Ce n’est pas d’argent dont les entrepreneurs ont besoin pour démarrer

Chaque fois que je présente l’effectuation, la logique des entrepreneurs, la première question que l’on me pose est « Mais si l’idée émerge au bout d’un certain temps et qu’elle n’a pas besoin d’être claire au début, comment faites-vous pour convaincre votre banquier de vous financer? » Cette question m’intrigue toujours, en partie parce que je ne vois pas souvent des entrepreneurs financés par leur banque; on a donc l’impression qu’on se pose un faux problème: il faudrait se conformer aux attentes de gens qui, de toute façon, ne vous apporteront rien?  Mais au-delà, l’effectuation suggère une réalité moins évidente, mais assez profonde: Ce n’est pas d’argent dont les entrepreneurs ont besoin pour démarrer.

La chose se passe en général ainsi. Un aspirant entrepreneur vient me voir et me dit « Si j’arrive à lever 50K, je peux développer mon projet. » Je lui réponds alors « Donc, tu ne le développeras pas » Surprise de l’entrepreneur. Mon argument: L’entrepreneur se fixe un but, par exemple développer un gadget connecté, et il lui « suffit » ensuite de lever plein d’argent et hop! le tour est joué. Oui, sauf que personne ne lui donnera son argent. Mais ce n’est pas grave: l’effectuation montre que très souvent, les entrepreneurs inversent la logique consistant à fixer d’abord un but, pour ensuite trouver les ressources permettant de l’atteindre: ils examinent les ressources dont ils disposent, et se demandent ce qu’ils peuvent faire avec. Les buts émergent donc des ressources disponibles.

Mais l’effectuation va plus loin. Quand je demande à mon entrepreneur pourquoi il a besoin d’argent, la réponse est en général « Eh bien, pour acheter telle machine, louer tels locaux, payer un employé, etc. » Donc si l’on réfléchit bien, ce n’est pas d’argent dont l’entrepreneur a besoin, mais d’une machine, d’un local, d’un employé, etc. En outre, ce dont il a besoin ce n’est pas de posséder une machine, mais de l’utiliser. Vu sous cet angle, l’argent n’est qu’un moyen, mais pas le seul, pour utiliser cette machine. Il peut bien-sûr l’acheter, mais il peut, et plus facilement, la louer (c’est moins risqué si son affaire démarre lentement), il peut également avec un peu d’habileté, utiliser celle d’une entreprise du coin le week-end quand elle ne sert pas.

Je raconte toujours l’histoire de Michel et Augustin à leurs débuts: ils cuisaient leurs gâteaux secs dans le four familial, mais la capacité ne fut bientôt plus suffisante. La logique évidente aurait voulu qu’ils aillent voir leur banquier avec un business plan pour emprunter 50K et se payer un local avec un grand four. Vous imaginez la tête du-dit banquier à l’arrivée des deux hurluberlus: « Bonjour, on veut attaquer Danone et on voudrait 50K ». Ecroulement de rire. Mais surtout, grosse prise de risque. Au lieu de cela, nos deux compères sont allés voir le boulanger en bas de chez eux. Celui-ci fermait le lundi, ils ont donc obtenu de lui le droit d’utiliser son four tous les lundis, pour… une bouchée de pain. On voit les avantages d’une telle approche: pas d’investissement, donc pas de risque et pas besoin d’aller se contorsionner devant quelqu’un qui vous prendra pour un fou. En plus, le boulanger devient un allié qui a envie que vous réussissiez; il s’est « mouillé » pour vous, il devient partie prenante à votre projet. Que faire quand la capacité du four de notre boulanger est atteinte? Tic toc tic toc… vous allez voir un deuxième boulanger.

Non merci! (Crédit photo: Wikipedia)

Il faut insister sur cet aspect social et dire qu’obtenir quelque chose en nature n’est pas un moindre mal, une façon un peu vulgaire de procéder quand on n’a pas de ressources. C’est au contraire plus intelligent et cela sert mieux le projet entrepreneurial. En effet, un des messages de l’effectuation est que la réussite entrepreneuriale dépend de la capacité de l’entrepreneur à créer un réseau d’acteurs engagés dans son projet, c’est à dire de gens qui ont intérêt à sa réussite. En ce sens, aller négocier le prêt d’une ressource, outre qu’il évite de dépenser de l’argent et prendre un risque financier, participe de cette construction sociale.

