Depuis quelques années a émergé un phénomène qui porte un nom étrange, celui de l’entrepreneuriat “à impact” ou entrepreneuriat social. Plutôt qu’à la recherche du profit personnel, les entrepreneurs “à impact” affirment mettre leur talent au service de l’intérêt général. C’est là une curieuse présomption, à double titre: d’une part, la recherche du profit a eu historiquement un impact considérable au service de l’intérêt général, et d’autre part, nombre d’entre eux n’auront pas le moindre impact en raison même de leur posture.
L’entrepreneuriat social est généralement défini comme “une manière d’entreprendre qui place l’efficacité économique au service de l’intérêt général.” Cela semble simple, que n’y a-t-on pas pensé avant? Mais comme souvent, ce qui semble simple ne l’est pas tant que ça. Ici l’ambition de mettre “l’efficacité économique au service de l’intérêt général” repose sur pas moins de trois modèles mentaux très discutables. Le premier oppose économique et sociétal. La distinction entre les deux est artificielle et ne correspond pas à la réalité. L’économique et le social sont indissociables. Toute entreprise, par les gens qu’elle emploie, ceux qu’elle fait vivre (fournisseurs, banquiers, investisseurs), les impôts et charges sociales qu’elle paie, a nécessairement un impact économique et social. Quelqu’un qui a un emploi a beaucoup plus qu’un salaire. Il a un statut, un réseau social, une fierté, un sentiment d’accomplissement, etc. L’économie est affaire de parties prenantes, c’est quelque chose de profondément social. Le lien social est le contexte dans lequel l’économique prend place.
Le second modèle mental oppose lui recherche du profit personnel et intérêt général. C’est une vieille opposition, et il faudrait choisir entre les deux. Sans compter que ceux qui choisiraient le premier seraient les méchants qui se désintéressent de l’intérêt général, tandis que ceux qui choisissent le second seraient les gentils qui se sacrifient pour lui. Adam Smith et à sa suite 200 ans d’histoire économique ont montré que cette opposition n’avait aucun fondement, et que la recherche du profit et l’efficacité économique qui en résulte servent l’intérêt général par l’enrichissement qu’elles permettent, entre autres. Évidemment cet incroyable paradoxe n’a jamais été admis par nombre d’intellectuels qui continuent d’opposer les deux et qui voudraient que la seule façon de défendre l’intérêt général soit pour l’individu de s’y sacrifier, comme un soldat part à la guerre. Cette notion sacrificielle, empreinte de religiosité, reste très présente dans la pensée économique actuelle dans les débats sur l’entrepreneuriat social et sur la mission d’entreprise.
Le troisième modèle mental a trait à la façon dont on définit l’intérêt général. Lorsqu’on l’oppose à l’efficacité économique, on exclut de facto celle-ci. Autrement dit, l’intérêt général est implicitement défini comme quelque chose de purement social. Augmenter la richesse n’y contribuerait pas. On le voit, l’une des difficultés d’un mouvement qui prétend se consacrer à l’intérêt général est que celui-ci est un concept vague. Qui le définit? Comment prétendre qu’il est le même pour tous? Comment penser que dans un monde complexe et incertain, nous serons tous d’accord sur sa définition pour tel ou tel sujet?
L’entrepreneuriat à impact, quel impact?
Au-delà des questions posées par ces trois modèles mentaux sur la validité des bases philosophiques de l’entrepreneuriat social, c’est la notion même d’impact qui pose problème. En effet, en se déclarant entrepreneurs “à impact”, ces derniers semblent supposer que les autres entrepreneurs n’en n’ont pas, qu’ils sont “sans impact”. Or l’impact profond et massif de l’entrepreneuriat motivé par le profit est pourtant une évidence depuis longtemps. Pour prendre un exemple actuel parmi d’autres, des startups comme BioNTech ou Moderna sauvent des millions de gens avec leurs vaccins; elles ont un impact massif sur la santé mondiale, et par extension sur l’économie et le social, et servent donc l’intérêt général. Et pourtant elles sont un pur produit du capitalisme entrepreneurial porté, en partie, par la recherche du profit, et ne rentrent donc pas dans la définition d’entreprise “à impact”. BioNTech et Moderna, pas d’impact? De qui se moque-t-on?
Ce qui est en question ici n’est pas la capacité ou non de l’entrepreneuriat “à impact” à avoir un impact effectif. Ce sera certainement le cas de certaines de ces entreprises. Ce qui est en question, c’est la présomption que seules l’entrepreneuriat “à impact” peut en avoir un. Cette présomption balaye d’un revers de main les leçons de 200 ans d’histoire économique. Elle permet de s’arroger le terme “impact” sans la moindre légitimité pour cela. N’importe quelle PME de 500 personnes a plus d’impact que la plupart des startups sociales en vogue.
