Je continue à étudier les facteurs de déclin des entreprises. Après avoir évoqué le silence imposé aux employés et les talents qui n’en sont pas, regardons aujourd’hui le manager créosote, ou manager toxique, celui qui tue tout autour de lui pour s’épanouir. Le créosote peuple à peu près toutes les entreprises que je rencontre et qui ont tant de mal à innover. N’y aurait-il donc pas un lien de cause à effet?
Intéressons-nous cette semaine à un buisson peu connu, le buisson créosote, de son nom scientifique Larrea tridentata. En fait vous le connaissez, c’est ce buisson qui, sec, est ballotté par le vent et que l’on voit tourner sur lui-même dans les westerns. Ce buisson a une particularité: il contient de la créosote, d’où son nom, qui est une substance toxique. Et l’évolution lui a en cela rendu un fier service: comme il ne pousse que dans le désert, ce poison tue toute forme végétale autour de lui. Dans un contexte où l’eau et les nutriments sont rares, cette faculté de tuer toute concurrence est un atout précieux pour sa survie.
Une plante qui vit dans le désert et qui, pour s’épanouir, tue toute forme de vie autour d’elle, voilà la métaphore parfaite pour un certain type de manager que les entreprises adorent… à leurs dépens, le manager créosote. Comme le buisson, le manager créosote (ou manager toxique) fleurit dans le désert, c’est-à-dire qu’on le retrouve dans les entreprises qui ont déjà passé le point de rupture de leur capacité créative et sont entrées en phase de déclin. Mais ce déclin ne se voit pas encore dans les chiffres et elles essaient d’améliorer leur performance par une fuite en avant.
Le manager créosote supprime les dissensions et les parlotes inutiles, focalisant tout le monde sur la performance opérationnelle. Le manager créosote n’a aucune patience pour les nuances et les hésitations. Il exige une exécution sans faille, clé de la performance d’une organisation qui a cessé d’être créative. Le manager créosote sait que les ressources sont rares, et veille à ne pas les gaspiller. Il déteste les coûts. Idéalement, il préfère la mort, car elle ne coûte rien. C’est pour cela qu’il aime le désert: peu de ressources, peu de gaspillage, et ceux qui gaspillent meurent rapidement. Les projets inutiles ou pas rentables sont ainsi éliminés. Le manager créosote aime les KPI: “tout ce qui ne se mesure pas ne se gère pas,” répète-t-il tout le temps, excipant de ces fausses évidences dont les créosotes ont le secret.
Mais surtout le manager créosote est un poison. C’est Jack Welch, PDG de General Electric, qui parlait du dilemme qu’il rencontrait à propos de tels managers (il n’utilisait pas l’expression): il expliquait qu’il y avait deux dimensions qu’il prenait en compte dans l’évaluation des managers: leur performance et leur adéquation à la culture de l’organisation. Evidemment le cas idéal est un manager performant qui correspond à la culture. L’autre cas facile est celui qui n’est ni performant, ni en phase avec la culture. Celui qui est en phase mais pas performant peut être formé et encouragé.
Celui qui, en revanche, est performant mais pas en phase, pose un vrai dilemme. Que faire en effet lorsque cette performance se fait au prix du reste de l’organisation? Welch expliquait qu’il agonisait littéralement à propos de ce cas, un manager performant, c’est tellement utile! Mais au final, il préférait que le manager en question parte, et on comprend pourquoi. Peut-être utile à très court terme, ce manager détruit la culture de l’organisation et au final l’organisation elle-même. Il crée le désert autour de lui et les quelques résultats qu’il peut mettre en avant se paient au prix fort au bout d’un certain temps: les créatifs, les fortes têtes et les originaux s’en vont (ou sont poussés vers la sortie). Ne restent plus que les bons élèves obéissants, les médiocres carriéristes et les sans grades terrorisés, ainsi que ceux qui n’ont nulle part où aller et qui sont coincés. Plus personne n’ose contester une décision, plus personne n’ose crier que le Roi est nu. Pire encore, l’information nuancée ne remonte plus aux niveaux supérieurs; ne reste que la présentation lisse de quelques indicateurs chiffrés dont on sait à quel point ils représentent rarement la réalité opérationnelle, et à quel point ils rendent le mensonge facile. Une culture du silence s’installe dans laquelle le critère de réussite est l’obéissance.
