L’immunité au changement: ces engagements rationnels qui empêchent l’innovation

Il y a un paradoxe dans le domaine de l’innovation: tout le monde est pour, je ne rencontre jamais un chef d’entreprise qui m’explique qu’il ne veut pas d’innovation, bien au contraire; ils la veulent tous. Et pourtant dans la plupart des entreprises, l’innovation est bloquée. Une cause importante de ce paradoxe réside dans un conflit d’engagement entre le présent et l’avenir. Regardons cela plus en détail.

Comment se fait-il qu’un but partagé par toute l’organisation ne soit pas atteint? C’est la question qu’examine Immunity to change (immunité au changement), un ouvrage sur le changement organisationnel écrit par deux chercheurs américains, Robert Kegan et Lisa Laskow Lahey. Ils y apportent une réponse intéressante autour de la notion de conflit d’engagement. Voici en quoi elle consiste à partir d’un exemple très simple.

Sophie décide de perdre du poids et donc de cesser de consommer ces plats de pâtes qu’elle affectionne tant. Malheureusement, chaque fois qu’elle rend visite à sa famille, elle craque et remet son objectif de perte de poids à plus tard. Dit autrement, elle a un objectif, mais ce qu’elle fait en pratique va contre cet objectif. La question est: pourquoi mange-t-elle quand-même des pâtes alors qu’elle souhaite perdre du poids? Ce comportement, typique, peut être expliqué par le manque de discipline, l’incohérence du comportement, etc. Pas du tout, expliquent Kegan et Lahey. Il s’agit souvent d’un comportement tout à fait rationnel. En l’occurrence, Sophie est d’origine italienne. Son pays lui manque et ses visites familiales sont un moment important où son lien culturel s’exprime. Il serait inconcevable de refuser de manger des pâtes dans ce contexte. Elle face donc face à un conflit d’engagement: un engagement à perdre du poids, qui suppose de ne plus manger de pâtes, et un engagement à rester en contact avec son pays d’origine, qui suppose d’en manger.

La question est dès lors, si on poursuit cet exemple (simpliste convenons-en), de savoir pourquoi elle pense que manger des pâtes est important pour garder le lien avec son pays. C’est ce que les auteurs appellent la “boîte à soucis” (worry box). Elle mange des pâtes parce qu’elle a peur que ne pas en manger la coupe de son pays d’origine. Elle le fait donc sur la base d’une hypothèse, très probablement implicite, que cet acte alimentaire est l’expression de ce lien.

En résumé: l’objectif, pourtant important pour nous, n’est pas atteint parce que nous avons des engagements conflictuels qui nous empêchent de l’atteindre, et que ces engagements résultent d’hypothèses que nous faisons sur quelque chose qui est tout aussi important pour nous.

On voit dès lors la solution possible. Dans le cas de Sophie, une discipline renforcée n’apporterait aucune solution, seulement une souffrance et finalement un renoncement. Au lieu de cela, Sophie peut s’interroger et se demander s’il n’y a pas d’autres façons de garder le lien avec sa culture et son pays d’origine que de manger des pâtes. Elle peut par exemple s’intéresser à la littérature italienne ou se mettre à cuisiner, plutôt que consommer.

Ce modèle peut être utilisé dans le cas de la difficulté à innover. Au cœur de l’innovation se trouve un conflit entre le présent et l’avenir. Une organisation doit assurer son présent (défendre sa position et satisfaire ses clients sur des marchés actuels) et préparer son avenir (créer de futurs marchés). Innover nécessite un certain nombre d’engagements, comme par exemple développer un projet consommateur de ressources sur lequel on n’a pas de visibilité immédiate quant à sa rentabilité. Pour mémoire, il a fallu 21 ans à Nespresso pour devenir rentable. Dans le même temps, assurer le fonctionnement actuel de l’organisation nécessite d’autres engagements, comme par exemple utiliser nos ressources le plus efficacement possible, ce qui se décide dans les réunions budgétaires par exemple. Or ces deux engagements ne sont tout simplement pas compatibles, et les plus souvent, l’engagement envers le présent l’emporte.

En reprenant le modèle de Kegan et Lahey, le problème de l’innovation se résume ainsi: nous voulons innover, mais notre action au quotidien (par exemple éviter de gaspiller des ressources sur des projets incertains) empêche l’innovation, parce que nous avons peur que le gaspillage de ressources nous pénalise. Il faut insister sur le fait que cette action est rationnelle et sert les intérêts de l’organisation. Elle est le garant de sa performance actuelle. C’est donc au niveau de ce conflit, et donc des hypothèses sur lesquelles nous basons nos engagements actuels, qu’il faut travailler plutôt que de se bloquer sur un impératif d’innovation générique qui ne fait que générer de la frustration au sein des équipes qui vivent ce conflit au quotidien.

Cette notion de conflit d’engagement a été également mise en avant par Clayton Christensen à un niveau plus général. Christensen montre que la difficulté des entreprises établies à répondre à une rupture de leur environnement tient à leur engagement dans leur modèle d’affaire actuel alors que la rupture appellerait à un nouveau modèle d’affaire. Les engagements nécessités par les deux modèles sont incompatibles. Là encore il ne s’agit pas d’un engagement abstrait: cet engagement se traduit par des actions concrètes au niveau du processus d’allocation de ressource. Par exemple, la façon dont les cadres définissent leurs priorités aura tendance à privilégier le modèle actuel aux dépends du modèles futur.

