En incertitude, comment savoir quel produit il faut développer parce que l’avenir est imprévisible. Comment avancer? Les visionnaires miseront tout sur leur idée. Mais les autres adopteront une démarche dite de “co-création”. Ni l’entrepreneur ni son premier client ne savent de quoi l’avenir est fait, mais ils décident d’avancer d’une case ensemble. Cette approche est très puissante mais elle a une limite, celle du risque d’enfermement.
Voici une question qui semblera fort théorique et qui, pourtant, a des implications pratiques importantes. Dans un billet précédent, j’évoquais l’expérimentation “Grue” qui étudiait les réponses possibles à une demande du premier client à qui l’entrepreneur montre son nouveau produit. Le client est très intéressé par le produit, mais demande quelques modifications. Que faire? L’une des approches possibles est d’accepter d’effectuer la modification mais en demandant au client de s’engager dans le processus de modification. Dès lors l’entrepreneur engage une co-création du produit avec son premier client sur la base d’engagements réciproques.
Cette approche est puissante et efficace. Elle évite de gaspiller des ressources pour répondre à des demandes futiles et surtout elle diminue considérablement le risque pour l’entrepreneur. En contrôlant ainsi l’avenir, celui-ci n’a plus besoin de le prédire. Il y a pourtant une objection que l’on fait souvent à la co-création, celle d’enfermer l’entrepreneur dans ce que l’on appelle un “optimum local”. Concrètement, cela signifie que pour intéressant que soit le contrat avec le premier client, rien en garantit que celui-ci soit représentatif d’un marché réel. Peut-être, derrière ce contrat, n’y a-t-il rien. Au contraire même, en consacrant du temps et des ressources à ce client, l’entrepreneur rate-t-il le véritable marché qui se trouve être ailleurs. Il est à un optimum local et ne se hisse pas à l’optimum global, le vrai marché. C’est une objection sérieuse.
Cependant, elle ne tient que si l’on considère que l’entrepreneur fonctionne dans une logique de recherche. Cette logique implique que le rôle de l’entrepreneur est de considérer un espace donné d’opportunités et de rechercher, puis sélectionner l’opportunité la plus intéressante dans cet espace. Il réalise donc un choix optimum dans cet espace. Considéré comme cela, la co-création est inefficace, car elle correspond à une logique de satisfaction, selon laquelle on prend non pas la meilleure solution dans l’absolu, mais la première qui semble convenable (le premier client qui nous tombe sous la main, et non pas le meilleur).
Dans les marchés en émergence, cependant, la logique de recherche ne peut pas convenir. Si le marché n’existe pas encore, l’espace correspondant des opportunités n’existe pas non plus. Il est donc impossible de le considérer de manière exhaustive pour déterminer la meilleure opportunité, car au moment de la décision, il n’y a aucune opportunité. Il s’ensuit logiquement qu’il n’y a rien de tel qu’un optimum local, car l’espace des opportunités ne préexiste pas à l’action de l’entrepreneur. En d’autres termes, l’entrepreneur est toujours, par définition, à l’optimum global du marché, puisqu’il crée celui-ci. Autrement dit, dans ce contexte, l’entrepreneur ne cherche pas la meilleure solution dans un espace pré-existant, mais crée sa propre solution dans un espace jusque-là vide à partir d’un point de départ donné. Ex-post, une fois l’environnement créé, on pourra donc toujours constater que tel entrepreneur est resté enfermé dans un optimum local, mais la véritable explication est qu’il n’a, en fait, pas réussi à faire croître le marché correspondant à son premier optimum.
En théorie donc, la capacité à faire croître l’espace des opportunités ne dépend pas du point de départ: on prend un client, on co-construit et on cherche le client suivant. Est-ce si certain, cependant? Il est évident que certains contrats sont sans avenir. Par exemple, le premier contrat obtenu par l’entreprise Documentum, spécialiste de la gestion électronique de documents, était avec Boeing qui avait un besoin urgent de réorganiser la production de ses manuels techniques. Documentum obtint le contrat mais se rendit compte ensuite que le besoin de Boeing était très spécifique et très conjoncturel: aucun autre fabricant d’avion n’avait ce besoin et Documentum n’a pas eu d’autre contrat dans cette industrie. On le voit, la question pour l’entrepreneur face à son premier client est de savoir, ex-ante, s’il aura la possibilité de faire cette transformation; autrement dit si le premier contrat est suffisamment représentatif.
La solution est peut-être entre les deux options. D’un côté, le tri ex-ante entre les différentes opportunités est impossible dans un marché entièrement nouveau. Seule l’obtention de contrats permettra d’éclaircir le brouillard et de réduire l’incertitude. D’un autre côté, il y a sans doute des premiers contrats plus “porteurs” que d’autres, mais les critères pour les évaluer sont mal connus. L’identification de la “tâche à accomplir“, un concept développé par Clayton Christensen, est une piste possible. Une bonne compréhension de ce que le client a besoin de faire permet d’évaluer sa généralisation possible.
📖 Cet article est extrait de mon ouvrage d’introduction: Effectuation: les principes de l’entrepreneuriat pour tous.
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Une réflexion au sujet de « La co-création par l’entrepreneur avec les premiers clients mène-t-elle à une impasse? »
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