Lorsque l’entreprise est sur les rails de son activité dominante et qu’elle n’est pas menacée par une rupture, le manager créosote peut faire illusion. Il contribue directement à la réussite de l’organisation et à sa performance. Il est loué pour cela, et les critiques sont réduits au silence. Mais ce faisant, il coupe toutes les options de redirection pour le cas où l’environnement changerait. En empêchant de semer les graines “inutiles”, il crée les conditions de la faillite future. Mais ça ne se voit pas dans l’immédiat. Il est l’une des causes principales de la disparition de la capacité créative, que j’évoquais dans un article précédent. La cassure se produit, mais ses effets ne sont pas encore visibles. Quand ils le seront, il sera trop tard. D’ailleurs, le manager créosote sera parti depuis longtemps, fêté comme un héros en raison de ses performances. Car bien-sûr, le manager créosote est aussi un mercenaire. Produire des résultats vite, cacher les problèmes sous le tapis, et partir avant que la grenade n’explose, c’est sa méthode. Il reviendra aux sans grades restés dans l’organisation de récupérer le bébé pour réparer les dégâts, si c’est encore possible.
Vous en avez sûrement rencontré des managers créosotes, ils sont partout. Ils peuplent les entreprises que je rencontre et qui ont tant de mal à innover. La foi en leur pouvoir repose sur une conception fausse de ce qui fait la performance d’une organisation: une conception selon laquelle la performance est individuelle, alors qu’elle est avant tout collective; une conception qui s’appuie sur des “talents” devenus l’obsession des départements RH alors qu’un talent est toujours contextuel. L’arrivée des créosotes marque plus le déclin intellectuel de l’équipe dirigeante qu’une volonté stratégique; ils sont une caricature du management. Le véritable acte de leadership est d’en débarrasser l’organisation, avant qu’il ne soit trop tard.
➕Pour en savoir plus sur ces fléaux qui détruisent les entreprises, lire mes articles précédents: “Ce silence qui tue votre entreprise“, “Quand ses talents empêchent l’entreprise d’innover” et “Ce que Vaclav Havel nous enseigne sur le manque d’innovation dans les grandes entreprises.” On pourra également lire “La disparition de capacité créative comme cause du déclin des organisation“.
🇬🇧Version of this article in English here.
33 réflexions au sujet de « Le créosote, ce manager performant qui détruit votre entreprise »
A reblogué ceci sur brzustowski luc.
Tiens, cela ressemble au management finlandais (que je découvre avec horreur, suite à un rachat, sans avoir encore le fatalisme de collègues allemands l’ayant eux-même été il y a 10 ans) du secteur restant d’une grande entreprise (souvent en “exemple” des articles de ce blog!).
Mais là, les ressources sont pourtant encore une armée mexicaine dont on exige l’exécution sans condition de décisions (à l’imbécillité croissante, illustrée pas des produits qui sortent fonctionnant moins bien que la génération précédente: Ce n’est pas encore visible, encore quelques mois!) tombées d’en haut, sans remise en compte possible. Le trésor du rentier, tiré de la revente du secteur qui s’est pris une pomme sur la tête il y a presque 10 ans (sans déclencher un effet Newton bénéfique), le permet encore.
Pour combien de temps?
en “exemple” ou en “contre exemple”? J’aimerais en savoir plus même si je devine le nom…
En exemple des problèmes liés à un management déconnecté des réalités, l’exemple venant d’en haut (un financier n’a rien à faire en temps que CEO d’une boite technologique: Il en faut, mais à l’étage du dessous. Sinon ils tuent en 5/7 ans une boite centenaire, que tout le monde voyait mourir dès les décisions “stratégiques” prises sauf eux, exemple hélas vécu).
Ca commence par N et finit par A. En 5 lettres.
Cette fois la cata sera côté infra.
En botanique on met toujours le nom de genre avec une majuscule…Larrea …et celui d’espèce avec une minuscule…tridentata…
Envoyé de mon iPad
>
Corrigé!
“une conception selon laquelle la performance est individuelle, alors qu’elle est avant tout collective, une conception qui s’appuie sur des « talents » devenus l’obsession des départements RH alors qu’un talent est toujours contextuel.”
Voilà un argument qui sonne le communisme. Je vous défie de m’expliquer en quoi le talent d’Einstein est “contextuel” et “collectif”.
La compétence et l’intelligence existent et certains en sont moins dotés que d’autres, c’est un fait de la nature, dont la véracité est mise en évidence par le capitalisme. Si la compétence individuelle n’existait pas, Google ou FB n’auraient pas vu le jour.
