Institutions ou valeurs? Comment expliquer le décollage économique de l’Europe à partir du XVIIIème siècle

La question de savoir ce qui a permis de décollage économique commencé en Europe à la fin du XVIIIème siècle n’en finit pas d’occuper les historiens et les économistes. Elle n’a pas qu’un intérêt académique car au-delà, elle renvoie aux causes permettant le développement d’innovations. Regardons les termes du débat en évoquant les travaux d’une chercheuse américaine, Deirdre McCloskey, qui résume sa pensée en écrivant: « Pourquoi ce sont les valeurs, et non le néo-institutionnalisme, qui expliquent le monde moderne. »

Il n’est pas possible de résumer ici les différentes thèses expliquant pourquoi le décollage économique (1ère révolution industrielle) a eu lieu en Europe et au XVIIIème siècle. Certains mettent en avant l’explosion de la connaissance scientifique, mais l’Europe ne fut pas la première à avoir connu un tel développement: le monde Arabe et avant lui la Chine, en avaient connu également. D’autres mettent en avant l’importance de la diversité du continent Européen: unité culturelle mais diversité politique qui permettait au monde marchand de quitter un pays devenu hostile pour aller trouver refuge dans un autre, pas trop éloigné ni géographiquement, ni culturellement. Cette thèse intéressante est notamment défendue par Eric Jones dans son excellent livre « The European miracle« . Une autre thèse, dit néo-institutionnaliste, défend l’idée que c’est l’affirmation des droits et le développement d’institutions marchandes reconnues, plus ou moins volontairement, par l’autorité politique et religieuse, qui a permis ce développement. Notamment, l’affirmation du droit de propriété permet de dégager un espace où l’autorité politique arbitraire n’a plus prise car il est défendu par une autre autorité, qui s’affirme également de plus en plus à partir de la renaissance, l’autorité judiciaire. De cette thèse se dégage une prescription qui veut que pour permettre le développement économique, il faut agir sur les institutions et les renforcer, voire les créer quand elles n’existent pas encore, en bouchant, pour ainsi dire, les trous qui peuvent exister dans un paysage institutionnel.

Cette thèse est critiquée par une chercheuse, Deirdre McCloskey. Elle observe que les institutions que les néo-institutionnalistes voient émerger à partir de la Renaissance, existaient en fait depuis fort longtemps, et que notamment le droit de propriété est très ancien. Même si son respect n’a pas été universel, c’est le moins que l’on puisse dire, il a quand-même existé constamment depuis longtemps, en particulier en Grande-Bretagne depuis Guillaume; or si la Grande-Bretagne est précisément le pays de la révolution industrielle, cette dernière ne démarre qu’à la toute fin du XVIIème siècle. Si cette révolution n’était qu’affaire d’institutions, elle aurait dû démarrer bien avant. Ce qui change en fait à cette époque, observe McCloskey, ce n’est pas le cadre institutionnel, qui évolue constamment depuis plusieurs siècles, mais les valeurs: pour la première fois à cette époque, les valeurs bourgeoises (enrichissement, promotion au mérite, prise de risque, entrepreneuriat, non importance du statut de naissance, etc.) deviennent respectables. C’est ce que McCloskey appelle « la dignité bourgeoise ». Dès lors que ces valeurs deviennent socialement acceptables, les talents peuvent y souscrire et au lieu d’essayer de rejoindre l’ancien monde aristocratique d’une façon ou d’une autre, notamment par la carrière militaire ou ecclésiastique, les ambitieux rejoignent le monde économique, permettant ainsi la révolution industrielle.