Ce qui ressort de ces recherches aussi bien en conduite du changement qu’en innovation, c’est que le manque d’innovation ne résulte pas d’une mauvaise volonté, d’une résistance au changement ou d’un problème de mise en œuvre, mais de milliers de micro-décisions des acteurs individuels au quotidien qui s’agrègent au final en un résultat non souhaité, un effet pervers. Dans la recherche de solution, il est donc primordial de considérer ce qui motive ces choix afin de pouvoir les orienter dans le sens souhaité par l’organisation.

L’ouvrage “Immunity to change” chez Amazon ici.

16 réflexions au sujet de « L’immunité au changement: ces engagements rationnels qui empêchent l’innovation »

  1. L’innovation est un risque et beaucoup d’entreprises sont courageuses à moindre risque.
    La témérité n’a jamais eu bonne presse en France et pour cause !
    Les ressources des entreprises se sont singulièrement asséchées ces dernières années de par les ponctions insensées de l’État, par conséquent il n’est plus question que de prudence et parfois même de recroquevillement.

  2. Bonjour Pascal,

    Merci de cet article. Le souci de la cohérence de leur trajectoire est effectivement essentiel dans les décisions qui conduisent les entreprises et les humains à ne pas innover. Dans leur Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois racontent cette expérience qui a été faite par Robert Cialdini sur un groupe d’étudiants. Nous sommes aux Etats-Unis, en 1978. À chacune des personnes de ce groupe, on propose de participer à un test parmi deux qui sont réalisées dans leur université. Les deux tests n’ont pas la même valeur aux yeux des étudiants : le premier est très stimulant, alors que le second l’est sensiblement moins. Mais on ajoute un biais : le test stimulant rapporte un crédit universitaire, contre deux pour l’autre.

    À cause du biais qui est introduit, quatre-vingt un pour cent des étudiants choisissent de passer le second test. Celui qui est le moins intéressant, mais qui rapporte le plus. Quelques jours après le moment des inscriptions, on prévient les étudiants d’une erreur : au final, les deux tests rapportent le même crédit. On leur demande alors d’effectuer leur choix définitif.

    À partir du moment où le biais n’existe plus, le choix se résume à faire un test très excitant, ou à faire un test beaucoup moins excitant. Autrement dit, le dilemme est entre privilégier le plaisir qu’ils vont avoir ou privilégier la cohérence de leur engagement initial.

    Au final, seuls vingt-cinq pour cent de ceux qui avaient opté initialement pour le second test vont revenir sur leur décision. Soixante quinze pour cent vont privilégier la cohérence de leur engagement, plutôt que leur plaisir.

    Le souci de notre propre cohérence est donc effectivement un facteur d’inertie psychologique immense.

    Cela dit, je distinguerais le souci de la cohérence trajectorielle (cette préoccupation qui fait qu’on privilégie les pâtes sur son bien être, parce qu’on a toujours fait ainsi), du souci de la cohérence identitaire : le souci de son conformer à ce que les autres attendent que l’on soit. Autrement dit, je distinguerais le poids de l’histoire du poids de l’écosystème. Le livre de Christensen montre justement comment l’écosystème influe sur les choix des entrepreneurs pour ne pas innover.

    Très cordialement, Miguel Aubouy.

  3. Est-ce qu’une des solutions (je n’ai pas lu le livre, encore 🙂 ) ne se trouve pas dans la gestion des 3 horizons ?

    Parce que, quelque organisation que ce soit, même pour préparer l’avenir, va nécessiter des fonds pour construire cet avenir et développer l’innovation. Il est donc important qu’elle conserve, ce que j’appelle, la “cash machine” opérationnelle (Horizon 1), pour pouvoir financer l’horizon innovation (H3) dans une structure dédiée et ad hoc. Quant au H2, on supposera qu’il se finance en partie seul et qu’il est en partie financé par H1.

    Sauf dans le cas où la filière de H1 va définitivement mourir et nécessite un pivot complet et total.

  4. Je travaille depuis 30 ans dans la RD. Le problème est surtout un niveau d’incompétence technique abyssale des directeurs RD qui se prennent pour des communicants et zappent complètement la partie technique. Résultat, ils finissent par virer leurs subordonnés compétents et récompenser les nullards.

  5. Cet article me fait penser à 2 autres éléments bibliographiques qui peuvent apporter d’autres hypothèses concernant l’immunité aux changements:
    – tout d’abord, la thèse de Marine Agogué sur les “innovations orphelines” (http://www.theses.fr/2012ENMP0039), dans laquelle elle aborde le concept de “path dependance” (https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9pendance_au_sentier). Les entreprises enfermées dans ce sentier du passé ne peuvent ainsi pas effectuer de changement interne. Elles ont ainsi besoin, entre autres, d’aller “se (res)sourcer” à l’extérieur, par exemple chez les startups, qui, par essence, n’ont pas d’histoire et donc pas de sentier!
    – le second article se situe aussi dans le domaine de la psychologie et aborde l’acceptation des idées créatives. Dans son article paru dans “Psychological Science” (http://pss.sagepub.com/content/23/1/13), Jennifer Mueller et ses collègues de l’Université de Pennsylvanie ont ainsi montré dans un article de 2011, que les personnes participant à des séances de créativité et voulant des idées en rupture, sont celles qui les rejettent le plus!… Cet article fait passer d’un post de blog dans Inc.com (http://www.inc.com/jessica-stillman/do-you-secretly-fear-innovation-and-creativity.html) et un autre dans PsyBlog (http://www.spring.org.uk/2011/12/why-people-secretly-fear-creative-ideas.php).
    On a beau vouloir innover, on a toujours une partie de nous qui lutte comme tout changement!

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