Ainsi donc ce n’est pas d’argent dont en général les entrepreneurs ont besoin à leurs débuts, mais d’utilisation de ressources. Leur créativité peut utilement s’appliquer à trouver des moyens originaux pour accéder à ces ressources sans payer, ou en payant très peu. C’est d’autant plus important que dans la mesure où le projet est peut-être appelé à évoluer beaucoup, il est assez idiot d’investir trop tôt dans une ressource qui ne sera peut-être plus nécessaire bientôt: si finalement ce sont les yaourts de Michel et Augustin qui décollent, le four devient inutile.

On peut ajouter bien-sûr que cette conception non financière des ressources fonctionne très bien en entreprise. Il est toujours difficile de demander un budget, ça oblige à se dévoiler. Tandis que demander de l’aide à un collègue, c’est gratuit, ça développe le réseau interne et ça permet aux intrapreneurs d’avancer masqué plus longtemps avant de se faire repérer par la police de la non-innovation (le management).

Pour une présentation de l’effectuation, voir mon article ici.

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16 réflexions au sujet de « Ce n’est pas d’argent dont les entrepreneurs ont besoin pour démarrer »

  1. pas besoin d’argent en premier? je suis ok sur la subtile démo qui dit : juste besoin des trucs dont l’argent permet de disposer (en acquisition ou en location).
    J’ajouterais … et disposer surement, au bon moment, avec l’assurance que ca marche, ce que les combines de tout genre visant la gratuité n’assurent pas toujours.
    Si on veut prolonger cette affirmation sur le besoin initial, je dirais que c’est de temps dont l’entrepreneur a le plus besoin. En soulignant au passage qu’entreprendre n’est pas du domaine de la statique mais de la dynamique. Ya des moments plus ou moins favorables, des délais, meme des aléas etc … donc le temps est toujours de la partie.
    Donc besoin de temps.
    Reste alors à oublier l’adage vieillot qui veut que ‘le temps c’est de l’argent’ et tout va bien, nous convergeons.
    Bien à vous cher confrère. La prochaine fois, si j’ai un peu de temps, je vous ferai part de ce que, après 35 ans d’activité spécialisée sur ce domaine, il me semble que, en plus du temps c’est de confiance dont l’entrepreneur a besoin. Et ca, ca se prète moins bien qu’un four à pain …. mais ca s’achète pas partout non plus! on est donc bien d’accord. (c’est cette réflexion qui m’a fait démissionner de mon job bien payé d’ingénieur-financier pour créer ma spécialité dans ce domaine, en 1987 mais sans avoir réussi a trouver le mot effectuation, pour le coup par manque d’argent pour combler mon manque d’imagination de l’instant).

    1. @structi,
      Vous êtes le seul intervenant a utiliser le mot confiance, un vieux mot usé par tant et tant de vicissitudes, mais le seul capable en réciprocité de susciter l’enthousiasme vainqueur.
      bien à vous,

  2. Je suis un banquier qui a suivi votre MOOC sur l’effectuation; oui c’est possible !!! Permettez-moi de vous dire que votre caricature du comportement des banques (« …il faudrait se conformer aux attentes de gens qui, de toute façon, ne vous apporteront rien? ») va à l’encontre des postures d’ouverture que vous prônées; le monde change … la banque aussi; pour preuve je vous invite à voir comment Crédit Agricole, avec « le village by CA » http://www.levillagebyca.com , créait des lieux de vie, reliés entre eux, dans lesquels tous les acteurs locaux (start-up, PME, grands groupes, …) se rencontrent, coopèrent et innovent pour faire avancer l’économie des territoires.

    1. Bonjour et merci de votre témoignage. Vous avez raison de ne pas vous laisser faire. Il est tentant de faire des caricatures, mais je suis heureux de voir qu’il existe des exceptions. J’espère que vous ferez école!

  3. Je serais curieux de savoir comment aurait réagi un inspecteur du travail faisant une « descente » sur cette boulangerie. Ou un inspecteur du fisc…
    Lors de l’étape « production de masse », je suis (bien qu’avec tristesse car cela montre nos scléroses) assez d’accord avec M. Cilliant. Ou peut-être que le prix à payer pour réussir est de ne pas respecter les lois ?