Cette théorie est séduisante; on voit un phénomène similaire à l’œuvre en France: il y a encore vingt ans, un entrepreneur, c’était un entrepreneur des travaux publics. Les ambitieux visaient les grandes écoles, et derrière, les grandes entreprises ou les administrations; ceux qui devenaient entrepreneurs le faisaient souvent par défaut et n’étaient guère reconnus sauf s’ils faisaient fortune, auquel cas on les jalousait. Aujourd’hui, être entrepreneur est devenu non seulement socialement accepté, mais plus encore valorisé. Il n’est pas d’école qui n’ait son incubateur et son cours d’entrepreneuriat, et les entrepreneurs sont partout alors que s’enchaînent les Startup week-ends et autres concours de création d’entreprise. Il ne fait pas de doute que cette reconnaissance sociale, si elle n’est pas nécessairement un moteur, enlève au moins des barrières au développement de l’entrepreneuriat en France. On peut voir venir le jour où, même en France, un entrepreneur aura plus de prestige qu’un ministre. Mais il faut aussi noter que l’hostilité à l’entreprise reste très fort dans de nombreuses couches de la société française.

La thèse de l’importance des valeurs est également importante pour les entreprises existantes: si on la suit, on peut imaginer qu’une entreprise désirant favoriser l’innovation en son sein aura intérêt à ne pas négliger cet aspect de reconnaissance symbolique, de faire en sorte que l’attitude innovante y soit socialement reconnue et encouragée.

La thèse de McCloskey a le mérite de montrer l’importance des valeurs dans le développement d’une attitude systématique d’innovation et d’entrepreneuriat et, encore une fois, ce phénomène est particulièrement à l’œuvre dans notre pays actuellement. Il faut toutefois la nuancer: d’une part les valeurs n’expliquent pas tout; Florence était une ville de marchands et pourtant la révolution industrielle n’y est pas née. D’ailleurs, l’une des questions que pose la révolution industrielle est de comprendre pourquoi certaines sociétés très marchandes restent au stade marchand et ne passent pas à l’étape industrielle. Ensuite, la thèse ne nous dit pas d’où viennent ces valeurs et pourquoi elles évoluent: sont-elles le produit de ces institutions? Leur reflet? Peut-être Anthony Giddens peut-il nous éclairer sur la question… Pourquoi être entrepreneur devient-il respectable, voire prestigieux, en France aujourd’hui? Enfin, et de manière plus importante, on ne peut pas faire une croix sur l’importance du cadre institutionnel. Un entrepreneur, si doué soit-il et si admiré soit-il, ne pourra rien si le cadre institutionnel le bloque ou lui est hostile (voir par exemple la fameuse question des seuils sociaux en France, typique d’un tel blocage institutionnel). Les institutions ne sont peut-être pas à l’origine de la révolution industrielle, mais sans leur évolution une telle révolution peut être tuée dans l’œuf.

Particulièrement dans le cas d’une entreprise, cela revient à dire qu’il ne suffira pas de favoriser la créativité et d’encourager officiellement l’innovation; il faudra également mettre en place les bons dispositifs managériaux pour que les innovations aillent à leur terme.

L’ouvrage de Deirdre McCloskey, « Bourgeois Dignity – Why Economics Can’t Explain the Modern World », sur Amazon ici. On peut en trouver un extrait ici.

Voir l’article plus récent que j’ai écrit sur la question: Pourquoi ce sont les valeurs, et non les institutions, qui alimentent le changement.

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8 réflexions au sujet de « Institutions ou valeurs? Comment expliquer le décollage économique de l’Europe à partir du XVIIIème siècle »

  1. Je viens de visualiser (Science et Vie TV je crois) « Science et Islam » qui parle de la phase où la civilisation musulmane à valorisé la recherche du savoir d’où qu’il vienne.
    Le plus surprenant souligne le présentateur (Irakien d’avant Saddam), c’est que à cette époque l’islam accumule sans ostracisme tout les savoirs, sans chercher la primauté de sa culture…

    Là aussi, un cadre idéologique (l’Islam, qui promeut la recherche de la connaissance), des croyance (Dieu ne donne pas une maladie sans son remède), institutionnel (une valorisation financière du savoir, des livres, des découvertes, des chercheurs)…

    Je n’ai pas assez étudié la question, mais elle mérite certainement de s’y pencher.

