Une des sources les plus importantes des erreurs de prédiction tire sa source dans la croyance en des lois empiriques, c’est à dire des phénomènes qui se produisent depuis tellement longtemps qu’on a fini par penser qu’ils se produiraient toujours. Cette notion de temps dans la persistance d’un phénomène a été abordée avec un angle philosophique par le philosophe Nelson Goodman au moyen de son paradoxe ‘grue’, qui nous permet de mieux comprendre l’erreur commise.
Voici comment Goodman présente le paradoxe ‘grue’ au moyen d’un exemple basé sur les émeraudes. Les émeraudes sont des minéraux de couleur verte en raison des traces de chrome, vanadium et fer qu’ils contiennent.
Adoptons donc l’hypothèse suivante: Toutes les émeraudes sont vertes.
Cette hypothèse est confirmée par de très nombreuses observations d’émeraudes vertes, c’est-à-dire ses ‘instances positives’. Considérons maintenant une hypothèse rivale : Toutes les émeraudes sont vleues.

Ici ‘vleu’ (vert-bleu) est un nouveau prédicat qui est défini comme la propriété d’être vert avant une date t – disons l’année 2080 – et bleu après. Ainsi, ce prédicat selon lequel toutes les émeraudes sont vleues sera confirmée par toute observation d’une émeraude verte avant l’an 2080, parce que ‘vleu’ signifie par définition être vert avant 2080 et bleu seulement après. Naturellement, puisque toutes les observations disponibles datent d’avant l’année 2080, elles confirment toutes l’hypothèse “les émeraudes sont vleues” exactement autant qu’elle confirme l’hypothèse “les émeraudes sont vertes”. Goodman avance alors que si l’observation d’une émeraude verte étaye l’induction logique “toutes les émeraudes sont vertes”, elle étaye de la même manière l’affirmation “toutes les émeraudes sont vleues”. Il est donc étonnant que nous acceptions facilement la première affirmation, mais pas la seconde.
Quel intérêt me direz-vous? Eh bien ce paradoxe peut servir à faire un usage plus prudent qu’on ne le fait actuellement de “lois” historiques pour la prédiction. La plupart de ces lois sont en effet vraies… jusqu’à ce qu’elles deviennent fausses.
Par exemple, dans ses prévisions de janvier 2016 pour l’année à venir, le Financial Time était catégorique : Qui gagnera l’élection américaine ? Réponse : Hillary Clinton, parce que “toutes les élections se gagnent au centre”. En fait, ce qui est présenté comme une évidence, une loi, n’est en fait rien d’autre qu’un fait historique. Cette loi est vrausse, à la manière de vleue : elle est vraie jusqu’à une date donnée, puis elle peut devenir fausse. Il se trouve que pour les États-Unis, la date était novembre 2016. Le FT aurait ainsi du écrire plutôt : “Jusque-là, une élection s’est toujours gagnée au centre” puis se demander : est-ce que ce fait historique restera valable dans le cas de cette élection ? Sans nécessairement pouvoir avoir la réponse, le simple fait de se poser la question ouvre des perspectives nouvelles sur l’anticipation possible d’un événement qui nous semble pourtant totalement impossible.
De même, en septembre 1962, la CIA estimait que jamais les soviétiques n’installeraient de missile à Cuba – ce qu’ils étaient précisément en train de faire – pour la bonne raison que ces derniers n’avaient jamais installé de missiles nucléaires à l’extérieur de leur territoire. La ‘loi’ “Les soviétiques n’installent pas de missiles nucléaires en dehors de leur territoire” était en fait vrausse. Il aurait fallu la reformuler de la façon suivante : “Les soviétiques n’installent pas de missiles nucléaires en dehors de leur territoire jusqu’à une date t ; Mais ils pourraient le faire à partir de cette date.” Puis se demander si t ne pourrait pas être septembre 1962.
