La grande rupture qui menace (plus que jamais) les écoles de commerce

Dans un billet précédent, j’évoquais la grande rupture qui menace les écoles de commerce, à savoir l’enseignement en ligne via Internet. J’observais, sur la base de récentes expériences aux Etats-Unis, que les nouvelles technologies sont désormais suffisamment mûres pour permettre le développement d’un enseignement de masse à faible coût, voire gratuit, qui représente une menace majeure pour les écoles de commerce si elles ne réagissent pas (en fait, toute les écoles traditionnelles, mais je limite mon propos au domaine que je connais, celui des écoles de commerce.) Voyons comment se développe ce processus.

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La grande rupture qui menace les écoles de commerce (et les autres)

Un spectre menace les écoles de commerce, le spectre du low cost. Victimes de leur succès, les écoles de commerce sont lancées sur une trajectoire de fuite en avant vers le haut de gamme qui conduit à leur mort, en tout cas dans leur forme actuelle. Pour comprendre le mécanisme infernal, il faut étudier plus en profondeur le modèle économique de ces écoles.

Pendant longtemps en France, les écoles de commerce ont fonctionné avec un modèle économique simple: très proches du service public, elles étaient financées par les chambres de commerce. Principalement consacrées à l’enseignement, les écoles fonctionnaient avec des budgets peu élevés et des frais de scolarité également faibles. Deux phénomènes se sont combinés pour bouleverser la donne: le premier est l’internationalisation des écoles, qui ont cherché à attirer des étudiants étrangers pour soutenir leur croissance. Il en est résulté une concurrence accrue des écoles au niveau mondial pour attirer les meilleurs étudiants. En France, cette concurrence a fait exploser au milieu des années 90 l’oligopole qui existait entre le petit groupe des écoles “Parisiennes” – HEC, ESSEC, ESCP et EM-LYON. Soudainement, HEC s’est rendue compte que son concurrent n’était pas ESSEC, mais INSEAD – qui bien que française n’avait jamais figuré dans un classement français – ou la London Business School, plus facile d’accès qu’HEC depuis Paris. Surprise stratégique de taille. Branle-bas de combat et cap sur l’internationalisation à marche forcée.

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Les trois leviers de l’innovation de rupture dans une industrie

J’ai déjà abordé à plusieurs reprises dans ce blog la théorie de la rupture développée par Clayton Christensen, l’un des meilleurs spécialistes de la question. Dans un billet précédent, j’expliquais que si l’on a tendance à opposer innovation incrémentale et innovation radicale, Christensen avait montré que la véritable opposition est en fait entre innovation continue, c’est à dire conforme au modèle d’affaire de l’entreprise, et innovation de rupture, qui nécessite un modèle d’affaire différent (voir le billet sur l’opposition continue/rupture ici). On peut en effet avoir des situations d’innovation radicale se conformant assez bien avec le modèle d’affaire existant, et qui donc sont assez bien absorbées par les acteurs en place. Le succès des opérateurs télécom fixes dans la téléphonie mobile ou dans Internet est un bon exemple.

Christensen a développé sa théorie en s’intéressant à plusieurs industries et notamment au secteur de la santé. Selon lui, l’innovation de rupture est un agent de transformation d’une industrie, et elle repose sur trois leviers:

  1. Un développement de la technologie et du savoir en général du domaine qui deviennent de plus en plus accessibles;
  2. De nouveaux modèles économiques;
  3. Un nouveau réseau de valeur.

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Carrefour Planet: le paradoxe est-il tenable?

Les résultats récents de Carrefour ne sont pas bons, en particulier ceux du concept “Carrefour Planet” inauguré à grand renfort de communication en septembre dernier. J’ai toujours eu du mal à vraiment comprendre ce concept, mais en gros il s’agissait de combiner une offre à prix concurrentiel, terreau traditionnel du supermarché et de Carrefour, avec une offre plus haut de gamme, de type grand magasin, le tout sous un même toit. Ainsi trouve-t-on des stands de grandes marques cosmétiques, un grand rayon bio à l’entrée du magasin, un agencement par thèmes, une librairie décente mais pas de gros électro-ménager. On y trouve aussi un rayon pâtisserie attrayant, proposant quelques produits haut de gamme (macarons), un coin où suivre des cours de cuisine, une fabrication de sushis in situ, au moins 20 sortes de saumon fumé, etc. L’idée est certainement que venu pour acheter du lait, les visiteurs repartiront également avec une boîte de macarons grand luxe, une douzaine de sushis et des enfants contents d’avoir appris à faire les crêpes.