Je crains que vous ne compreniez pas ce qu’est le capitalisme. Quant à m’accuser de communisme… L’importance du collectif n’induit en rien une négation de l’individu, bien au contraire. Que je sache, Einstein n’était pas manager dans une entreprise. Intéressez-vous à Edison, par exemple, tout aussi talentueux et qui, lui, avait compris comment l’innovation fonctionne.
De plus, Einstein n’était pas un génie isolé coupé de l’apport du reste de la collectivité scientifique, qui serait parti de zéro: ses recherches s’inscrivent au contraire dans un cadre collectif et un contexte à la fois temporel et géographique. Le talent individuel est indéniable mais les super-héros n’existent pas.
“Je vous défie de m’expliquer en quoi le talent d’Einstein est « contextuel » et « collectif ».”
Défi facilement relevé: en ce que Einstein avait besoin d’un environnement universitaire et scientifique de très haut niveau comme celui de l’Allemagne au début du XXe siècle pour que ses capacités intellectuelles mathématiques (il était juste moyen dans les autres matières) s’épanouissent et apportent le plus grand bien au monde.
Si Einstein était né et avait vécu au sein d’une tribu amérindienne au fond de la forêt sans contact avec l’extérieur, ses capacités ne lui auraient permis que de, par exemple, compter le gibier. Utile mais pas de quoi en faire le plus fantastique individu de l’histoire de la tribu.
Il en est de même de Google et Facebook: ils n’ont pas vu le jour dans le néant total, bien au contraire, mais dans le CONTEXTE COLLECTIF des Etats-Unis du tournant du XXIe siècle, 1e puissance économique et technologique du monde, favorisant culturellement la libre entreprise, en plein boom d’Internet, parmi mille autres jeunes pousses.
A votre avis, pourquoi Google et Facebook sont-ils américains et pas brésiliens ou indonésiens ? Pourtant il y a autant de populations dans ces pays qu’aux USA, donc autant de compétences individuelles !
Une autre question idiote ?
Vraiment intéressant. Violent, mais intéressant. Je crains que les “éléments toxiques” existent à tous les étages de l’entreprise et que la toxicité augmente avec la peur qu’ils ressentent. Comme souvent, le diable est dans l’exagération: parier sur les talents individuels revient à faire rouler un attelage de chats, parier sur l’intelligence collective c’est souvent se contenter d’un gros consensus bien mou. J’aurais tendance situer le problème non dans l’intelligence (toujours très hypothétique), mais dans la bienveillance qui existe de moins en moins dans les équipes. Je suis passé en 17 ans dans mon ex entreprise d’un management technique de polytechniciens à un management financier de business school. Je peux dire que les deux avaient des inconvénients et que ce n’est pas vraiment à cause de cela que l’atmosphère a changé, mais plutôt par la perte d’estime entre les employés et par la diffusion du sentiment de perte d’assurance. Ensuite, les rats de Laborit ne sont jamais bien loin: ceux qui se laissent mourir, ceux qui attaquent les autres et ceux qui quittent le navire.
Einstein n’est pas un génie ex nihilo. Il avait aussi des amis mathématiciens, physiciens et il travaillait à l’office des brevets sur les questions de trajets et de temps. Mais vous le savez déjà. Le contextuel était les recherches de l’époque et le collectif, ses amitiés qui lui ont permis de chiffrer ses intuitions.
Bien entendu que le contexte apporte les ingrédients nécessaires à l’innovation, mais pas tout le monde sait utiliser ces ingrédients.
Donnez les mêmes ingrédients à un bon cuisinier et à un mauvais cuisinier et vous n’aurez pas du tout les mêmes résultats.
Le collectif d’une équipe de football est important, mais les meilleurs footballeurs sont recrutés à prix d’or pour leurs talents individuels.
L’industrie allemande l’a compris en rémunérant ses inventeurs salariés en proportion des gains procurés par leurs inventions brevetées, tout comme le prix Nobel récent de physique a perçu des millions de dollars pour son invention :
http://www.inventionsalarie.com/
Le contexte ne suffit pas pour se démarquer de ses concurrents, il faut aussi des talents individuels qui ont des capacités particulières.
Picasso s’est épanoui dans un contexte, mais peu égalaient sa créativité et capacité de travail…
Il n’est évidemment pas question de nier l’importance du talent individuel. Mais on ne peut pas non plus regarder que l’individu. L’innovation est un exercice social au sens où elle consiste à créer un réseau de valeur nouveau, elle implique donc nécessairement des engagement réciproques. L’exemple d’Einstein n’est pas vraiment pertinent car il n’était pas manager dans une grande entreprise.