Il est donc potentiellement extrêmement intéressant de considérer toutes les ‘lois’ sur lesquelles on appuie son diagnostic d’anticipation comme des lois vrausses. On se prémunit ainsi de l’argument d’immortalité et de l’erreur logique “cela ne s’est jamais produit = c’est impossible”. Avec vrausse, “cela ne s’est jamais produit = pas encore produit mais possible”. Tout ce qui n’est pas impossible, tout ce qui est une ‘possibilité épistémique’, pour reprendre l’expression de l’économiste George Shackle, est vraux. En fin de compte, regarder les ‘lois’ historiques comme vrausses prémunit l’acteur contre l’arrogance épistémique qui coûte si cher à ceux qui en sont victimes.
L’argument vraux fonctionne également avec les prévisionnistes. Tel ‘expert’ est très écouté parce qu’il a ‘prédit’ les 3 dernières élections présidentielles ? Vraux ! Si vous misez sur ses prédictions pour la prochaine, vous pourriez bien être le dindon de la farce. Comme le disait Bertrand de Jouvenel, “Vivre est un pari ; écartons au moins les paris absurdes.”
Cet article est un extrait adapté de mon ouvrage “Bienvenue en incertitude!“.
Sur le même sujet, lire également mon article “Bienvenue en Extrémistan“. Sur le paradoxe ‘grue’, lire Nelson Goodman, Faits, Fictions et Prédictions (Editions de Minuit, 1985). L’article du FT: https://www.ft.com/content/7c70d9a2-aef1-11e5-b955-1a1d298b6250
9 réflexions au sujet de « Erreurs de prédiction: Toutes vos lois empiriques sont ‘vrausses’ »
Bonjour et merci pour cet article, peut on rapprocher le paradoxe de Goodman avec le biais de la loi des petits nombres de Kahneman et l’allégorie de la dinde de Noel décrite par Taleb dont vous faites référence dans un de vos articles précédents ?
tout à fait! L’allégorie de la dinde (à l’origine évoqué par Bertrand Russell) est présenté dans l’article que je mentionne à la fin, “Bienvenue en Extremistan”. Pour la loi des petits nombres c’est différent, car mon propos est plus lié à l’induction en elle-même qu’à la petite taille de l’échantillon.
J’ai l’impression qu’anticiper le futur en regardant le passé est une erreur commune. Cela revient, je pense, à conduire sa voiture en se fondant uniquement sur ce que l’on voit dans le rétro-viseur, en oubliant de regarder à travers le pare-brise !
commune en effet!
Ce phénomène est encore plus fort dans les temps où le changement est plus fort. En Afrique, les lois ancestrales pour l’agriculture sont devenues totalement inefficaces (et même contre productives) avec le changement du climat. C’est souvent un manque de perspective historique (que ce soit en politique, comme en économie) qui nous pousse à croire que notre monde est figé. Mais 1910 ne ressemble pas à 1947, comme 1980 ne ressemble pas à 2016.
J’ai trouvé l’article très intéressant ! On pourrait facilement trouver un nombre important de loi “vrausse” dans la sphère économique. En effet, en 2007, les banques américaines ont tous pensé que la FED n’allait pas les laisser couler. Lehman Brothers a été ce point de rupture rendant cette loi fausse. De même que dans le secteur des taxis, tout le monde pensait que cette profession bénéficierait d’une protection face à la concurrence d’autre service de VTC. L’arrivée d’UBER a été ce point de rupture rendant cette loi fausse.
Tout ça pour dire que peu importe le domaine, il faut réfléchir le futur en observant les tendances actuelles et déceler les risques et opportunités émergents. Il est donc nécessaire d’aborder ces lois comme étant des lois “vrausse” et non les prendre pour des lois indubitablement vraies.
Merci de nous l’avoir rappelé !
Je crois que le problème vient de que l’économie se prend pour une science (les économistes se prennent pour des scientifiques). Or en réalité les seules lois fiables sont les lois lois de la nature : celles des sciences physiques et biologiques. Toute “loi” qui provient des humains est sujette à modification quand d’autres humains pensent autrement. Une fois qu’on a compris ce qui précède, on voit que les prévisions économiques sont équivalentes à celles de Mme Irma …
“La seule utilité des prévisions économiques est de rendre l’astrologie respectable”. K. Galbraith
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