L’une de mes questions favorites lorsque je donne un cours sur l’innovation est de demander aux participants combien de temps ils pensent que Nestlé a mis pour développer et lancer avec succès sa machine à café Nespresso. Alors, votre réponse? Un an? Cinq ans? Eh bien non. La réponse c’est vingt-et-un ans. Parti d’une technologie licenciée à l’institut Battelle par Nestlé en… 1974, Nespresso ne deviendra rentable qu’en 1995. Il aura donc fallu 21 ans à l’entreprise pour “réussir” l’innovation Nespresso.
Durant cette période, Nestlé aura connu des problèmes techniques, et des échecs commerciaux (le produit a été lancé plusieurs fois, sur différents marchés avec des modèles économiques différents). Par exemple, l’une des premières tentatives de commercialisation vise les restaurants. L’idée est de vendre une petite machine à espresso aux restaurants. C’est mal calculer: conçue pour de petits volumes, la machine offre un coût à la tasse de café produit très élevé, alors que les restaurateurs n’ont que faire d’une petite taille mais font très attention au prix unitaire de la tasse produite.
D’abord lancé au sein de Nestlé, le projet Nespresso doit rapidement être isolé dans une entité spécifique en raison de l’hostilité du reste de la société (un conflit de modèle d’affaire typique). Le projet ne cadre pas du tout avec le cœur de métier de Nestlé qui vend du café en sachets aux supermarchés, alors qu’avec Nespresso, il s’agit de vendre une machine à des particuliers. En outre, le projet absorbe un budget conséquent aux dépends des autres unités d’affaires engagées dans une concurrence féroce avec les autres producteurs de café en grains. Le projet ne tient, malgré ses échecs successifs, que grâce au soutien du PDG de la société – Mais sur quelles bases a-t-il pu conserver sa confiance au projet? Était-ce rationnel?
Jusque-là géré par des cadres pur-sucre de Nestlé, le projet connaît une nouvelle vie lorsque Nestlé se décide à recruter un outsider pour le diriger. Le choix se tourne vers Jean-Paul Gaillard, qui avait lancé la marque de vêtements de Marlboro. Quelqu’un qui ne connaît donc rien au café, mais qui a l’expérience de lancer une affaire radicalement différente du cœur de métier de son entreprise, et qui n’est pas prisonnier des schémas de pensée de Nestlé (qui par ailleurs produisent des bénéfices réguliers comme une horloge suisse année après année: Nestlé est une société très, très bien gérée; la longueur du processus d’innovation ne peut s’expliquer par une éventuelle incompétence de Nestlé, l’hypothèse ne tient pas).
Les études de marché sont négatives, personne n’en veut (un grand classique des innovations de ruptures), mais le dirigeant les ignore, et lance finalement le produit avec le positionnement que nous lui connaissons aujourd’hui. Et ça finit par marcher. Ajouter à cela l’idée du Club Nespresso, qui positionne le produit plutôt haut de gamme et permet un marketing direct aux clients, et l’ouverture de magasins gérés directement par Nestlé, une autre première pour la société, on a là une accumulation d’innovations qui montrent la caractère véritablement en rupture du projet Nespresso pour Nestlé.
Surtout, le cas montre la persistance de Nestlé: 21 ans d’échecs, et chaque année l’entreprise remet au pot: “Continuez comme ça, on y croit toujours”. Quand même, les réunions budgétaires annuelles n’ont pas du être faciles, surtout vers la fin quand les pertes s’accumulaient. Mais 21 ans d’échecs qui aboutissent à l’un des produits actuels les plus profitables de Nestlé. 21 ans pour une simple cafetière!
Voir également mon article plus récent “Nespresso, victime d’une rupture par le bas?”
12 réflexions au sujet de « Nespresso: simplicité du produit et complexité du processus d’innovation »
La victoire de Don Quichotte…et pour ce qui est des études de marché, Henry Ford disait à propos de sa Ford modèle T:” If I had asked my customers what they wanted, they would have said: a faster horse.”
Une entreprise “très, très bien gérée” qui donne à ses visionnaires internes la place et l’écoute dont ils ont besoin, voilà une recette de succès infaillible – surtout s’il s’agit du CEO. De quoi redéfinir le terme “échec”: s’il n’y a pas de retombées concrètes immédiates ou même à long terme, a-t-on vraiment échoué?
@Olivier
il a fallu que l’outsider “bricole” le étude de marché pour faire passer…Henry Ford avait raison. Un homme de caverne ne voudra ps la TV couleur…
@Philippe : Pour le soutien du PDG j’y étais…hum, au contraire, …seule la défaite est orpheline…Le brevet est de 1976 et le 1er lancement… 1986 Dire que l’on y croyait à la DG Groupe est “Stalinien”. Le case study IMD est pour le moins “orienté”, j’y ai participé, j’ai vu. Pas photo!
