J’écrivais la semaine dernière au sujet de l’économie du partage en essayant de montrer en quoi son avènement ne signifiait en rien la fin du capitalisme. L’argument que j’avançais était qu’à mon sens, la propriété des moyens de production n’est pas très importante dans le système capitaliste, alors qu’elle revêt une importance cruciale dans le marxisme par exemple. Cette confusion sur l’importance de la propriété du capital est une des erreurs que commet Thomas Piketty dans sa fameuse analyse des inégalités. Revenons sur cette question en développant un aspect important qui tient à l’évolution récente du système capitaliste, celui du développement du capital humain.
Historiquement, le capital était essentiellement physique: la terre, d’abord, puis les machines et les usines. Il était donc nécessairement concentré: chacun ne pouvait pas avoir de moulin à eau ou de machine à vapeur. La machine, rare, conférait un pouvoir énorme à ceux qui la possédaient. Mais deux développements on progressivement et profondément atténué ce pouvoir: d’une part, le capital physique est devenu de plus en plus distribué, et d’autre part, le capital est devenu de plus en plus humain.
Démocratisation du capital
Que le capital physique soit de plus en plus distribué est une évidence, dont on ne prend toutefois pas toujours conscience. Avec notre smartphone, nous avons dans les mains la puissance de calcul dont disposait la NASA il y a vingt ans. D’une manière générale, comme l’avait observé Joseph Schumpeter, la formidable machine à innover du système capitaliste consiste inexorablement à démocratiser les produits, à les rendre accessibles au plus grand nombre. Ce n’est pas seulement vrai pour les produits consommés, mais aussi pour les produits “facteurs de production”: le smartphone est aussi un facteur de production, comme l’est l’imprimante 3D, qui met à la disposition du plus grand nombre la capacité de fabriquer des objets, Internet qui permet à tous de vendre ses produits, ou le crowdfunding la capacité de financer des projets. L’extrême richesse des modèles économiques développés permet en outre de ne plus se préoccuper du tout de savoir qui possède quoi. Je peux acheter une imprimante 3D, mais je peux également télécharger mon plan sur un site et faire imprimer mon objet puis me le faire livrer, et je peux également me rendre dans un fablab ouvert et l’imprimer sur place. On développe ainsi une économie du service généralisée reposant sur une structure de possession des actifs sophistiquée, mais relativement masquée, et au final peu importante pour l’utilisateur.
Capital humain
Le deuxième développement majeur est que le capital est essentiellement devenu humain – talents, formation, connaissance. C’est le résultat d’un effort sans précédent de formation des 200 dernières années. Là encore c’est un processus de démocratisation. Comme le capital, le savoir était le privilège de quelques uns, et est désormais devenu possédé par tous. L’innovation de rupture à la base de cette révolution est bien-sûr l’imprimerie, et Internet constitue en quelque sorte la seconde étape de cette révolution. Ne l’oublions pas, cette révolution n’est pas que technique, elle a un impact aussi important parce qu’elle est une révolution des coûts: le livre se diffuse parce qu’il est peu cher. Interne diffuse la connaissance encore plus rapidement et encore plus massivement parce qu’il est encore moins cher. Mais le développement du capital humain d’une telle ampleur a historiquement été possible parce que le système capitaliste nous a rendus plus riches. Par rapport à nos ancêtres vivant en 1800, nous sommes plus riches d’un facteur 20 à 100 en termes réels, ce que L’économiste Deirdre McCloskey appelle “The great enrichment”, le grand enrichissement. Cette richesse permet aux enfants de faire des études au lieu d’aller soutenir leur famille en travaillant dès l’âge de cinq ans.
On voit donc les deux raisons fondamentales, mais qui se rejoignent dans leur principe, celui de la démocratisation, pour expliquer pourquoi la possession du capital physique, qui obsède tant Thomas Piketty, a perdu de son importance, et en perdra de plus en plus, dans la détermination de l’évolution économique: D’une part le capital physique est de plus en plus distribué et accessible (chacun son smartphone), et d’autre part, le capital qui compte vraiment est le capital humain, et lui aussi est de plus en plus développé et distribué (chacun est son propre facteur de production conscientisé). Le pauvre Thomas a juste oublié la variable principale dans son calcul savant. Il n’a pas compris son époque.