En pratique, cependant, il n’est pas évident que le concept morde. Les gens viennent chez Carrefour avant tout pour le rapport qualité prix de leurs courses hebdomadaires, et une observation – certes non scientifique – suggère que pour ce qui est des rayons haut de gamme, les gens se contentent de regarder. En outre, on se prend à suspecter que quelqu’un doit bien payer les extras haut de gamme, et que ce quelqu’un, c’est probablement le client. Carrefour obtient-il un retour sur investissement sur l’offre haut de gamme? Rien n’est moins sûr. C’est d’autant plus inquiétant que dans le même temps, l’offre classique semble délaissée: une des innovations sur lesquelles Carrefour a beaucoup communiqué est la fameuse ligne bleue: si la queue à la caisse dépasse une certaine ligne, Carrefour se mobilise pour ouvrir d’autres caisses. Dans la pratique ce n’est pas les cas, et les queues sont redevenues le lot du client Carrefour. Or que je m’en étonnais auprès d’une caissière, celle-ci me répondit que cela n’avait rien d’étonnant en période de Noël. Donc la ligne bleue, c’est quand il n’y a pas grand monde. Pas chère, la promesse de ne pas avoir de queue quand il n’y a pas de monde. Par ailleurs les réflexes bas de gamme subsistent, en témoigne la présence de l’animateur qui de son micro vante en continu aux clients l’offre spéciale sur le poulet ou leur fait gagner des lots à partir de questions triviales. Autrement dit, il est à craindre que Carrefour délaisse le coeur de son métier – l’épicerie de bon rapport qualité prix – pour poursuivre une chimère. C’est d’autant plus risqué qu’il est toujours difficile de combiner deux modèles économiques sous un même toit. Carrefour ne peut pas être aussi bon marché que Leclerc ou Auchan, tout en offrant les prestations de Fauchon, car le risque c’est naturellement de finir plus cher que les premiers, et donc de perdre son coeur de cible, et pas aussi bon que le second, et donc de ne pas attirer d’autres cibles. Il est donc possible que Carrefour prenne conscience de ce qui semble être une impasse stratégique et laisse le concept s’étioler – disparition discrète des cours de cuisine par exemple – pour revenir à son coeur d’activité traditionnel, et cette fois s’y consacrer pleinement. Il faudra expliquer cela aux analystes financiers, mais les clients, eux, semblent déjà avoir tranché.

Mise à jour octobre 2011: disparition du coin “Culture” du Carrefour Planet, avec son accueil sympa et ses canapés, remplacé par un simple rayon. Disparition aussi de la plupart des coins de marque thématiques (les fameux “pôles”). Le concept s’est donc étiolé complètement. Il ne reste presque rien du concept “Planet” initial. Et c’est tant mieux. Autre évolution: le “scanlib”, où les clients scannent eux-même leurs articles pour passer en caisse plus vite, semble passé de mode. Une observation, là encore non scientifique, montre que beaucoup moins de gens l’utilisent que lors de son lancement.

L’innovation dans le secteur de la santé, l’apport de la théorie de Christensen

Le secteur de la santé nous intéresse tous, pour des raisons évidentes. Selon l’INSEE, les dépenses de santé représentent 193 milliards d’Euros, soit plus de 10% du PIB en France, et près de 15% aux États-Unis. La réforme des systèmes de santé et de leur financement est une priorité depuis longtemps pour de nombreux gouvernements, notamment aux États-Unis, en France, et en Grande Bretagne. Pourtant, aucun ne semble trouver de solution satisfaisante; année après année les comptes se dégradent et la seule solution de court terme appliquée est la réduction des remboursements et l’augmentation des cotisations.

Conférences, études et bien sûr ouvrages se multiplient naturellement sur la question. Paru l’année dernière aux États-Unis, l’un d’entre eux a fait l’effet d’une bombe. Il s’agit de “The Innovator’s prescription” (la prescription de l’innovateur) de Clayton Christensen, Jerome Grossman et Jason Hwang. Ces deux derniers sont médecins, et le premier un spécialiste mondialement reconnu de l’innovation.