21 ans d’échecs.??? Faux l’affaire a été rentable en Suisse dès 1999.
La Suisse a financé l’expansion internationale. En fait dixit un ancien DG de Nestlé S.A, c’est la seule affaire du Groupe qui s’est auto-financée par elle-même depuis une bonne ré-orientation stratégique due à jean-paul gaillard. les discussion budgétaires étaient superbes et réglées en 10 minutes. Le C/F positif simplifie… j’y étais.
le style de management et la fermeté stratégique, inhabituelle chez Néstlé est venue de l'”école” Philip Morris…importée par JP Gaillard. Génant mais exact et connu.
Corrr: Suisse a étérentable dès 1989 (pas 1999), -coquille-.
Le marché suisse a financé ensuite les autres marchés.
Discussions bugétaires réglées en 10 mn. Normal, c’est un des rares/seules affaires qui a autofinancé son dévelopement international…aussi simple que çà.
Vraisemblablement le positionnement de 1994 de Nespresso n’aurait pas trouvé un même écho en 1974 !
La crise montrait ses premières dents mais le contexte économique, social et « culturel » de l’époque était encore baigné des 30 glorieuses. Moulinex et ses compères s’étaient emparés de la cuisine pour « libérer la femme » dans les années 60 et au début de la décennie suivante. L’ambiance était encore à la simplification des tâches ménagères et les hommes se sentaient moins
concernés par la préparation du café qu’aujourd’hui.
Dans ce contexte,aurions-nous pensé à proposer cette fabuleuse machine aux restaurateurs alors que le percolateur de nos brasseries sifflait encore fort à nos oreilles ! Ce qui a de certain, c’est que le produit a un design – était-il le même à l’origine ! – qui a transformé nos « coins-café » dans nos bureaux et PME branchées… où dorénavant nous passons beaucoup de temps à côté du micro-ondes à midi, par exemple !
Mais c’est vrai au bout du compte, n’est-ce pas là une illustration de cette fameuse intuition qui s’associe à l’esprit entrepreneurial… à condition d’avoir les reins solides, bien sûr ! Ce qui n’est évidemment pas toujours le cas !
@Jean-Claude.
ne partage pas votre opinion, au contraire le modèle Nespresso actuel datant de 1989 aurai marché déjà biem avant. Le 30 glorieuses étaient le terrain idéal. Grosses voitures, maisons, TV…etc…Idéal por Club chic et le reste “statutaire”.
Pour le CHR les capsules sont trop chères et le resteront. En CHR le café servi coute en COGS 10 à 15 cts en Moyenne. La marge dégagée est indispensable dans ce secteur.
Difficile de refaire l’histoire !
Mais 1974 n’est pas 1989, 15 ans les séparent, ce qui n’est pas rien en matière de réceptivité de l’innovation…
@ 007 Je ne serais pas aussi « définitif » que vous sur la capacité qu’aurait eue Nespresso de réussir son implantation durant les 30 glorieuses. Outre les priorités de l’époque et l’abondante offre innovante qui sollicite le portefeuille – la cuisine, le salon, le garage en sont envahis (de ces offres) – en 70, par exemple, c’est plutôt des produits de type Hi Fi qui tiennent le haut du pavé surtout quand les amateurs la composent sur mesure !
Plus tard, en 1980, l’achat « statutaire » se consacre plutôt au premier téléphone sans fil, au camescope en 1983, au dernier Nikon, la rolls des 24 x 36, au premier PC , au compact disc etc… Il y a mille façon alors de se faire plaisir et de briller dans les clubs !
Ce n’est qu’en 1986-90 que la période redevient propice. Elle correspond à un « retour de l’optimisme et boulimie de consommation (gadgets et produits porteurs d’image) » selon Gérard Mermet, dans Francoscopie 2007 p.336). Sans doute, un bon contexte, avec un bon état d’esprit d’un certain public susceptible de s’intéresser à un produit comme Nespresso !
Ce qui est quand même remarquable, pour rejoindre Philippe Silberzahn : « on a là une accumulation d’innovations qui montrent les risques incroyables pris » ; une belle illustration en quelque sorte du dépassement du dilemme de l’innovateur (voir in « objectif Innovation »).
Dans le cadre d’une réflexion sur l’entrepreneuriat, voilà quand même un exemple qui encourage à persévérer. Mais c’est vrai aussi que l’entrepreneur individuel, ne vivant pas dans l’environnement rassurant d’un groupe international, n’exposerait sans doute pas ces deniers dans un tel marathon !
Dans ce cas, il ne reste qu’une chose à l’innovateur, son intuition qui le conduira à lancer son offre innovante au meilleur moment selon lui, auprès du public qu’il aura considéré comme le plus probablement réactif, en prenant en compte ses objectifs… Ses objectifs de survie !
