Ce que l’uberisation révèle des peurs françaises

Un spectre hante la France: le spectre de l’uberisation, transformation accélérée de secteurs entiers par la révolution technologique. La journée du 25 juin aura vu une profession entière, celle des taxis, prendre en otage un pays, et un gouvernement, terrifiée par la perspective proche de la fin-même de son existence. Cette peur de l’uberisation révèle, plus profondément, une peur bien française de l’avenir.

Trois peurs

La peur française de l’uberisation recouvre trois peurs bien distinctes. Une première peur concerne la qualité de service: si n’importe qui peut devenir chauffeur de taxi, le client sera à la merci de conducteurs mal formés, et la qualité de la prestation ne pourra être garantie avec les risques que l’on imagine. Une telle crainte est évidemment risible concernant les taxis: la médiocrité de leurs prestations est légendaire en France et dans le monde. Mais cette crainte est également non justifiée pour d’autres professions. Que se passe-t-il si n’importe qui peut s’improviser coiffeur, sans formation? Comme si la formation étant garante de qualité… une bonne formation n’empêche absolument pas des prestations de mauvaise qualité, chacun le constate tous les jours en sollicitant les services des artisans. Comme au Moyen Âge, la “qualité” est en fait l’argument utilisé de tous temps par les corporations pour défendre leurs privilèges, et réduire l’offre pour maintenir leurs prix élevés. Ce qui compte en fait, en termes de qualité, c’est la sanction du marché: un artisan qui fait du bon travail développera une bonne réputation, tandis que les autres auront de moins en moins de travail. Dit autrement, les bons artisans n’ont pas à avoir peur de la concurrence, bien au contraire, seuls les mauvais ont des raisons d’en avoir peur.

Une seconde peur concerne la perte d’emplois. Sur ce sujet, la crainte du progrès technique en France n’est pas nouvelle: en 1831, les canuts lyonnais se révoltent face aux machines à tisser qui menacent de leur prendre leur travail. Or cette crainte ignore le pendant du progrès technique, celui de la création d’emploi dans les secteurs nouveaux. Comme le rapporte Peter Drucker dans son remarquable article The age of social transformation, le deuxième plus grand groupe dans la population et de force de travail de tous les pays développés dans les années 1900 était celui… des domestiques. Pour étrange que cela paraisse aujourd’hui, les domestiques étaient considérés comme une loi de la nature tout autant que les agriculteurs. Le recensement de l’époque définissait d’ailleurs un ménage de la classe moyenne inférieure comme celle qui employait moins de trois domestiques. Trois domestiques! Cette classe a pourtant totalement disparu en une cinquantaine d’année sans cataclysme ni révolution, absorbée par la croissance d’autres métiers créés par l’innovation. La peur de l’uberisation se focalise donc sur ce qu’on voit, la disparition de certains métiers, en ignorant ce qu’on ne voit pas, la création d’autres métiers. L’innovation n’est pas un jeu à somme nulle. En l’occurence beaucoup de ceux qui utilisent UberPop n’utilisent habituellement pas les taxis, trop chers et trop rarement disponibles, et il en va de même avec AirBnB et les hôtels; comme souvent, les innovations du rupture mordent sur une population de “non-consommateurs” et contribuent donc à accroître la taille du gâteau plutôt qu’à prendre des parts du gâteau actuel. On voit combien la vision malthusienne d’un gâteau fixé pour toujours est fausse et combien elle est dommageable dans un pays comme la France qui a désespérément besoin de croissance, et donc de nouveaux marchés.

Une troisième peur, liée à la précédente, porte sur la précarisation: une économie uberisée correspondrait au développement d’un modèle d’emploi précaire, ou des petits jobs remplaceraient des emplois stables et bien rémunérés. Comme si la France était le pays du plein emploi! Dans un pays qui compte officiellement plus de cinq millions de chômeurs (bien plus en vérité), ce raisonnement est assez stupéfiant. La vraie précarité, c’est le chômage, et empêcher l’émergence de nouvelles industries est le meilleur moyen de le faire perdurer. Là encore, une logique malthusienne conduit à une pénurie malthusienne: essayer de protéger une conception du salariat qui ne correspond de facto plus à la réalité, et, au nom de cette conception, empêcher de travailler des gens qui n’ont pas, eux, la chance d’y souscrire et qui en ont été exclus. En fait, l’uberisation est la chance des exclus du système français, et le clivage pour/contre Uber est celui des exclus contre les privilégiés de ce système malthusien.

Responsabilité de l’Etat

Dans le cas des taxis, l’Etat est particulièrement responsable: le problème des taxis est connu et parfaitement décrit depuis le rapport Rueff-Armand de 1960, depuis 55 ans donc! Depuis 55 ans l’Etat sait qu’il y a un problème, que le système monopolistique créé une rente de situation pour quelques uns aux dépends de tous les autres, en quantité comme en qualité. Le système est conçu pour ne pas évoluer et produire une mauvaise qualité de service. Et depuis 55 ans l’Etat ne fait rien. Les taxis s’en sont bien arrangés, vivant sur un système d’enchères sur des licences qu’ils avaient obtenues gratuitement à l’origine, rappelons-le. Aujourd’hui, ce système de rente est rendu obsolète grâce à la technologie. C’est la technologie qui, enfin, force à remettre en cause un système malthusien qui crée artificiellement de la rareté et de la mauvaise qualité.

