C’est curieux chez les managers ce besoin de faire des phrases… Et si on arrêtait le verbiage?

Le management souffre d’un mal terrible, celui d’être pollué par l’utilisation de termes vagues, creux et abscons. Les mots bidons foisonnent, ils poussent comme de la mauvaise herbe dans un jardin mal entretenu.

C’est devenu une tradition: chaque fois que j’anime un séminaire, j’installe un paper board à gauche de l’écran, et j’écris en gros tout en haut de la page “ZNV”. ZNV? Zone de Non Verbiage ou parfois plus simplement BZ pour Bullshit Zone. La règle est simple: chaque fois qu’un des participants prononcera un mot compliqué, le mot sera indiqué dans la ZNV avec son nom en face. À la fin du séminaire, on compte les points et le gagnant offre une bouteille de champagne au groupe (très pratique: nous avons un petit magasin interne à l’emlyon qui vend du champagne). Ça provoque un certain effet je dois dire.

“Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément.”

Nicolas Boileau

Ce n’est pas juste une manie. Avec les années, j’ai constaté que l’utilisation de mots bidons est une plaie du management. Je le constate dans mes séminaires, dans mes cours mais aussi à la lecture de rapports et lorsque je participe à des présentations. Il y a beaucoup de ces mots, mais parmi mes favoris, on trouvera le “cœur de métier”. Dans un cas que j’utilise beaucoup, le PDG énonce ainsi que face aux ruptures de son environnement, sa stratégie est d’innover “en restant près de son cœur de métier”. Lorsque je demande aux participants de justifier cette stratégie, ils réussissent généralement à répondre qu’elle traduit une approche prudente: l’hypothèse du PDG est qu’en restant près de son cœur de métier, il prend moins de risques. Cela semble logique. Sauf que le cas porte sur un projet d’innovation qui a échoué, bien qu’étant en droite ligne du cœur de métier. Dans l’analyse du cas, je montre que le projet, bien que semblant être dans le cœur de métier de l’entreprise, était en fait disruptif, c’est-à-dire qu’il mettait en œuvre un modèle d’affaire différent du modèle d’affaire actuel de l’entreprise. La conformité apparente avec le cœur de métier a masqué le caractère disruptif du projet, ce qui a amené l’entreprise à faire de mauvais choix tout le long de la chaîne de valeur. Mais ce n’est pas tout: lorsque je demande aux participants de m’énoncer le cœur de métier de l’entreprise, j’ai en général six à sept réponses différentes! Et de fait, le PDG non plus ne semble pas en avoir une idée très claire. En bref, la notion de cœur de métier fait partie de ces concepts brandis à tout bout de champ sans être définis et qui créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.

Il y en a d’autres. “Agile” est employé à tous bouts de champ. Personne ne sait vraiment ce que ça veut dire, mais ça sert à tout. Agile c’est à la fois innovant, rapide, souple, entrepreneurial, enfin bref plein de trucs supers que c’est bien que ça marche vachement bien, en plus c’est plutôt fun. J’intervenais l’autre jour auprès d’une entreprise qui venait de payer très cher un rapport où on enjoignait à ses collaborateurs d’être plus agiles. Sérieusement! C’est un but d’être agiles? On imagine que depuis, ils ont pris des cours de gymnastique? Je passe sur “intelligence collective” qui, en gros, veut dire travailler avec les autres, mais ça sonne sans doute mieux. Les mots sont aussi le reflet du temps: en ce moment, on a pas mal droit à “résilient”, “engagé” et bien-sûr “durable” ou “à impact”. Beaucoup de “collaboratif” aussi. Car collaborer c’est bien et ne pas collaborer c’est mal. Bouh. Et je ne parle même pas de “zone de confort”…

Ce besoin de faire des phrases…

Quatre problèmes avec les mots bidons

Au-delà du côté comique, que mes participants saisissent rapidement, l’utilisation de ces mots bidons est réellement problématique pour plusieurs raisons. Premièrement, ils masquent une pensée confuse. On les balance dans la discussion comme une sorte de joker. “Pourquoi telle entreprise a échoué dans son projet? Parce qu’ils n’ont pas été assez agiles.” Et hop, emballé c’est pesé, on passe au cas suivant.

Deuxièmement, les mots bidons traduisent une paresse intellectuelle. Conclure d’une entreprise qui a du mal à innover qu’elle devrait être plus agile, c’est supposer que l’agilité est la réponse à tout, sans avoir pris la peine de définir ce qu’on entend par agilité.