Cela ne supprimera jamais la nécessité de la concentration du capital (comme je l’évoquais avec les milliers de serveurs possédés par Google pour offrir son service de recherche sur Internet) mais cela met à la disposition d’un nombre toujours plus grand les moyens de production et ouvre une perspective nouvelle sur l’économie du futur. D’une certaine façon, Marx serait content: les prolétaires possèdent désormais les moyens de production, mais à son grand désespoir certainement, il constaterait qu’ils n’ont désormais besoin ni des capitalistes, ni de l’état, pour cela.
La source pour cet article est l’entretien de Deirdre McCloskey pour le Institute of Economic Affairs, dont on peut voir la vidéo ici. Sur le gratuit, voir mon article précédent: “Caramba encore raté: Pourquoi le gratuit ne signifie pas la fin du capitalisme“. Sur la démocratisation du savoir, voir mon article: “Ce qu’une visite chez un ophtalmo nous apprend sur la démocratisation de la technologie.”
9 réflexions au sujet de « Economie du savoir, économie du partage: pourquoi la possession des moyens de production n’est plus aussi importante »
Oui, mais dans l’économie collaborative, ou de la connaissance, ou encore dans l’économie de l’usage, il y a un facteur déterminant, probablement lié à notre époque de transition, qui est qu’aujourd’hui, cet usage est encore basé sur des objets “appartenant” à un propriétaire qui en monnaye cet usage. Il y a donc la possibilité – toujours – d’une concentration de la propriété (à l’instar de google) qui en tirera revenu. Encore que le propriétaire ne tuera pas la poule aux oeufs d’or non plus 🙂 La notion d’usage reste donc fortement lié à la notion de propriété et donc au capitalisme. Je parle là plus pour la partie capital physique. Sauf à imaginer des structures type associatives, relevant donc de la liberté de s’associer, qui seraient les propriétaires d’un capital – imaginons une association, locale, qui achète des voitures pour le bénéfice (exclusif ou non) de ses adhérents et qui en monnaie l’usage.
Google comem Uber ne possède pas vraiement de moyen de production à la taille du marché qu’il “taxe”.
Ainsi pour Google, son capital n’est même pas un réseau de brevets, mais plutot une force d’innovation, ses hommes, qui a créé une confiance dans l’offre.
C’est aussi une éthique (bien précieux qu’ils devraient surveiller) qui fait que l’on utilise leurs produits sans trop s’inquiéter ni discuter.
Uber comme Google peut perdre toute valeur si ses hommes, si son éthique, n’est plus à la hauteur des besoins clients.
et ici client c’est aussi bien les passagers d’Uber, que les chauffeurs Uber, que les entreprises Internet, que les clients Internet…
Ils offrent des business multi-faces, et chaque face est en concurrence.
Le capital financier importe peu.
Imaginons que google se face avec ses créatifs, ses développeurs, que Uber se fache avec ses conducteurs, et ces boites ne vaudrons plus rien.
les conducteurs, les créatifs, les dévelopeurs, iront vendre leur force de travail, enfin leurs talents, leurs sourires, leurs voitures, à d’autres qui sauront mieux les respecter…
Et Google se retrouvera avec des bureaux vides, avec des datacenter à louer à Amazon .
Il vaut mieux posséder les clés (machines essentielles, robots) le reste peut effectivement être sous traité . . .
Cher Monsieur Silberzhan, vous pointez du doigt une évolution majeure du capitalisme, quand vous parlez de “Capital humain”.
Permettez-moi d’enfoncer le doigt plus profondément.
Un collaborateur compétent représente désormais un coût en investissement:
– Il faut le recruter = coût en investissement.
– Il faut qu’il s’adapte au business de l’entreprise. Un DRH dira qu’il faut en moyenne 2 ans de présence dans l’entreprise avant qu’un recruté trouve ses marques et justifie le salaire qui lui est versé (c’est à dire qu’il rapporte plus à l’entreprise qu’il ne lui coute). = 2 ans de coût en investissement.
