Lorsqu’on est confronté à une nouvelle technologie, il est important de pouvoir en évaluer le potentiel de rupture. C’est bien-sûr loin d’être évident. Très souvent, après un bref enthousiasme initial, la nouvelle technologie est rejetée et sous-estimée. Regardons pourquoi.
L’un des modèles les plus répandus pour évaluer la dynamique de performance d’une technologie est la courbe en S. L’idée est qu’initialement, la nouvelle technologie est relativement peu performante et ne progresse que lentement au cours du temps. Songez aux premières automobiles, très compliquées à mettre en œuvre, et qui ne faisaient que quelques mètres avant d’exploser. Il faudra environ un siècle pour que l’automobile devienne plus fiable et plus facile à conduire. Puis, l’amélioration de performance se fait plus rapide et la technologie entre dans une période de très forte progression. Au bout d’un moment, la technologie devient mature et la progression ralentit. On obtient ainsi une forme de progression en S aplati: démarrage lent, forte accélération, puis à nouveau progression lente.
Là où la courbe en S devient intéressante c’est lorsqu’on l’utilise pour comparer la nouvelle technologie à celle actuelle. A priori, l’actuelle est plutôt en fin de cycle, donc avec une progression relativement faible en termes de performance. On a donc le schéma suivant:

Au début, la nouvelle technologie a une performance inférieure à la technologie actuelle: en 1765, lorsque Cugnot invente la première voiture, il vaut mieux continuer à se déplacer à cheval, et cela reste vrai pendant un siècle au moins. Mais la technologie progresse. Elle devient progressivement plus fiable, plus performante, plus facile à utiliser. Un jour, les deux courbes se croisent (cercle noir sur le schéma). C’est le moment du basculement du marché. Dans l’automobile, ça correspond approximativement à l’introduction de la Ford T, le moment où l’automobile cesse d’être un hobby pour riches et devient un marché pour (presque) tous. Ensuite, après le croisement, la nouvelle technologie continue sa progression, laissant définitivement derrière elle la technologie actuelle qui du coup devient l’ancienne technologie.
La courbe en S explique donc bien pourquoi au début la nouvelle technologie est rejetée. Elle est clairement moins performante que l’actuelle. Ce fut le cas des premiers téléphones mobiles, lourds et dont la connexion était très imparfaite, des stylos bille qui fuyaient, de la voix sur Internet qui était à peine utilisable, etc.
Mais alors une question se pose: si la nouvelle technologie est si inférieure à la technologie en place pendant si longtemps, pourquoi est-elle adoptée par un nombre croissant de gens? Clairement, cette adoption dépasse le cadre des seuls passionnés. En fait la réponse est simple: si, malgré ses défauts, la nouvelle technologie est adoptée par un nombre croissant de gens, c’est parce que, bien qu’inférieure sur certains critères, elle offre de nouveaux critères que n’offre pas la technologie actuelle. Cela paraît évident, mais on n’en mesure pas forcément les conséquences. La courbe en S n’est donc pas appropriée pour rendre compte de cette diversité de critères car elle se focalise sur un critère relativement générique de “performance”. Il faut au contraire recenser les critères pertinents pour évaluer les performances relatives des deux technologies sur chacun de ces critères. C’est ce qu’on appelle la “courbe de valeur”.
Regardons comment avec un exemple très simplifié, celui de la photo argentique, attaquée par le numérique à partir du milieu des années 90. Quels sont les critères de performance qui définissent la photo argentique en 1995? On peut citer le prix d’achat de l’appareil, la résolution du film, les fonctions complémentaires comme l’autofocus. Lorsque la photo numérique arrive à ce moment, elle apporte les critères suivants: capacité à voir la photo immédiatement, facilité de partage de la photo (à l’époque par disquette haute capacité, puis ensuite avec Internet), absence de coût variable pour les photos, et capacité à modifier facilement la photo prise (pour enlever les yeux rouges par exemple). A cette époque, les appareils photos numériques sont encore très chers (l’équivalent de 50.000€ d’aujourd’hui) et offrent une faible résolution. L’argentique est donc supérieur sur ces critères, et reste donc préféré des photographes professionnels. Sur les autres critères, le numérique est clairement supérieur.

On délimite ainsi, à partir des critères, un espace “ancien”, où prédomine la technologique actuelle, et un espace “nouveau” où c’est la nouvelle technologie qui prédomine. Le simple fait qu’il y ait ces deux espaces montre que la nouvelle technologie ne peut pas remplacer l’actuelle: elle n’est pas meilleures en tous points, mais en certains seulement.
Mais comme le suggérait la courbe en S, la nouvelle technologie a un avantage: elle évolue. A partir d’un certain point, elle évolue même plus vite que la technologie actuelle. C’est ce qui s’est passé pour la photo numérique: le prix des appareils a commencé à baisser pour rejoindre progressivement celui des appareils argentiques, et la qualité des photos à augmenter pour atteindre aujourd’hui des résolutions très élevées. Au final, la photo numérique devient supérieure en tous points et sur tous critères à la photo argentique, qui disparaît alors rapidement.
Toutefois, la progression de la nouvelle technologie le long des critères n’est pas toujours systématique. Certains critères peuvent être mutuellement exclusifs en quelque sorte. Si l’on regarde le cas de la téléphonie fixe confrontée à la téléphonie mobile, on observe rapidement que le téléphone mobile est intrinsèquement inférieur au téléphone fixe en terme d’autonomie et de garantie d’accès au réseau, notamment. Ainsi, les deux “espaces” persistent et le téléphone mobile ne remplace pas complètement le téléphone fixe, du moins pas pour l’instant. De même le magnétoscope, et aujourd’hui le DVD, n’ont pas supprimé les cinémas.