Troisièmement, ces mots bidons nous enferment dans des débats stériles. Je me souviens ainsi d’avoir animé un séminaire où à un moment, trois grands chefs ont commencé à discuter sur leur stratégie de “plateforme”. Le ton est monté assez rapidement. J’étais un peu désemparé – difficile de les faire taire, c’étaient des grands chefs – mais j’ai été sauvé par l’une des trois qui, soudainement, a demandé aux autres comment ils définissaient “plateforme”. Il s’est avéré, mais est-ce une surprise finalement, qu’ils avaient chacun leur propre définition. Ils s’engueulaient alors qu’ils ne parlaient pas de la même chose. Une bonne science commence par une bonne définition dit-on souvent, et cela vaut aussi pour le management s’il veut justifier sa prétention à être une science (au sens de corpus cohérent de connaissances).

Quatrièmement, les mots bidons permettent de tout justifier, et surtout l’incompétence. Ainsi j’ai souvent constaté qu’on ne dit plus désormais “Ce projet est bordélique”, mais “on est en mode agile”. On ne dit plus “Vous n’aurez pas de budget” mais “Vous travaillerez en mode Lean” (lean est très présent dans ma ZNV, c’est un candidat très populaire). On ne dit plus “Débrouillez-vous tous seuls!” mais “Travaillez en mode startup!”. On ne dit plus “Ce CEO ne sait pas gérer sa boutique”, mais “Il est visionnaire”.

You fuckin’ talking to me… or my mom

Et donc dans mes séminaires, nous travaillons sur les ruptures et la transformation organisationnelle en étudiant des cas réels, et nous le faisons avec une consigne très claire que je donne aux participants: vous devez me parler uniquement avec des mots que ma maman pourrait comprendre (ce n’est pas que ma maman est bête, c’est qu’elle a fait biologie, pas management) Ce n’est pas facile. Il faut reprendre les participants plusieurs fois. Mais assez rapidement ils prennent le pli… et apprécient je crois. Nous pouvons enfin penser clairement sur des sujets compliqués. Et si vous faisiez pareil au quotidien? Et si vous cessiez d’employer tout ce verbiage qui obscurcit votre pensée? C’est important car comme le remarque l’économiste Deirdre McCloskey, le langage est l’essence-même du commerce, et donc du management: on parle pour comprendre, instruire, négocier, convaincre, vendre, acheter, ou concevoir, et même pour fabriquer. La majeure partie du travail d’un manager consiste à parler. “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”, disait Brice Parain (repris par Camus); eh bien, le management a beaucoup ajouté au malheur au monde et il est temps qu’il se calme un peu.◼︎

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14 réflexions au sujet de « C’est curieux chez les managers ce besoin de faire des phrases… Et si on arrêtait le verbiage? »

  1. Ce petit mot pour vs dire que je partage votre point de vue. Je lis vos articles hebdos avec bcp de plaisir et d intérêt. Emilienne

  2. Bonjour,
    Pensez un peu à ceux qui arrivent à supporter ces réunions où sont prononcés des termes abscons grâce au Bingo Des Réunions 😀
    Pour ma part il y a un mot, qui dès qu’il est prononcé, signifie qu’on ne fera rien pour résoudre le problème, l’a-t-on seulement identifié, c’est « problématique »

  3. les mots bidons ou mots valises ont une origine :
    la marchandisation de tout en remplaçant le fond (l’idée) par la forme (la comm)
    “si ça se vend c’est que c’est vrai et bon” (culture anglosaxonne protestante – la réussite financière est grâce de Dieu) cela donne à la publicité une force d’autant plus grande qu’elle démultipliée par les apports du data-mining.

    je ne doute pas que vos conférences et ateliers s’en libère, car seule l’intelligence naturelle sera le rempart de l’IA dont le fondement est … la manipulation des mots.

  4. Bien vu. Il manque “bienveillance”. La bienveillance c’est le management mou, le “en même temps”, le “ni-ni”, le début du renoncement et de la lâcheté.
    Il faut dire les choses et savoir se montrer exigent quand il le faut.