    Par contre, lors de la phase « mise au point du produit », que ce soit dans le four familial ou dans un garage, même la création d’une structure entrepreneuriale est un poids mort. C’est encore plus vrai dans le domaine du logiciel ou des gadgets électroniques : coté investissement, le « ticket d’entrée » démarre à 20 €. Et pour 1 k€ de plus, vous pouvez vous faire votre circuit intégré quasi-sur mesure. Tout ce qu’il vous faut, à ce stade, c’est du temps. Beaucoup de temps, et à temps plein (encore une bonne raison de ne pas se dépêcher de créer une start-up : un inspecteur du travail est sans pouvoir…)
    Un peu comme, en son temps, JK Rawlings ne s’est préoccupée de chercher un éditeur qu’une fois son bouquin écrit, aux frais de l’homologue Anglais de nos Assedic.

    Même si cela réduit les besoins en financement, il est peu probable que la démarche plaise à un employé de banque, soumis à des règles prudentielles précises. Et là je citerait feu M. Dassault : « N’empruntez jamais aux banques ». Parce qu’il y a des clients (sa solution à lui) et des fournisseurs, les uns et les les autres ayant intérêt à la réussite (contrairement au banquier) et étant capable de comprendre le produit ou le service (ditto).

  4. Cet exemple s’applique sans doute aux concepts non innovant, faire du pain, dans le cas d’une innovation, la vitesse de mise en œuvre compte, en utilisant le Système D in fine n’est pas forcement plus économique, c’est un miroir aux hirondelles, c’est de l’amateurisme car le coût associé à la notion de temps et de rentabilité, peux réellement fragiliser un projet, d’autant plus que vos concurrents surtout US ayant disposé d’argent, donc de moyens, iront beaucoup plus vite et beaucoup mieux, adresserons le marché avec une vrai démarche marketing. Et je ne parle pas des commentaires adressés aux entrepreneur et se faire démolir, sur le produit mal ficelé manque d’argent et de moyens. Vous croyez vraiment que le marché est indulgent à ce point de nos jours? les frais fixes sont incontournables, sauf de ne pas respecter les lois. L’argent n’est pas signe de succès, mais le manque de moyens et de talent sont à coup sûr source d’échec.

  5. C’est une transposition à l’entreprise de la logique individuelle qui soutent la société de consommation : Il me manque quelque chose – je vais dans un magasin et je l’achète (puisque j’en ai les moyens).

    Ce que vous démontrez, c’est que la logique collaborative est bien plus efficace économiquement (mais requiert egalement plus d’engagement personnel – on se livre personnelllement quand on va voir son boulanger – qui va alors compter sur vous – Pas quand on achète une machine).

  6. On retrouve la notion du « bricolage » de Levi-Strauss, du fait « avec les moyens du bord » qui peuvent être étendu à son écosystème de proximité…

  7. C’est la question du make or buy dans les grands groupes.
    On peut également penser au jugaad, l’innovation frugale, le system D, … cette mentalité de développement à moindre cout.

  8. On sous-estime effectivement la capacité dormante de matériel qu’il y a autour de soi : le four du boulanger, la cuisine du restaurant ou la cuisine collective utilisée 1/3 du temps,
    Connaissez-vous l’histoire de cette entreprise de Montpellier Nâtama ? En 2000, une maman souffrant d’allergie alimentaire décide que les enfants ne devaient pas revivre les difficultés qu’elle avait eu à la cantine étant enfant. Devant arrêter les antihistaminique alors qu’elle est enceinte, elle décide de prendre le problème à bras le corps. Deux ans plus tard, une entreprise est née qui produit désormais en co-traitance, louant une usine et son personnel pour des campagnes de productions http://business.lesechos.fr/entrepreneurs/innovation-recherche/2926-clarelia-une-tpe-qui-regale-les-allergiques-26806.php
    Au niveau local, cet exemple low-tech de la Poste Suisse est redoutable. Il illustre ces capacités dormantes autour de nous http://www.laposte.fr/lehub/En-Suisse-des-stickers-sur-la

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