L’entrepreneuriat à impact est une posture morale
L’impact n’est donc pas le seul apanage des entrepreneurs “à impact”. Mais alors qu’est-ce qui fait leur spécificité? Pourquoi BioNTech et Moderna ne sont pas “à impact”? L’explication est simple: ce qui distingue l’entrepreneuriat “à impact” de l’autre, ce n’est pas qu’il a un impact, c’est qu’il refuse a priori la recherche de profit. C’est le comment qui le distingue, pas le quoi. Si c’était vraiment l’impact que ces entrepreneurs recherchaient sur un problème à résoudre, ils seraient agnostiques quant aux moyens à mettre en œuvre pour le résoudre. Ils diraient “Il faut absolument vacciner les populations contre la Covid-19. C’est l’intérêt général. Comment faire? Eh bien, si la solution passe par des startups qui ont levé des milliards de dollars auprès de capitaux risqueurs alliées à de grands laboratoires pharmaceutiques, ainsi soit-il.” Mais ce n’est pas du tout la posture. La posture c’est d’essayer de résoudre le problème à condition que la résolution ne repose pas sur la génération de profit. Cela revient à courir un marathon en s’attachant les deux jambes. C’est poser une condition qui rend de facto presque impossible d’avoir le moindre impact. Autrement dit, l’entrepreneuriat à impact est une posture morale, voire idéologique, pas une démarche de résolution de problème. Tout en prétendant subordonner le profit à l’impact, il subordonne surtout ce dernier à l’idéologie.
Sans compter que l’entrepreneur social, sous couvert de sacrifier sa recherche de profit, profite en fait considérablement de cette posture morale. En effet, en mettant son action au service d’un objectif moralement indiscutable, parce que rangé sous la bannière fourre-tout de l’intérêt général par lui défini, et en prétendant sacrifier toute ambition personnelle, l’entrepreneur gagne un prestige social important dans certains cercles auxquels il signale sa vertu; c’est une véritable rétribution, car ce prestige est un capital qui peut se monnayer en espèces sonnantes et trébuchantes ou en pouvoir. À l’extrême, l’entrepreneur peut même justifier la médiocrité de sa performance économique par ce sacrifice, voire que celle-ci constitue la preuve de son engagement sociétal. Il fera vivoter une structure semi-sociale sans véritable impact, mais se paiera sur le prestige social obtenu par l’affichage de sa vertu, et ce qu’il peut en retirer. En ce sens, son entrepreneuriat social n’est qu’un moyen au service de son ambition personnelle, le contraire de ce qui est affiché. Autrement dit, l’entrepreneuriat social est tout sauf désintéressé; c’est un entrepreneuriat comme un autre, mais avec une constitution de capital un peu différente.
Cette approche n’a rien de nouveau: créer une structure sociale, se consacrer aux bonnes œuvres et en tirer parti pour construire un capital social qu’on monnaye ensuite en argent ou en pouvoir est un jeu aussi vieux que l’humanité, mais simplement habillé de nouveaux mots. C’est un jeu légitime. Il s’agit seulement de ne pas en être dupe et de ne pas laisser ceux qui le jouent acquérir une supériorité morale sur ceux qui ne le jouent pas et qui font œuvre tout aussi utile dans leur propre projet entrepreneurial.◼︎
Pour aller plus loin sur le sujet, lire mes articles précédents: ▶︎Tout entrepreneuriat est social: l’histoire de Josiah Wedgwood, ▶︎Tech for good: Et si c’était une très mauvaise idée?
7 réflexions au sujet de « La curieuse présomption de l’entrepreneuriat “à impact” »
Je ne suis pas doué : j’ai monté deux boîtes dont une a fait une faillite piteuse par manque d’approche “effectuation” et l’autre vivote. Si j’avais dit que j’étais un entrepreneur à impact j’aurais aujourd’hui un super CV 🙂
Je suis frappé par les modes en cours et ma lecture de la Grève de Ayn Rand. On dirait que les totos à la monde s’acharnent à illustrer le propos de Rand…
Cet article de boomer… il y a vraiment des gens en 2021 qui croient encore aux théories d’Adam Smith et que les entreprises sont par nature sociales. Vous êtes ridicule.
Quand on n’a pas d’argument, on attaque son interlocuteur perso. Classique.
cher Monsieur, j’ai lu un certain nombre de vos articles et je les ai appréciés, comme celui sur la tech for good. Dans cette article, je pense qu’il y a une mauvaise utilisation de l’expression “entrepreneuriat social”. Même s’il n’est pas simple de faire l’étymologie du mot, je pense qu’il a été introduit par l’ONG américaine Ashoka dans les 80’s, dont les activités Françaises ont débuté au milieu des années 2000. Selon Drayton, “l’entrepreneur social” n’est pas un entrepreneur d’une société “for profit” qui recherche un impact social (autre débat, certes intéressant), mais un créateur d’une “non profit” à vocation social qui se comporte/ ou devrait se comporter comme un entrepreneur. Par cette idée, Drayton a sans doute voulu faire prendre conscience aux fondateurs de projets non profit qui adressent des sujets à impact sur lesquels l’entreprise ne peut pas grand-chose (SDF, handicap, migrants..) qu’ils avaient les mêmes défis qu’un entrepreneur traditionnel : scale, efficacité.. Le mot est donc à prendre à l’envers.
Merci pour cette précision. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’une entreprise « à profit » ne peut pas grand-chose pour les SDF, les migrants ou les handicapés ???
Amusant… La Poste a dû vous lire avant de prendre sa décision récente :
Le 8 juin dernier, l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires du Groupe La Poste s’est réunie pour adopter le statut d’entreprise à mission. La Poste conforte ainsi son positionnement d’entreprise à impact positif, au service de la société tout entière
https://www.groupelaposte.com/fr/actualite/le-groupe-la-poste-devient-entreprise-a-mission
ça les occupe et leur donne bonne conscience.
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