  5. Bravo ! Entièrement d’accord avec vous. Dans mon métier de consultant-formateur, j’ai aussi lutté contre cette atrophie de la pensée. Votre ZNV m’aurait été utile.
    Par ailleurs, et juste pour rendre justice à un philosophe aujourd’hui oublié, la phrase que vous citez à la fin est de Brice Parain. Camus n’a fait que la reprendre dans un article critique. Voici les textes originaux :

    « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge. »
    Brice Parain
    Recherches sur la nature et les fonctions du langage, 1943

    « L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. »
    Albert Camus
    Sur une philosophie de l’expression, 1944

  6. Merci pour cet article. Il y a tant à dire… On peut prolonger votre réflexion en évoquant la franglisation du langage d’entreprise, qui traduit un biais culturel terrible. Ce qui vient des US est “cool” et “glamour”, n’est-ce pas. Comme vous le dites, emballé, c’est pesé, aussitôt entendu, aussitôt répété benoîtement à l’envi. Je reste focus sur la data, c’est pas rocket-science ! Et le pire, c’est que le phénomène commence avec l’utilisation du mot “management” qui, s’il a réussi à avoir sa place dans le Larousse, n’en est pas moins galvaudé et abscons. En écho à Parain et Camus, entendons Nathalie Sarraute : “C’est ce qui échappe aux mots, que les mots doivent dire”.

  7. Cher Monsieur bonsoir,
    Je constate encore une fois en vous lisant combien émotions et modèles mentaux sont indissociables notamment dans les 4 situations du management : celles des dangers et celles des obstacles qui produisent du mal-être, mais également celles de l’exemplarité, et celles de la gratitudes qui génèrent du bien-être. Sur votre dernier thème relatif à l’usage des mots traitez avec beaucoup de rationalisme les émotions sont également bien là. Elles apparaissent directement comme dans votre première et dernière phrase ou indirectement comme lorsque vous soulignez le rôle vague, creux ou abscons des mots bidons, source de mal-être ou quand vous rapportez la satisfaction de vos participants à penser clairement sur des sujets compliqués, source de bien-être.
    Dans votre travaille avec des managers sur les ruptures et la transformation organisationnelle dans des cas réels remarquez-vous le rôle bénéfique ou limitant des émotions individuelles, voire collectives, dans ces situations ou les participants sont sollicités pour faire preuve de mobilité intellectuelle en faisant évoluer leur(s) modèle(s) mentale(aux) ?Constatez-vous ou non un parallélisme entre un immobilisme émotionnel négatif (ancré dans la peur ou le sentiment d’infériorité ou de diminution de soi et/ou le besoin de supériorité) et un immobilisme intellectuel qui s’ancre alors dans le refus, la critique, l’ironie, la contestation, la volonté d’avoir raison ou l’incompréhension ? Et a contrario, un effet bénéfique des émotions positives sur la mobilité intellectuelle chez les personnes qui pratiquent par elles-mêmes une mobilité émotionnelle notamment en réduisant seul ou avec l’autre leurs peurs, leur sentiment d’insuffisance et leurs envies ? Vérifiez-vous l’absence en management de processus de gestion des émotions simples, compréhensibles par toutes et tous, apportant des bénéfices immédiats ressenti par chacune et chacun, dans l’instant (et cela même lorsque l’on parle d’intelligence émotionnelle, malheureusement fréquemment d’une façon absconse et rarement opératoire) ?
    Verriez-vous en management un nouveau modèle mentale dans la prise en compte des émotions selon des processus opérants qui restent à ce jour très peu connus et très peu usités, sinon par bon sens ou par des « initiés » ? Pensez-vous ou ressentez-vous que les processus de mobilité émotionnelle sont préalables à toute mobilité intellectuelle et qu’ils garantiraient plus certainement et durablement individuellement et collectivement l’évolution des modèles mentaux et l’obtention des bénéfices qui en découleraient quotidiennement ?
    Au fond, y a-t-il humanité sans vie émotionnelle ? Et vie émotionnelle sans langages pour rendre compte de celle-ci ? Et y a-t-il langage sans modèles mentaux ?
    Et par conséquence dans la forme, peut-on envisager la mobilité des modèles mentaux sans également envisager préalablement la mobilité émotionnelle des personnes puisque ceux-ci découlent du besoin de reconnaissance et de communication de celles-ci ?
    Aujourd’hui dans les fait la réponse est le plus souvent oui car, dans ses cas dominants le but est essentiellement matérialiste, même quand il est masqué derrière une apparence humanitaire et dans ses nombreuses entreprises culturellement la priorité est alors donnée aux objectifs matériels au détriment de la ou des personne(s) même s’il y a déjà un début d’évolution remarquable.
    En management nous agissons encore dans le plus grand nombre des situations de gestion comme si nous nous demandions s’il y a une vie humaine sans vie matérielle ?
    Bien évidemment il n’y a pas de vie humaine sans également une vie matérielle. Il n’y a donc pas de dissociation possible naturelle entre humanisme et matérialisme. Il semble cependant que le matérialisme et son moyen : le calcul est supplanté l’humanisme et son moyen : la reconnaissance des émotions de la personne comme point de départ et pratique consciemment ou non en l’acceptant ou en le niant cette dissociation et en ne reconnaissant que parfois et partiellement le caractère inhumain de celle-ci.
    En se sens je partage votre opinion : « le management a beaucoup ajouté de malheur au monde et il est temps qu’il se calme un peu. »
    Même s’il est équitable de rappeler qu’il est impossible de faire disparaître, y compris en management, les dangers et les obstacles et les peurs et sentiments d’infériorité et d’envie qui vont avec ces situations. Il demeure exemplaire et généreux, notamment pour les manager, de réduire dans les entreprises les mal-être et d’augmenter les situations de bien-être et d’accroître par là les sentiments d’admirations et de gratitudes qu’elles génèrent, surtout avec des modèles mentaux exemplaires et volontaires. Les managers qui adopteront des modèles mentaux valorisant la mobilité émotionnelle et intellectuelle constateront alors des effets bénéfiques sur les résultats de leurs calculs qui seront imprévisibles et inattendus. En effet, ces bénéfices sont insoupçonnables quand les prévisions sont calculées avec des modèles mentaux limitants demeurés immobiles et ancrés dans des états émotionnels négatifs. Seul les managers qui ont ou vont acquérir les compétences pour gérer leurs états émotionnels et leurs mobilités (émotionnels et mentale) en conscience de façon acceptés, sans masque ni dénis ou inhibition, dans des délais acceptables, pourront anticiper ces succès et exercer nouvellement leurs responsabilités et être des modèles pour les autres.
    Dans ces 2 cas de mobilités, la prise de conscience préalable à l’évolution saine et naturelle n’est envisageable que si l’acceptation et la valorisation des états émotionnels et intellectuels initiaux est réalisée et si la personne est privilégiée par rapport aux buts entrepreneuriaux dans un espace temps qui lui est adapté avec des processus opérants bienveillants et non complaisant.
    Je me réjouirais pour vous et vos participants de voir émerger dans vos partages aux côtés de vos processus d’évolution des modèles mentaux de vos participants, des procès préalables de mobilité émotionnelle que vous pratiquez d’ailleurs peut-être déjà sans en faire état.
    Ni voyez là que mon avis, le plaisir que je prends à vous partager cette réflexion ainsi qu’à vos lecteurs et un sentiment de réciprocité : cette éventuelle valeur en échange des valeurs dont vous nous gratifiez.
    Encore bravo et merci,
    Belle journée,
    Portez-vous bien,
    Jacques.

