Il est de venu courant d’entendre ou de lire, y compris de mes collègues, que nous-autres enseignants-chercheurs en management passons notre temps à écrire des articles que personne ne lit, dans des revues dont personne, à part nous, ne connaît l’existence. Nos étudiants, nous dit-on, et les participants de nos programmes de formation continue, ont besoin d’outils pratiques qu’ils peuvent appliquer immédiatement, et n’ont aucun besoin de théorie détachée de la réalité. C’en est au point où on ne nous demande pas tant d’enseigner que d’amener les étudiants à parler de leur sujet favori, eux-mêmes, et de concevoir l’enseignement comme consistant à animer des discussions sur une base anecdotique (une bonne histoire de temps en temps) complétée par des slides multimedia pendant que les étudiants ont les yeux rivés sur leur téléphone mobile.
Certaines écoles ont même ouvertement adopté ce point de vue; elles prétendent qu’elles n’enseignent pas, mais au contraire développent ce qui se trouve déjà dans la tête des participants, en un hommage sans doute involontaire à Platon et sa maïeutique. Dit autrement, apportez vos sandwiches, on vous fournit la table et les chaises et un animateur pour mettre l’ambiance. L’idée que l’enseignant puisse, à un moment donné, introduire du contenu théorique est éminemment suspecte et vue comme un signe certain d’arrogance universitaire tentant d’influer un monde qu’il ou elle ne connaît pas. Qu’est-ce que les profs connaissent des affaires? De même l’idée d’enseigner, c’est à dire non seulement de communiquer du savoir mais aussi d’exercer notre jugement professionnel quant à ce que nous devons enseigner, semble de moins en moins admise. L’époque est à la participation et aux solutions pratiques. Demandons aux étudiants ce dont ils ont besoin, et donnons-leur. Point.
Je ne suis pas d’accord. J’enseigne, je communique de la théorie, et je ne demande pas aux étudiants ce qu’ils veulent apprendre. 1) Parce qu’enseigner reste fondamental, 2) Parce que c’est mon job de savoir ce dont ils ont besoin pas seulement maintenant, mais dans dix ans, et qu’il y a une différence entre ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin, et que je prétends mieux savoir ce dont ils ont besoin qu’eux; et 3) Parce que la théorie reste fondamentale.
Je reviendrai sur les points 1 et 2 ultérieurement, mais dans ce billet parlons un peu de théorie. Indéniablement, il est exact que beaucoup d’articles publiés en management consistent en une spéculation abstraite sur un sujet obscur, remplie d’équations, de droites de corrélation et d’ignorance encyclopédique. Certains sont si excellemment écrits et si vides de la moindre idée intéressante qu’on ne peut qu’applaudir à la réussite de l’exercice de style, et regretter sa stérilité. Certains arrivent, après 20 pages d’analyse et de démonstration irréprochables, à une conclusion si manifestement irréaliste qu’elle serait contredite par un stagiaire après son deuxième jour dans l’entreprise. On aime à raconter l’histoire de ce PDG invité à un congrès de recherche sur le management. Interrogé sur son sentiment à la sortie, il eut ce commentaire: “Vous-autres parlez bizarrement.” Aucun doute.
Donc disons que la moitié, voire les deux tiers de la production universitaire est sans intérêt. Même 80%. Il n’empêche que ce qui reste est parfois passionnant et souvent utile. Certains articles sont superbes et changent définitivement la façon dont vous considérez un problème. Dans mon domaine, l’innovation et l’entrepreneuriat, cela inclut les articles de Saras Sarasvathy sur le raisonnement entrepreneurial (l’Effectuation qui change la façon d’aborder l’entrepreneuriat, dont j’ai parlé ici), le fameux article de Hargadon and Douglas “When Innovations Meet Institutions: Edison and the Design of the Electric Light” sur Thomas Edison, qui montre que réussir l’innovation nécessite bien plus qu’une bonne technologie, ou encore les travaux de Clayton Christensen sur l’innovation radicale dont j’ai parlé à plusieurs reprises sur ce blog (voir ici). Je pourrais en ajouter 20 ou 30 de ce type. C’est peu rapporté à la production totale? Peut-être, mais on pourrait en dire autant en musique, en littérature ou en cinéma.