La délimitation des espaces de performance propres à chacune des technologies permet donc d’anticiper leur succès relatif. On a vu dans l’exemple de la photo que, souvent, l’importance des critères est subjective: un photographe professionnel sera très attaché à la résolution de l’image tandis qu’un touriste se contentera volontiers d’une résolution “suffisante”. On pourra ainsi ordonner les critères selon leur importance mais seulement en relation avec un profil d’utilisateur cible, sans quoi l’ordonnancement n’aura pas de sens.
Au final, la courbe de valeur est un outil utile pour évaluer l’impact potentiel d’une nouvelle technologie. Il n’est naturellement pas infaillible, il faut plus le voir comme le moyen pour une équipe de discuter et d’énoncer explicitement des hypothèses sur le marché considéré. Il permet au moins de trouver un juste milieu entre un enthousiasme déraisonnable pour toute nouvelle technologie, et un pessimisme tout aussi déraisonnable.
Pour aller plus loin, voir mon article “la sous-estimation initiale des innovations de rupture“.
9 réflexions au sujet de « Evaluer le potentiel de rupture d’une nouvelle technologie: Les courbes de valeur »
élément de donnée brute sur votre exemple.
il y a une vingtaine d’année (je sais plus quand…) j’ai discuté avec un photographe de presse, qui avait un appareil numérique a prix assez fou, et performance modeste au vu d’un photographe d’art.
il m’avait donné la raison du succès dans son métier :
– photo réussié même en mauvaise conditions de lumière (pouvoir prendre une photo du maire dans un batiment, c’est pas de l’art)
– pouvoir l’envoyer par modem à son bureau
l’art c’était pas son problème.
ces liberté de transmettre dans l’heure qui suit par une cabine téléphonique et un modem 300 à coupleur ou avec des pince croco, cette fiabilité de la prise de vue “toute lumière”, ca n’avait pas de prix.
souvent une innovation permet non pas d’améliorer les performances brutes, mais de réduire un risque, au d’autoriser un impossible (le temps typiquement).
on tolère alors des défaut et des risques comparativement mineurs.
Excellent point, je vous remercie!
Très éclairant, merci Philippe. Cela me rappelle un ami, exécutif à France Telecom, qui m’expliquait que FT avait misé sur la qualité du signal en téléphone fixe (i.e. volonté de faire progresser une technologie déjà mature) mais avait mésestimé le fait que les gens ont préféré avoir une qualité médiocre (la première version de Skype…) mais avoir un service gratuit pour appeler leur famille au bout du monde par exemple (critère de performance essentiel).
Votre grille de lecture est très intéressante, merci.
Merci pour cet apport. Cependant, il faut souligner un point de vocabulaire qui peut engendrer des méprises. Une technologie n’est pas un produit. Le client achète un produit, non pas une technologie (c’est une déviation langagière fort répandue).
Pour être plus clair et discriminant: un produit est un combiné, un mix de diverses technologies. Votre stylo est l’assemblage de la technologie de l’encre, de la technologie de l’emboutissage du métal pour la plume, de la technologie du plastique…Certaines technologies peuvent être fort anciennes, par exemple la roue, mais elles ont pu être perfectionnées par l’apport d’autres avancées technologiques: le cerclage des roues par du fer d’abord, puis l’adjonction de la technologie du pneumatique. De petits sauts de puce technologiques ont donc modifié la roue pour en faire le produit que nous connaissons aujourd’hui.
Les technologies ne sont pas vendables à des consommateurs, mais seulement d’une entreprise à l’autre (B to B, licence et royalties…). Exemple pratique de business: l’Iphone de Steve Jobs est un assemblage de technologies que Apple n’a pas inventé, mais qu’il a acheté (ou emprunté). Par contre, Apple a bien inventé le produit Iphone, qui a rencontré son marché. D’ailleurs le client ignore (et se fiche probablement) de ce qu’il y a comme technologies dans son smartphone; ce qui l’intéresse, c’est l’utilité et le plaisir qu’il y trouve.
La question reste pourquoi la machine à calculer de Blaise Pascal a été un échec commercial? Le concours des réponses est ouvert…
Bien cordialement à tous.
Pour la machine de Blaise Pascal, on trouve la réponse dans le premier brevet pour une machine, délivré par Louis XIV à Blaise Pascal en 1649 (privilège royal)
http://fr.wikisource.org/wiki/La_Machine_d%E2%80%99arithm%C3%A9tique#Privil.C3.A8ge_du_Roi.2C_pour_la_Machine_Arithm.C3.A9tique
” Et parce que ledit instrument est maintenant à un prix excessif qui le rend, par sa cherté, comme inutile au public, et qu’il espère le réduire à moindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prétend faire par l’invention d’un mouvement plus simple et qui opère neanmoins le même effet, à la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les ouvriers encore peu habitués, lesquelles choses dépendent d’un temps qui ne peut être limité.”
Un problème d’économie d’échelle non résolu suite à un accident survenu à l’inventeur !
Le prix généralement cité est entre 100 et 400 livres, selon une source 100 livres équivaudraient à 5 fois le salaire moyen mensuel d’un ouvrier mais c’est apparemment très difficile de faire une comparaison.
La courbe en S n’est-elle pas attribuable à FOSTER?
Oui! Quoique certains l’attribuent à Utterback. Pas trop clair…
La courbe en s est d’abord une idée de Foster (axe performance de l’investissement et montant investi)
Utterback et Abernaty en proposent en quelque sort une explication et leur courbe en s relie la performance d’une technologie au temps nécessaire à son perfectionnement.
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