La croissance bureaucratique des entreprises fait que les créosotes prennent le pouvoir par leurs “talents” politiques et sociopathiques au détriment des créatifs. C’est donc le contexte bureaucratique qui pose le plus de problème, pas la reconnaissance des créatifs qui est souvent inexistante. Un créatif saura toujours utiliser les ressources sociales d’information, sauf quand sa hiérarchie l’entravera de multiples façons.
Einstein a été nommé dans de grandes institutions publiques dans différents pays, Suisse, Allemagne, USA, ce qui nécessite une compréhension des réseaux sociaux.
Bonsoir
Les articles de Philippe sont toujours aussi chahutés! 🙂
Quelques petits éléments sur la collaboration générative qui je l’espère apportera un peu de sérénité dans les commentaires 🙂
Et Robert Dilts n’est pas un lapin de 3 semaines non plus sur ce domaine…
http://www.institut-repere.com/PROGRAMMATION-NEURO-LINGUISTIQUE-PNL/apprentissage-dequipe-et-collaboration-generative.html
Très intéressant ! Merci pour ce partage
Un peu de respect quand même pour le créosote, dont les specimens les plus anciens ont plus de 10 000 ans d’âge, faisant d’eux les êtres vivants parmi les plus anciens de notre planète.
Par ailleurs, plus que de tuer la concurrence, il semblerait que ce soit surtout leur capacité à se faire oublier et à endurer de grandes sécheresses qui explique cette longévité exceptionnelle.
Des leçons à en tirer?
https://www.hcn.org/issues/224/11165
http://www.sourcewatch.org/images/0/07/2442649.pdf
Le Créosote ressemble au Technocrate que Patricia Pitcher présente dans son ouvrage “Artistes, artisans et technocrates dans nos organisations”.
– L’artiste innove, créé, assemble, essaie, ajoute. Il a une vision qui fait peur au technocrate
– L’artisan réalise, échange, produit, partage. Il aime une certaine stabilité et une bonne ambiance
– Le technocrate mesure, contrôle, applique un corpus de connaissances et de techniques. Il refuse le risque, se conforme et est facilement remplaçable. Utile quand il apporte ses capacités, il devient nuisible quand il a le pouvoir. On le reconnait car il est obséquieux avec ses supérieurs et tyrannique avec ses collaborateurs. Il va chercher à recruter des gens comme lui, prévisibles et conformes donc ayant fait les mêmes écoles. Il ne supporte pas de reconnaitre qu’il s’est trompé, c’est toujours la faute des autres ou du fait qu’on n’a pas appliqué ce qu’il disait.
Il a un certain talent à quitter le navire avant qu’il ne sombre du fait de ses actions. Bref un vrai Créosote …
Le drame, c’est qu’il est passé du rôle de conseil à un rôle de décideur et qu’il fait de nombreux dégâts avant de soit retourner dans l’administration soit de trouver un autre poste grâce à son réseau d’anciens
https://www.amazon.fr/Artistes-artisans-technocrates-dans-organisations/dp/2890379116/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1471351701&sr=8-1&keywords=patricia+pitcher
J’étais perplexe à la lecture du titre. Encore plus à la lecture de l’introduction. Et enfin, j’ai adoré cette appropriation d’un végétaux à un type de management malheureusement assez répandu, surtout dans les grandes entreprises.
Je reviens sur la phrase “une conception qui s’appuie sur des « talents » devenus l’obsession des départements RH alors qu’un talent est toujours contextuel” : c’est tellement vrai.
Les RH déclarent désormais des talents comme si ces personnes pouvaient occuper n’importe quel poste avec brio. Muté sur un autre poste, on s’aperçoit que les compétences demandées sont très différentes et le talent n’est pas adapté. Cela ne remet pas en cause le talent du talent, mais montre simplement qu’il a un domaine dans lequel il peut exercer son talent, comme les non talents ont certainement un autre domaine sur lequel il pourrait démontrer leur talent.
L’objectif n’est donc pas de repérer les talents (les hommes et les femmes), mais les talents (les compétences), pour mettre les hommes et les femmes sur des postes qui les épanouiront et profiteront à l’entreprise.
Thierry Breton :p
Bonjour,
en fait, l’arbuste qui produit les boules sèches qui roulent dans les westerns est le Chardon de Russie (Kali australis), et non le créosotier !
Cordialement
pierre
Merci de cette précision! Après (re)vérification le Créosote est bien un arbre toxique qui survit en empêchant les plantes alentours de grandir. Donc la métaphore reste bonne heureusement!
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