Innovation: Rien de plus pratique qu’une théorie

Dans le monde du management, on a tendance à opposer théorie et pratique. On aurait d’un côté des universitaires enfermés dans la théorie, déconnectés de la réalité, et de l’autre des managers, le nez dans le guidon, ignorants les concepts essentiels. La réalité, comme toujours, est plus nuancée. Dans plusieurs articles, et notamment dans ses livres, Clayton Christensen, auteur notamment de Innovator’s dilemma, bible de l’innovation aux US (moins en France semble-t-il) se fait l’avocat des théories en soulignant leur importance.

Constatation de départ: même si les managers en général n’estiment pas les théories utiles, ils en sont très consommateurs. Chaque fois qu’une décision est prise dans une entreprise, elle est basée sur un modèle mental de la réalité, et sur l’hypothèse que si on applique telle action sur la e, l’effet désiré va se produire. Il s’agit ni plus ni moins que d’utiliser une théorie. Le problème, c’est que la plupart du temps, ces théories sont implicites, et les managers n’ont pas conscience des théories qu’ils utilisent. Quel rapport avec l’innovation? Très direct en fait: lorsque les actions sont conduites sans conscience de la théorie qui les sous-tend, le résultat semble totalement aléatoire; ceci est particulièrement vrai dans les contextes de rupture technologique, ou la prédicabilité est quasi nulle. Ceci est essentiellement du, selon Christensen, à une absence de maîtrise explicite de théorie. D’où l’impression que l’innovation est un art divinatoire. Pour améliorer le processus d’innovation, il faut donc bâtir des théories solides qui permettent un diagnostic organisationnel, ainsi que des mécanismes prescriptifs. Au final, et en particulier dans le domaine de l’innovation, rien de plus pratique, et de plus essentiel, qu’une bonne théorie.
Pour en savoir plus sur ce sujet, voici un résumé de l’analyse de Christensen : http://www.maaw.info/ArtSumChristensen&Raynor03.htm.

L’ « inertie active », un concept-clé pour comprendre les échecs des entreprises, notamment en matière d’innovation ?

Il y a des rencontres que l’on oublie pas. Pendant les deux ans de mon MBA à la London Business School, j’ai eu la chance d’avoir Don Sull comme professeur de stratégie ; il faisait à l’évidence partie des meilleurs. En 1997, je l’ai donc entendu exposer son concept d’ « inertie active », qu’il a plus longuement développé dans un livre publié en 2003 : « Revival of the fittest ». De quoi s’agit-il ? De l’idée étonnamment simple selon laquelle une entreprise peut courir à sa perte en essayant de pousser à l’extrême les recettes qui lui ont toujours réussi, alors que l’environnement a changé.

L’histoire de Compaq peut être relue de cette façon : En 1982 Rod Canion et deux dirigeants de Texas Instruments déjeunent ensemble et dessinent sur un coin de table, littéralement, un PC équipé d’une poignée. Décus par l’approche de Texas Instruments par rapport au marché des PC, ils recrutent d’autres salariés de TI et crééent Compaq ; portabilité et qualité supérieure en seront les axes stratégiques majeurs. En 1983, Compaq bat le record de chiffre d’affaire pour une société dans sa première année d’existence : $111 millions ! En 1990, huit ans après sa création, Compaq emploie 10000 personnes et réalise $3,6 milliards de CA. A cette époque pourtant, le PC est un produit qui commence à se banaliser. En 1991, alors que cinq des huit plus grands fabricants américains de PC ont une stratégie de prix bas, Compaq continue de s’accrocher à une stratégie d’innovation et de supériorité technologique. La société est incroyablement active, d’autant plus que la guerre des prix commence à attaquer ses marges. Pourtant, par rapport aux changements majeurs qu’imposerait son environnement, elle est comme inerte. Benjamin Rosen, le président de Compaq, tentera de sauver l’entreprise en remplaçant le fondateur historique Rod Canion par Eckhard Pfeiffer, mais l’histoire de Compaq se terminera en 2002 avec le rachat par Hewlett-Packard.