Cette révolution technologique qui permet aux individus de remettre en cause un monopole révèle aussi une peur, celle de l’élite française, devant une évolution qu’elle ne maîtrise pas et qui se fait sans elle. Cette peur explique les contradictions des différents gouvernements, et singulièrement celles du gouvernement actuel. Il ne se passe pas une semaine sans que celui-ci ne professe son amour des startups et de l’entrepreneuriat: un coup de FrenchTech par-ci, un discours de d’Emmanuel Macron par là, et une inauguration d’incubateur par François Hollande pour couronner le tout. Mais le même gouvernement décide d’interdire UberPop pour défendre le monopole des taxis. Au fond, le gouvernement est pour les startups, mais à condition qu’elles ne dérangent pas l’ordre établi. Qu’elles ne touchent pas aux libraires, pas aux taxis, pas aux magasins fermés le dimanche, pas aux journalistes, bref qu’elles restent bien sages et ne touchent à rien. Là encore, la peur est telle que soit remis en causes les petits arrangements entre amis du capitalisme de connivence que le gouvernement s’évertue à interdire ce qu’il ne peut pourtant empêcher, et déploie des moyens démesurés (200 policiers aux côtés d’inspecteurs de l’URSSAF) pour chasser le chauffeur UberPop; c’est plus facile que traquer les trafiquants de drogue et ils doivent bien se marrer dans les quartiers nord de Marseille; pendant ce temps-là ils sont tranquilles.

Que faire alors, me demandant récemment un journaliste? alléger les charges des taxis par exemple? Je ne vois pas pourquoi. Cela fait 55 ans que les taxis tirent avantage d’un monopole. Comme d’autres acteurs économiques avant eux, ils sont confrontés à un environnement changeant qui les défavorise, et ce d’autant qu’ils ont largement abusé des protections dont ils ont bénéficié en dégradant leur service. Au nom de quoi faudrait-il désormais leur accorder des réductions de charges? Que les charges soient trop élevées en France c’est un fait, alors allégeons-les pour tout le monde, restaurants et plombiers y compris, ouvrons systématiquement les professions à la concurrence et laissons ceux qui fournissent le meilleur service émerger.

De toute façon, la question même “Que faire”‘ trouvera seule sa réponse. Uber progresse et a mis en place une formidable machine de lobbying lui permettant de gagner ville après ville, sachant que le temps joue pour elle. Cette machine de lobbying choque les bonnes âmes qui voudraient sans doute que les entrepreneurs soient de sympathiques adolescents qui se laissent taper dessus par des taxis, et qui découvrent au contraire des “barbares” qui connaissent parfaitement le jeu politique dans lequel ils évoluent et n’ont rien à apprendre des grandes entreprises en la matière. Au-delà, penser que les entrepreneurs vont se laisser faire est faire montre d’une singulière inculture économique et historique. Messages aux malthusiens: préparez vos machettes, les barbares, c’est du sérieux.

Au final, la France et son gouvernement pétrifiés devant un monde qu’ils ne veulent ou ne peuvent penser, comme souvent dans notre histoire, mènent un combat d’arrière garde, préparant ainsi une nouvelle défaite de la pensée, une de plus, et les mots de Léon Blum restent vrai: “Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir.” Protéger ce qu’on peut perdre plutôt que permettre ce qu’on peut gagner.

En protégeant ainsi l’ancien monde, la France empêche le nouveau monde d’émerger et si elle y réussit, il y a hélas à parier que les futures grandes entreprises du XXIe siècle, et donc la croissance et l’emploi, se créeront ailleurs.

Sur la création d’emploi permise par le progrès technique, lire mon article “Pourquoi les robots créeront des emplois“. Sur la révolution entrepreneuriale que le gouvernement veut interdire mais ne peut empêcher, lire “La révolution entrepreneuriale qui vient“. Sur le lobbying d’Uber, voir l’article de Bloomberg “This is how Uber takes over a city“. Pour un catalogue des peurs françaises, lire “De quoi l’uberisation est-elle le nom?“. Lire également le petit ouvrage écrit par Bruno Teboul et Thierry Picard “Uberisation = économie déchirée” auquel j’ai (modestement) contribué.

26 réflexions au sujet de « Ce que l’uberisation révèle des peurs françaises »

  1. Ce qu’Uber, AirBnB, etc mettent en évidence c’est l’inadaptation de notre modèle de financement de la couverture sociale.

    Ils encouragent implicitement une activité au noir par des personnes bénéficiant d’une couverture par ailleurs. La société qui tolère cela parfaitement pour nombre de “petits boulots” voire pour les artisans de tout ordre – dont les taxis – est choquée par le côté industriel de la démarche.

    Tant que nous confondrons l’assurance (la répartition du risque) et la redistribution (le paiement des primes à hauteur des revenus) nous ne pourrons en sortir.