  2. A lire votre billet (excellent comme souvent) et les commentaires, ce qui me frappe c’est le coté multi-facteurs liés entre eux et produisant une « avalanche » qui explique la révolution industrielle.
    Par exemple, une de mes connaissances a mis en avant le développement précurseur des routes et des ponts via des péages accroissant très rapidement les zones de chalandise.
    Voir http://www.art-et-histoire.com/index4q.php et http://www.art-et-histoire.com/index4a.php?aff_pages.php?durtraj&r=1&w=1920

  3. On pourra lire aussi avec intérêt la these des 6 killers apps de Niall Ferguson. Tout aussi -voir plus- controversée que celles citées dans le post.

    Eric

      1. Malheuresement les bonnes ressources sont en anglais.
        Une interview de Niall Ferguson http://www.npr.org/2011/11/02/141942357/how-the-west-beat-the-rest-six-killer-apps
        La critique du New-York Time.
        http://mobile.nytimes.com/2012/05/22/arts/television/civilization-the-west-and-the-rest-on-pbs.html
        La thèse de Niall Ferguson a pu bousculer et déranger.
        Je lui reconnais une certaine « efficacité » dans la démonstration, efficacité qu’il construit par une approche assez holistique du sujet.
        Cela dit, les travaux de Ferguson comme d’autres peuvent laisser penser à une construction délibérée de cette émergence, puis de cette puissance au delà de l’économie.
        S’il montre bien que les ingrédients de ce momentum ont pu exister par ailleurs, individuellement, c’est le mix qui en a fait le succès.
        Effectivement, l’histoire nous apprend assez bien que des sociétés ont su travailler sur des ingrédients (pour reprendre la terminologie de Ferguson), des killers apps individuellement (voire quelques mix réduits). En revanche, je reste peu convaincu du mix délibéré, raffiné à travers les siecles.
        Je crois plus à d’heureux cygnes noirs mais qui émergent lentement plutôt que d’apparaître subitement. Et qu’après coup une certaine rationalisation / interprétation se fait, expliquant (et parfois avec grand talent), que l’histoire telle qu’elle déroulée était inéluctable.
        Et donc je rajoute à la liste des ressources Le Cygne Noir de Nicolas Taleb!
        Éric

  4. C’est rafraîchissant de voir que certaines personnes s’intéressent à ces phénomènes car c’est bien dans l’histoire, pour autant qu’on n’occulte pas les détails et qu’on puisse s’intéresser aux grands ensembles, que l’on puise la source de connaissance du développement de l’humanité.
    Sans doute ne faudrait-il pas également oublier ce que j’appelle le « deux contre un » ; en affaires ou en commerce, l’échange ne se fait pas nécessairement un contre un selon un contrat libre (comme on l’apprend généralement), mais par association de deux parties contre une troisième (les exemples foisonnent, et c’est souvent politiquement incorrect d’en parler, je laisse donc les lecteurs trouver autour d’eux les bons exemples, notamment du côté des mécanismes des marchés financiers). Dans le cas présent, les richesses se sont développées après le Traité de Westphalie essentiellement grâce aux intérêts des Etats et des marchands européens dans la conquête du (nouveau) Monde : les Etats développaient leur contrôle territorial du Monde et protégeaient militairement les marchands qui eux oeuvraient à extraire les ressources des troisièmes (les pays conquis de ce nouveau Monde).
    Ce mouvement ternaire mettait en application tous les principes cités dans votre article, à la fois le système de valeur (la reconnaissance sociétale et le bien être par la richesse permettant d’accomplir des besognes de nature intellectuelles) et aussi la reconnaissance du droit de propriété non seulement des terres mais aussi du capital.
    Votre point concernant la réelle disjonction entre marchands et innovateurs est également intéressant, et le mystère reste entier… toutefois, il coin du voile peut être levé, tout simplement en observant autour de nous les mécanismes cognitifs mis en oeuvre par un trader (échange immédiat) et ceux mis en oeuvre par un concepteur (ou innovateur – conception et mise en place d’un plan). Testez autour de vous en interrogeant l’une des catégories sur les processus mis en oeuvre par l’autre, et vous vous apercevrez qu’il est très difficile pour les uns d’appréhender ce que font les autres.

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