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Nespresso: évidence du produit et complexité du processus d’innovation

Le développement de produits devenus évidents a parfois été un enfer. L’une de mes questions favorites lorsque je donne un cours sur l’innovation est de demander aux participants combien de temps ils pensent que Nestlé a mis pour développer et lancer avec succès sa machine à café Nespresso. Alors, votre réponse? Un an? Cinq ans? Eh bien non. La réponse c’est vingt-et-un ans. Parti d’une technologie licenciée à l’institut Battelle par Nestlé en… 1974, Nespresso ne deviendra rentable qu’en 1995. Il aura donc fallu 21 ans à l’entreprise pour “réussir” l’innovation Nespresso.

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L’opposition innovation radicale – innovation incrémentale n’est pas pertinente

L’opposition entre innovation radicale et innovation incrémentale est un des classiques des théories de l’innovation. Tandis que l’innovation incrémentale consiste à améliorer les produits existants, l’innovation radicale consiste à inventer des nouvelles catégories de produits qui sont à la fois nouveaux pour le marché et pour l’entreprise. Le livre fondateur de Clayton Christensen “Innovator’s dilemma” qui, rappelons-le pour le regretter, n’a pas été traduit en français, montre comment les acteurs installés sur un marché profitent des innovations incrémentales mais sont le plus souvent marginalisés à la suite d’une innovation radicale. Par exemple, Kodak a très mal géré l’arrivée de la photo numérique. Initialement, Christensen a posé le débat en termes de technologies, s’appuyant sur la fameuse courbe en S de progression d’une technologie (inventée par Richard Foster) pour montrer comment une technologie dépassait l’autre. Plusieurs chercheurs ont cependant montré que sa thèse ne s’appliquait pas toujours: il y a de nombreux exemples d’entreprises capables non seulement de survivre à une innovation radicale sur leur marché, mais d’en profiter (par exemple IBM). L’opposition radical-incrémental est donc intéressante, mais pas opérante pour comprendre la dynamique de réussite sur un marché entre acteurs en place et nouveaux entrants.

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Zara, ou comment l’innovation peut sauver le textile européen

Le textile chinois est parti à l’assaut de l’Europe, et rien ne semble pouvoir lui résister. Rien, sauf une entreprise …espagnole, qui montre que face aux t-shirts à 1 Euro, il vaut mieux choisir un autre terrain que celui des coûts.
Dans un article paru dans son édition du 16 juin 2005, The Economist relatait l’incroyable succès de Zara, filiale du groupe Inditex, fondé en 1963 et dont le chiffre d’affaire atteint désormais 5 milliards d’Euros. Pas mal pour une jeune entreprise dans un secteur en crise permanente depuis vingt ans.
Quel est le secret de Zara? En un mot, la réactivité et la mise en œuvre d’une chaîne logistique incroyablement sophistiquée, pour mettre en place ce que The Economist appelle “fast fashion”, un peu comme il y avait le fast food. Tout est basé sur un suivi étroit des tendances et attentes dans les différents magasins. L’idée est de réagir immédiatement à la moindre évolution, et d’assurer un renouvellement des collections en permanence, non pas tous les six mois (hiver/été) mais toutes les semaines! Ainsi, une cliente peut revenir souvent dans le magasins et ne jamais y retrouver la même chose. La chose passe par une intégration totale des opérations, de la conception (Zara emploie 300 designers) à la fabrication, confiée en grande partie à une myriade de micro sous-traitants de Galicie. Cette approche est intéressante: seule la fabrication à proximité permet une telle réactivité. Une délocalisation en Asie abaisserait les coûts, mais nécessiterait un allongement substantiel des délais, en contradiction directe avec le concept économique.
Zéro stocks, des toutes petites séries pour éviter les invendus, calamité du secteur, le maître mot est la vitesse et la légèreté.
Les magasins, eux, sont entièrement informatisés, permettant au siège de suivre en temps réel les ventes, ce qui lui permet d’être réactif. Bien sûr, l’entreprise fait face à quelques défis: maîtrise de la croissance et faiblesse aux États-Unis, mais Zara illustre bien qu’il est possible de rester concurrentiel, voire leader, dans des secteurs réputés en crise, grâce à l’innovation. Elle montre qu’il n’y a pas de secteur mature ou en déclin par nature, et qu’il n’y a rien d’inéluctable. Voir mon billet “Il n’y a pas de marché mature” à ce sujet.