  2. Quid des taxis qui mettent leurs compteurs “en veille” pour faire du black (noir ce serait suspicieux)

  3. Je relève surtout que nos élites Enarques dépassées par un phénomène qu’elles ne comprennent pas et sur lequel elles n’ont que de dérisoires moyens de contrôles sont aux abois voire attisent la flamme de la contestation. Petit rappel historique, ces mêmes élites ou leurs ancêtres avaient interdit l’imprimerie de Gutenberg en France pendant cinquante ans… afin de protéger des emplois. 500 ans plus tard, on en est encore là!

  4. Bonjour à tous et merci à P. Silberzahn dont je partage les vues sur ce sujet.

    Les chauffeurs de taxis sont dans leur majorité des esprits “simples”, auxquels il est difficile de penser l’avantage comparatif et son impact sur le moyen terme. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. A l’origine de cette difficulté, une question d’éducation et de bain culturel; c’est ce qui le plus difficile à faire évoluer.

    Je veux aussi souligner une contradiction dans la culture française: on regrette l’ancien temps et sa supposée stabilité et en même temps, on apprécie les avancées de la modernité. Pour être plus trivial: les mêmes qui pensent qu’avant c’était bien avec les “chiottes” dans une cabane au fond du jardin (été comme hiver) sont ravis d’avoir des toilettes confortables et hygiéniques dans leur pavillon propret. Donc, il ne faut pas désespérer, même si la société française réagit avec retard.…

    Cordialement.
    Hugues Chevalier.

  5. La voiture “sans pilote” sera un Alpha/Oméga pour tous ces gens, en effet il n’y aura plus de chauffeurs, mais il y aura toujours des propriétaires qui posséderont ces flottes de véhicules “SP”.
    Comme il n’y a plus de chauffeurs et que ces véhicules seront probablement électriques leur “MCO” (coûts d’utilisation et d’entretien) sera bas, donc des prix à l’usage bas eux aussi (enfin, on l’espère) et à toutes les heures du jours et de la nuit… Tous le monde utilisera ce service c’est certain, fini la voiture du particulier ! Un sacré changement en perspective.

  6. @Conan
    je résume :
    les Vbots* seront soit privés, soit semi-publics, soit public et il y aura un abonnement comme aujourd’hui par internet pour rouler (naviguer) d’un endroit à un autre avec plusieurs opérateurs (+ d’opérateur = moins cher comme d’habitude)
    * un vbot sera très simple et surtout 1000 fois moins accidentogène qu’un humain ::
    – une carte mère, des capteurs, des servomoteurs (volant-direction, vitesse, freinage, phares) pour les + simples et pleins de gadgets pour les + compliqués
    – il se pourra même que des châssis soient vendus en grande série pour les carrosser comme bon semblera au client y compris avec un mini jacouzzi dedans ! ! !
    – “petits” avantages plus de radars, plus de flics avec amendes à la cl”, plus d’auto-écoles, moins de services d’urgence hospitaliers, moins de parasites au ministère des transports (ça, c’est moins sûr “ils trouveront tj qq chose à leur donner à faire) et tutti quanti

  7. Quelque chose qu’on oublie toujours dans les commentaires, avant même la voiture sans pilote,il n’y a pas que les taxis dans le business du transport, si Uber et assimilés se développent réellement est ce que tram , bus et métro sont encore utiles ?
    Qui peut faire un calcul ? nombre de voitures en circulation instantané et nombre de personnes en déplacement ?

    Et finalement dans certaines villes de pays en développement, bien avant Internet, n’existait-il pas déjà un business plus ou moins informel de même nature voire avec véhicule collectif.

  8. ce qui est ironique c’est qu’il y a 30 ans, en URSS, tout le monde pouvait faire le taxi, il vous suffisait de lever le bras dans le rue, vous pouviez ainsi tomber sur un prof d’université qui faisait le taxi pour arrondir ses fins de mois parce que son revenu de base était trop faible. Aujourd’hui vous allez sur uberPOP et vous tombez sur un type qui aussi fait ça pour arrondir ses fins de mois parce que son revenu de base n’est pas suffisant. Et certains ont le culot d’appeler ça « le progrès ». Trop drôle.

  9. dernière nouvelle :
    Il parait qu’Uberpop est en train de racheter à tour de bras les licences des taxis qui veulent quitter le métier !

  10. C’est dommage…cette peur renvoie des mauvais signaux aux innovateurs.
    Mais on arrête pas le progrès, tôt ou tard il prend le dessus.

  11. et si on parlait des ordonnances de 45 en ce qui concerne le monopole inique de la SNCF avec l’interdiction du “cabotage et même plus en autocar avec pour conséquence des constructeurs de cars lilliputiens par rapports aux italiens ou allemands : merci qui ? les communistes staliniens de l’époque !
    il est à noter que le monopole des taxis (étendu à l’époque Mitterrand) a été calqué sur bien d’autres du même type c’est à dire Sovkhoze/kolkhoze selon les cas et ce avec l’obligation pour tous les candidats d’y adhérer (comme pour les paysans, les “coopératives et le Crédit Agricole qui a été LE grand fossoyeur de notre paysannerie)

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