Quelqu’un d’autres ferait différemment… peut-être ! C’est celui qui a réussi qui a raison en l’occurrence ! Il a fait le bon choix au bon moment, il a pris un risque, le bon risque. C’est tout l’art de l’entrepreneur individuel ou du patron d’une PME innovante … Il faut piloter à l’estime. Et l’enjeu est de taille !
PS : je n’exclus pas pour autant le patron d’une TGE, mais l’enjeu n’est pas, à ce niveau de décision, le même !
@jean-claude
Ne le prenez pas personnellement mais désaccord à nouveau. Les principes de fond que vous énoncez sont justes dans les très grandes lignes, mais paradoxalement ils démontrent également une post-rationaliation – mes excuses – un tant soit peu théorique.
Pour les 30 glorieuses, ce qui en est déduit peut s’appliquer à tous les sujets que vous soulevez et les espaces de temps peuvent être placés à des endroits différents. Un peu comme un “lego”.
Je n’étais pas aux premières loges pour en parler. J’étais l’acteur principal et l’ai vécu. Donc de façon exacte et pratique, sans aucune conjecture…
Il manque énormément d’informations dans le cas IMD que je suppose vous avez vu. Notamment au plan technique et financier. En fait, le porteur du projet Nespresso a dû lui-même s’engager financièrement auprès d’une banque pour obtenir le crédit permettant de lancer en national en Suisse et ainsi d’avoir la première rentabilité dans un marché.
Pour des raisons politiques liées à la proximité de l’IMD et de son commanditaire, ceci et bien d’autres choses ne sont pas mentionnés. Il faut savoir que le cas a malheureusement dû faire l’objet d’une procédure judiciaire, finalement réglé hors Tribunal, mais sous pression de celui-ci. Le tout à la satisfaction de “Yannick Lang”…
Yannick Lang a d’ailleurs fait part tant à l’IMD qu’à son commanditaire qu’en faisant un cas “arrangé”, ils se tiraient deux fois dans le pied. Soit, 1- les étudiants ne peuvent pas comprendre les vraies raisons du succès, 2- le commanditaire lui-même se prive de cette même compréhension.
Je pense que ceci règle la question des propres deniers. Yes Virginia, il a fallu en arriver là…
Un nouveau concurrent aujourd’hui fait la preuve par 9 de ce qui est mentionné ci-dessus…
Pour les TGE, à nouveau, pas tout à fait d’accord. Il y a une différence énorme entre l’alimentaire par ex., pris au hasard Nestlé, et d’autres industries telles que IBM qui s’est réinventé, GM qui doit se réinventer ainsi que les autres Microsoft et Google qui n’existaient pas alors que les TGE précités grandissaient encore tranquillement.
Spécifiquement dans un domaine aussi stable que l’alimentaire, une erreur stratégique peut mettre 15 ans ou plus à être remarquée, si celle-ci n’est pas “oubliée” ou camouflée.
Dans les TGE de type plus difficiles qu’alimentaires, et j’ai eu l’occasion de rencontrer notamment Jack Welch (exceptionnel), il est évident qu’une erreur stratégique ressort dans les 2 à 5 ans maxi.
Pour preuve, le retour de Jobs avec l’I-phone, I-pod etc. Idem pour les déboires de Hewlett Packard.
Donc ne pas généraliser. Chaque industrie est différente.
Le café en capsules n’a rien avoir avec l’agro-alimentaire, c’est un produit technique plus proche du Tech rapide que de la stabilité tranquille et lente de l’alimentaire ou du tabac par ex.
C’est là où nous ne sommes pas d’accord. Malgré les différents ouvrages souvent faits par des gens qui comme pour de nombreux Case Studies n’ont jamais managé ou mené une entreprise, tout ceci reste du niveau de la théorie et de l’observation de laboratoire.
Quand on est responsable et comme vous le soulignez, qui plus est, concerné au plan financier, c’est différent.
Dans ce cas la logique est la même pour un entrepreneur individuel, une PME innovante ou une TGE dans un domaine de nature plus volatile.
Pour les TGE, General Electric et Hewlett Packard en sont des exemples vivants.
Pouvez-vous par contre me citer une “vraie nouveauté” sortie de par ex. Kraft Foods ou autres ces dernières années ?
Attention je pose la question sur une vraie nouveauté et non pas d’un “Toblerone” noir par exemple.
Un peu long,mais je suppose que l’intérêt du blog est de prendre les questions de front.
Le hasard et … la chance de la vie me permet d’y contribuer.
Pour finir sur la chance, vous avez raison, c’est un facteur majeur mais quand il se reproduit dans une majorité de cas, on peut commencer à parler par ex. de “chance stratégique”. Soit de chance provoquée par une façon de vior et d’appréhender le consommateur, la stratégie et le management.
A bientôt si vous avez d’autres questions et merci de vos commentaires qui illustrent bien le point.
Bien à vous,
007
Attention
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