombre de moralistes en font leur miel, mais elles n’ont pas lieu d’être. Elles sont démenties par l’histoire.

Immoralité en action (vue de Venise dans le Livre des Merveilles, de Marco Polo)

Le capitalisme promeut un bien idéal, celui d’une société où chacun trouve son compte

Si le capitalisme obéit à des règles et des principes de conduite, dont la non-observation met rapidement hors d’affaire, recherche-t-il par ailleurs un bien idéal? Non, au sens transcendantal du terme, mais oui dans une autre acception, celle du développement d’une société où chacun vaque pacifiquement à ses occupations sans essayer d’imposer quoi que ce soit aux autres. Cet idéal fut notamment vanté par Voltaire, qui observait que la vie en commun ne serait pas possible sans une convention où chacun trouve son compte (intérêt personnel). En substance, on ne construit une société ni sur le sacrifice de chacun, ni sur le vice célébré (à la Mandeville), ni encore sur l’égoïsme revendiqué (les anti-vax), mais sur un équilibre dialectique toujours renouvelé des intérêts individuels. Le commerce est l’un des moyens de créer cet équilibre, même s’il n’est pas le seul, et Voltaire concluait qu’il contribuait ainsi au bonheur du monde. Et il serait immoral?

La moralité avant-gardiste de la Venise marchande

Au Moyen-Âge, Venise, république marchande, choque l’Europe chrétienne en commerçant avec les Ottomans. C’est l’exemple même de l’immoralité, celle du marchand qui ne regarde que son intérêt. Mais l’intérêt de qui d’autre Venise devait-elle regarder? Celui de la religion chrétienne? Mais cela reviendrait à définir la moralité comme la subordination de tous nos actes aux intérêts de celle-ci, ou à ceux de l’Église qui la représente. L’intérêt de son pays? Mais Venise était une cité indépendante, elle ne faisait partie d’aucun pays.

On ne peut donc accuser la Venise marchande d’être immorale que selon une définition bien particulière, en l’occurrence ici politique ou religieuse, de la moralité. En traitant ses clients chrétiens et musulmans à égalité, Venise refuse les dogmes de son époque, adopte une posture finalement très républicaine et très moderne, très en avance sur l’universalisme des lumières qui viendra quelques siècles plus tard. Les échanges de Venise avec ses clients Ottomans prenaient en outre place dans un cadre éthique et moral solide: respecter la parole donnée, fournir ce à quoi on s’était engagé, ne pas mentir sur la qualité de la marchandise, traiter avec ses clients quelle que soit leur religion ou leur couleur de peau, séparer ainsi le religieux du séculier. Immoral? Amoral? François Ier suivra l’exemple de Venise en s’alliant avec les Ottomans contre les Habsbourg, et lui aussi choquera profondément son époque. Immoral François Ier? Oui si on définit le bien idéal comme celui d’un monde chrétien. Non, si on le définit comme celui d’un royaume fort et pacifié, protégé de ses ennemis.

Deux modèles mentaux à contester à propos du capitalisme

En conclusion, l’accusation d’amoralité des marchands, et du capitalisme en général, ne tient qu’en raison de la prévalence de deux modèles mentaux: celui qui définit la moralité comme une subordination au religieux ou au politique, et celui qui ne voit le commerce que comme quelque chose de purement matériel alors qu’il est profondément social et donc nécessairement moral. Ces deux modèles mentaux sont légitimes, mais nous ne sommes pas obligés d’y souscrire.◼︎

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➕ Sur le sujet, on pourra lire mes articles précédents: 📄Innovation: Le « capitalisme responsable », faux problème et vraie diversion; 📄La curieuse présomption de l’entrepreneuriat « à impact »; 📄Entreprise à mission et profit: le « en même temps » est-il possible?

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6 réflexions au sujet de « Et si le capitalisme était moral après tout? »

  1. excellent merci.

    la critique peut elle en revanche se faire sur la publicité ou le modèle numérique ??

    leur version ultra (capitaliser les mémoires et les consciences) vante alors ce qui n’est pas et martele tellement son message (encore plus avec le numérique) qu’elle en vient à supprimer la liberté de choix.

    il n’y a plus le rôle social que vous citez à juste titre comme fondement du commerce.
    (d’ailleurs la maison mère de Google parie sur la fin de l’humanité, fondement du transhumanisme actif)

  2. Il me semble qu’il y a quelques années, Pascal Salin avait apporté des arguments forts et proches des tiens, pour contrer la posture de Comte-Sponville. Le capitalisme est évidemment moral puisqu’adossé au respect des droits individuels, au respect des engagements pris par contrat, au respect de la propriété. merci pour l’éclairage sur les modèles mentaux qui conduisent à penser l’inverse. Il y a un corollaire d’ailleurs à celui concernant le commerce : beaucoup de gens pensent que dans un échange libre, il y a forcément un gagnant et un perdant. ils confondent échange libre et échange non-libre. IL y a une sorte de fausse idée de la liberté qui consisterait à faire tout ce que l’on veut, sans aucune contrainte.
    Une autre question : cela ne me semble pas du tout aller de soi que le capitalisme soit immoral ou amoral. Je m’interroge sur les raisons cet état de fait dans les esprits. Il est temps d’extirper le marxisme de l’école..

  3. On peut simplement poser que toute activite collective organisee a un fondement moral (tacite ou explicite). L’amoralite (en tant qu’absence de tout systeme de valeurs partagees) est une vue de l’esprit.

  4. N’y a t il pas différents types de capitalisme ?
    Celui qui profite du statut d’anonymat dans les sociétés multinationales profitant des paradis fiscaux en vertu de lois qu’elles sont assez puissantes pour imposer aux États par toute sorte de moyens ? Celui qui ferme une usine parfaitement rentable pour un gain encore plus important exigé par des actionnaires ..anonymes .. Celui qui corrompt l’État au dépend du bien commun dont il est sensé être le garant ( capitalisme de connivence).
    Et celui qu’on résumera dans les principes respectés par les PME/PMI, productrices de biens/services, dont les dirigeants et associés sont propriétaires et prennent de vrais risques avec leurs employés. D’aucun évoqueront un capitalisme “paternaliste”, comme Sartre aima tant à le condamner.

    1. oui merci de le préciser !
      le capitalisme, comme beaucoup de mots devenues “valises” a besoin d’être complété capitalisme-finacier capitaisme-familial capitalisme-coopératif etc

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