  8. Je suis d’accord avec votre billet et les commentaires, Philippe, mais il faut avouer que le langage symbolise souvent un état d’esprit ou un style partagé par un groupe sans être de la prétention. Je l’ai appris à mes dépens au début de ma carrière en France, car je n’avais pas les codes pour argumenter efficacement dans une réunion. En tant qu’Américaine, je manquais les raccourcies, les mots tendances de l’époque (comme le sont “problématique ou “bienveillance” aujourd’hui) – et oui, les mots bidons qui traduisaient une certaines paresse d’esprit, mais qui huilaient l’échange. Le tout est de savoir quand un mot n’est que verbiage et quand il symbolise un état d’esprit utile à la discussion, n’est-ce pas?

  9. Merci Philippe. Mille fois d’accord avec toi. Et tu ne parle pas de cette ridicule manie de nommer les choses en anglais ou franglais parce que ça fait plus chic : « la team » au lieu de l’équipe, l’acquisition de talents au lieu du recrutement, etc. Etc.

  10. Merci pour cet article. Personnellement, “innovation” figure en tête de liste de ma ZNV ; “transformation”, “rupture” et “stratégie” ont également une place de choix.

  11. Vous auriez pu ajouter ai-je atteint mon quota d’anglicisme!!

    Surtout ceux dont je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il y a derrière quand je les prononce.
    Cette contagion devient frénétique, il suffit d’écouter 15 minutes le matin BFM Business pour être atterré par les profils techs à tous les sens, le on ne disclose pas ça, etc.

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