L’innovation, dans le cas de Zara, n’est pas technologique. Il ne s’agit pas de sortir des habits hauts de gamme ou toujours plus sophistiqués; Elle porte au contraire sur les processus et sur le concept économique de l’entreprise (modèle d’affaire), qui consiste à offrir au client des vêtements à la mode tout en étant très bon marchés. En un mot, un bon concept économique soutenu par une organisation originale et une mise en œuvre parfaite.

Mise à jour: voir l’article de La Tribune “Ce que Philips a à apprendre de Zara” de mars 2011.

L’intérêt pour les entreprises européennes de textile de baser son modèle d’affaire sur la réactivité, la qualité et la proximité en évitant les grands volumes, laissés aux asiatiques, est illustrée dans mon billet sur Alsatextiles de novembre 2010.

L’ “inertie active”, un concept-clé pour comprendre les échecs des entreprises, notamment en matière d’innovation ?

Il y a des rencontres que l’on oublie pas. Pendant les deux ans de mon MBA à la London Business School, j’ai eu la chance d’avoir Don Sull comme professeur de stratégie ; il faisait à l’évidence partie des meilleurs. En 1997, je l’ai donc entendu exposer son concept d’ “inertie active”, qu’il a plus longuement développé dans un livre publié en 2003 : “Revival of the fittest”. De quoi s’agit-il ? De l’idée étonnamment simple selon laquelle une entreprise peut courir à sa perte en essayant de pousser à l’extrême les recettes qui lui ont toujours réussi, alors que l’environnement a changé.

L’histoire de Compaq peut être relue de cette façon : En 1982 Rod Canion et deux dirigeants de Texas Instruments déjeunent ensemble et dessinent sur un coin de table, littéralement, un PC équipé d’une poignée. Décus par l’approche de Texas Instruments par rapport au marché des PC, ils recrutent d’autres salariés de TI et crééent Compaq ; portabilité et qualité supérieure en seront les axes stratégiques majeurs. En 1983, Compaq bat le record de chiffre d’affaire pour une société dans sa première année d’existence : $111 millions ! En 1990, huit ans après sa création, Compaq emploie 10000 personnes et réalise $3,6 milliards de CA. A cette époque pourtant, le PC est un produit qui commence à se banaliser. En 1991, alors que cinq des huit plus grands fabricants américains de PC ont une stratégie de prix bas, Compaq continue de s’accrocher à une stratégie d’innovation et de supériorité technologique. La société est incroyablement active, d’autant plus que la guerre des prix commence à attaquer ses marges. Pourtant, par rapport aux changements majeurs qu’imposerait son environnement, elle est comme inerte. Benjamin Rosen, le président de Compaq, tentera de sauver l’entreprise en remplaçant le fondateur historique Rod Canion par Eckhard Pfeiffer, mais l’histoire de Compaq se terminera en 2002 avec le rachat par Hewlett-Packard.

L’innovation peut être un piège si elle n’est pas orientée dans la bonne direction. Continuer à produire des PC de très grande qualité, innovant technologiquement, avec un prix de vente unitaire supérieur parfois de $2000 à un PC Dell équivalent, fut un piège mortel pour Compaq.

Comment ne pas rapprocher l’ “inertie active ” du “dilemne de l’innovateur” de Clayton Christensen ? D’après Christensen, le piège majeur en matière d’innovation est la focalisation sur les innovations incrémentales. C’est Kodak, qui redouble d’énergie sur le marché de la photographie argentique au moment où la photographie numérique prend son envol ; l’entreprise est “sous tension”, une tension d’autant plus importante que la menace se précise. Pourtant elle fait du sur-place du point de vue stratégique. Reste cependant à comprendre les raisons de l’inertie active. Christensen l’attribue à un conflit de modèle de revenu. Mais il en existe sûrement d’autres