Le développement de la théorie en management est né de la prise de conscience dans les années 60 que les recettes de cuisine et les anecdotes ne pouvaient tenir lieu d’enseignement de u management. Il était nécessaire de développer une approche plus scientifique. Par scientifique, il faut entendre simplement que si l’on énonce une règle, il faut que celle-ci soit plus ou moins démontrée; dit autrement, on ne peut pas dire n’importe quoi. Le fait que cette approche scientifique ait été transformée en scientisme obsessionnel par une grande partie du monde académique est une dérive, mais elle ne doit pas remettre en question l’opposition à l’anecdote.
La théorie est importante pour au moins deux raisons. La première est que, comme le remarque Clayton Christensen déjà cité plus haut, nous utilisons des théories tous les jours, dans notre vie quotidienne. Toute décision que nous prenons, petite ou grande, est basée sur une théorie que nous avons entre une cause et un effet, mais souvent nous n’en n’avons pas conscience. Keynes observait déjà, “Les idées des économistes et des philosophes politiques, qu’ils aient raison ou tort, sont plus puissantes qu’il n’est généralement compris. En fait, le monde n’est guère régi autrement. Les hommes pratiques, qui pensent échapper à toute influence intellectuelle, sont généralement esclaves de quelque économiste défunt.” Lorsque l’enjeu est important, il vaut mieux que la théorie sur laquelle nous basons notre décision soit explicite, mais c’est rarement le cas.
Par exemple, quand un américain emprunte de l’argent en utilisant sa maison comme collatéral, il le fait parce qu’il pense que les prix de l’immobilier vont continuer à monter. Pourquoi cela? Parce que 1) Ils ont toujours monté, et 2) Le fait qu’ils aient toujours monté signifie qu’ils monteront toujours. Des dizaines d’années de données de marché confirment cela. Même en temps de crise, les prix de l’immobilier n’ont jamais baissé aux États-Unis. Ils ont un peu stagné et puis sont repartis à la hausse. Si Nassim Taleb se trouve être dans les parages et vient boire un café chez notre américain, il questionnera cette théorie et expliquera que les prix de l’immobilier ne sont pas gaussiens, et qu’une série statistique aussi longue soit-elle n’est aucunement une garantie que l’année additionnelle poursuivra la tendance. Autrement dit, le prix de l’immobilier appartient à une classe d’environnements non gaussiens, où une valeur à elle seule peut complètement bouleverser la statistique. Il le fera dans des termes un peu plus précis et compliqués que les miens, mais ça reviendra à cela. Notre américain contractera son emprunt en connaissance de cause.
Dans les environnements non gaussiens, il existe une classe d’événements qui ont une très faible probabilité de survenir, mais qui, s’ils surviennent, ont un très grand impact. La plupart du temps, ce type d’événement est évacué de nos modèles. Comme il est peu probable qu’ils surviennent, on les ignore (après moi le déluge). Leur faible fréquence (une fois par siècle, une fois par millénaire, etc.) ou même leur irrégularité, font qu’on ne dispose pas de série statistique qui en tienne compte (il faudrait attendre plusieurs millénaires, et même, on ne serait pas sûr d’avoir une vraie série complète). Sans série statistique pour “induire” notre raisonnement à partir de données, nous devons le “déduire”… sur la base d’une théorie. Ce que nous découvrons ces dernières années est que, sans doute, la majorité des environnements -et pas seulement dans le domaine des affaires- sont non gaussiens; c’est dire l’ampleur du problème et l’importance du travail théorique. Dit autrement, si les théories que vous utilisez ne prennent pas en compte les aspects non-gaussiens de votre environnement, vous avez un vrai problème. Ne pensez pas que ce soit purement abstrait: la Tunisie, l’Egypte, le 11 septembre, Lehman Brothers, La Grèce, Fukushima, etc. sont là pour nous rappeler que ces événements ne sont, après tout, pas si rares que cela, et qu’ils ont un impact direct et profond sur nos affaires. Allez, un petit pour la route: pouvez-vous imaginer un événement rare pour les prochaines semaines?