– Il faut le fidéliser par des formations complémentaires et actualisation de connaissances lui promettant une progression de carrière. Si cela ne se fait pas, le collaborateur s’en va voir ailleurs…Et il faut recruter un successeur.
Donc = coût et re-coût.
Conclusion: le capital humain représente de plus en plus un coût en investissement du capital de l’entreprise. Ces coûts d’investissement en capital sur l’humain sont à l’heure actuelle difficilement chiffrables, faute d’outils d’évaluation adéquats. Et il n’est pas dit que ces montants d’investissement soit inférieurs aux montants des investissement physiques traditionnels.
Ce que je vois, c’est que nombre d’intervenants en capital, du moins en Occident, sont en train d’orienter leurs investissements vers le “capital humain” qu’ils considèrent comme une priorité. Comme le disait le patron d’un fonds américain: ce que nous regardons d’abord quand nous prenons une participation, c’est : “poeple, poeple and poeple”.
C’est donc à une évolution profonde du capitalisme à laquelle nous assistons, qui se déroule insensiblement sous nos yeux. Le capitalisme est à un tournant majeur de son histoire: délaissant l’investissement physique, il se réoriente vers l’investissement dans les compétences humaines car il a bien compris que c’est là que se situe la création de valeur dans le futur.
Cela renvoie les analyses de Piketty à une vision dépassée du capitalisme
qui ne saurait en rien être le Capital au XXI° siècle.
Hugues Chevalier.
Votre contribution signifierait dans ma modeste compréhension plusieurs choses :
-d’abord, que la parcellisation du capital crée un effet de recherche de marges plus importantes (car le niveau de satisfaction d’une marge sur un capital important est plus faible que sur un capital moins important)
-ensuite, vous précisez bien qu’il ne s’agit pas de la fin du capitalisme. Mais je le comprends comme étant une recherche de rééquilibrage. Or ces phases de changements sont toujours causes de conflits importants (passage de l’ère agraire à l’ère industrielle, puis à la technologique et enfin maintenant à cette ère du partage, si il en est).
-enfin, et c’est lié, la recherche de nouveaux débouchés devrait donc voir une forte capitalisation vers l’humain… Ce que je crois vrai, et déjà en cours de réalisation, mais pas dans le domaine RH. Vous avez parlé de l’usage, je parlerai de capitalisation dans le comportement des utilisateurs. C’est l’achat de données dans le big data qui tire sa source et alimente la gratuité de nombreux services.
De ce fait, le capitaliste devient lui-même sujet intégré dans de ce mouvement et brouille un peu plus les pistes dans la distinction marxiste.
Mais surtout, je retiens que les crises de rééquilibrage vont s’accentuer et que cela va dans le sens de la fin d’un modèle économique stable. Il irait donc dans le sens d’un modèle économique à différents niveaux, dans lesquels le capitaliste pourra passer d’un niveau à l’autre, créant des flux parfois déstabilisateurs.
Merci pour ces points importants. On peut effectivement que l’absence de concentration nuira à l’efficacité économique, mais il ya quand-même une logique de concentration, notamment au niveau de l’information. La capitalisme brouille effectivement les pistes, il l’a toujours fait. Je ne crois pas qu’il faille espérer des phases économiques stables: je ne sais pas s’il y en a jamais eu. On est dans la destruction créatrice de Schumpeter, et si la destruction est inévitable, il faut absolument permettre la création. Tou t l’enjeu est là je pense.
Quid de la manip de ma 3D au labo à 3 heures du mat’ pour réaliser un petit proto à propos d’une idée que j’ai eu au sortir d’un dîner (sage) en conduisant ? Il faudrait que je demande la permission au comité, au risque de perdre mon fil conducteur ou d’expliquer l’inexplicable à des ânes administratifs ? J’ai préféré ma petite boîte plutôt que d’être chez un monstre avec des moyens colossaux et des pertes de temps à proportion !
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