Ainsi donc la théorie est importante, et pas seulement pour nous-autres académiques. La théorie peut être immensément pratique: Andy Grove, PDG de Intel, raconte ainsi comment, ayant lu le livre de Clayton Christensen “The innovator’s dilemma” sur les ruptures technologiques, a compris que ce que ce dernier décrivait pouvait s’appliquer à son entreprise. Celle-ci était en danger de se retrouver prisonnière du haut de gamme en laissant l’entrée de gamme à de nouveaux concurrents. Sur la base de la théorie de Christensen, il a alors engagé la création d’une unité entrée de gamme, et ainsi est né le processeur Celeron, très grande réussite industrielle et qui a fait qu’aujourd’hui, Intel est présent dans ce segment. Grove est intéressant car il est très impliqué à Stanford, aussi bien pour enseigner que pour écrire des articles théoriques.
D’ailleurs, il n’est pas vrai que les étudiants sont rétifs à la théorie. En fait, alors que les départements RH me demandent toujours d’éviter la théorie et de rester pratiques pour leurs cadres, j’ignore généralement leur demande et ces derniers indiquent invariablement que ce qu’ils ont le plus apprécié est précisément la partie théorique, car elle leur a permis d’élargir leur point de vue. On pourrait ajouter que la distinction entre théorie et pratique est artificielle, mais c’est une autre question.
En bref, la théorie, c’est important. De toute façon, si vous ne l’aimez pas, essayez sans, et vous verrez.
3 réflexions au sujet de « Pourquoi la théorie, c’est important, y compris… pour vous »
Le management c’est 80% de pratique mais d’abord 20% de théorie. Je suis complètement d’accord avec vous sur la théorie: elle est nécessaire et indispensable pour se forger une base solide qui évoluera par la suite en fonction de l’experience de chacun.
Cette théorie est notamment très importante pour les personnes qui vont commencer leur première experience en management (responsable de production, chef de cellule,….). Elle permet de donner des “bases”.
Une bonne méthode pour apprendre la théorie, si on n’a pas le temps de suivre des formations bien adpatées (attention, ces formations dépendent elles mêmes énormément des personnes qui les dispensent. Il faut qu’elles soient passionnées pour bien transmettre), est la lecture de livres et de faire le résumé de ce qu’on a appris dans chaque livre. La liste errigée par le PMBA (personal MBA) est intéréssante.
Un article très intéressant avec lequel je suis tout à fait d’accord. La théorie est à mon avis primordiale et permet comme vous le dites d’élargir son point de vue (chacun prenant en outre dans la théorie les points qui lui concrètement les plus applicables à sa propre situation).
Il faut simplement ne pas s’en tenir à ça, et c’est sans doute le reproche qui a longtemps été fait à certains “universitaires”.
En revanche, je seconde Pierre quant au PMBA, il contient effectivement des ouvrages extraordinaires dont la lecture s’avère a minima passionnante, et peut parfois changer notre façon de voir notre quotidien.
Au fond, le problème du théorique dans l’enseignement n’est-il pas que les théories, en étant enseignées, deviennent des enseignements alors qu’elles ne sont que des théories ? Or si l’on se doit d’être critique avec les théories, on l’est beaucoup moins avec les enseignements, qui bien souvent restent malheureusement “paroles d’évangile” pour ceux qui ne veulent pas chercher plus loin, ni contredire les “experts”.
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