L’innovation peut être un piège si elle n’est pas orientée dans la bonne direction. Continuer à produire des PC de très grande qualité, innovant technologiquement, avec un prix de vente unitaire supérieur parfois de $2000 à un PC Dell équivalent, fut un piège mortel pour Compaq.

Comment ne pas rapprocher l’ « inertie active  » du « dilemne de l’innovateur » de Clayton Christensen ? D’après Christensen, le piège majeur en matière d’innovation est la focalisation sur les innovations incrémentales. C’est Kodak, qui redouble d’énergie sur le marché de la photographie argentique au moment où la photographie numérique prend son envol ; l’entreprise est « sous tension », une tension d’autant plus importante que la menace se précise. Pourtant elle fait du sur-place du point de vue stratégique. Reste cependant à comprendre les raisons de l’inertie active. Christensen l’attribue à un conflit de modèle de revenu. Mais il en existe sûrement d’autres

Innovation : incrémentale, radicale, majeure ou stratégique ?

Dans « Fast second », déjà abordé sur ce blog, C. Markides et P. Geroski proposent une typologie de l’innovation. Ils s’appuient pour ce faire sur deux dimensions :

  • l’impact de l’innovation sur les compétences et les actifs des firmes établies,
  • l’impact de l’innovation sur les habitudes et les comportements des consommateurs.

Lorsque l’innovation s’appuie sur les compétences et les actifs des acteurs existants, et que l’impact sur les habitudes et les comportements des consommateurs est faible, on est en présence du cas le plus simple ; l’innovation incrémentale.

L’introduction en octobre 1978 (déjà) par Mercedes sur ses modèles S de l’ABS (Antilock Braking System) développé par Bosch en est un exemple typique.

L’innovation majeure est caractérisée par un impact fort sur les habitudes des consommateurs, mais ne remet pas en cause les compétences des acteurs établis. L’introduction des services bancaires sur internet constitue un bon exemple d’innovation majeure. Même si cette innovation a changé assez profondément l’utilisation des services financiers par les clients, ce sont bien les banques traditionnelles qui possédaient les compétences et les actifs pour les développer. Les difficultés rencontrés par les « pure players » internet (Egg) ont confirmé cette analyse.

Les choses deviennent plus dangeureuses pour les acteurs établis lorsque les innovations remettent en cause, voire détruisent, les compétences et les actifs accumulés pendant de longtemps années.

Lorsque l’innovation met en danger ces compétences et ces actifs, et lorsque l’impact sur les habitudes des consommateurs est limité, Markides et Geroski parlent d’innovation stratégique. On peut analyser de cette façon la vague actuelle des téléviseurs à écran plat. Ils ne changent pas fondamentalement la façon dont les clients utilisent leur télé, mais les technologies mises en oeuvre (LCD, plasma…) ont la capacité à mettre en danger vital les acteurs qui peinent à sortir des technologies historiques (tube cathodique).

Enfin, lorque l’innovation met en danger les compétences et les actifs des firmes établies, et déclenche un impact majeur sur les habitudes des consommateurs, Markides et Geroski parlent d’innovation radicale. Les téléphones mobiles, les PDA, les magnétoscopes, sont quelques exemples historiques d’innovations radicales.

Un des intérêts de cette typologie est évidemment que les entreprises peuvent adopter un comportement spécifique selon la nature de l’innovation qu’ils essayent de pousser ou à laquelle elles sont confrontées.

A noter que les travaux de Clayton Christensen (qui n’aime pas beaucoup Markides…) dans le domaine de l’innovation montrent que la distinction qui compte réellement, c’est celle entre innovation de rupture et innovation continue. Voir le billet sur la question ici.

Kodak, un raté de l’innovation?

On a coutume de nos jours de moquer la reconversion ratée de Kodak, qui aurait raté la révolution numérique, arc-boutée sur son activité photo argentique traditionnelle. La réalité est plus nuancée. Kodak est en fait un des tous premiers à avoir activement travaillé à la photo numérique. En 1992, pour un de mes projets clients de l’époque, nous avions acheté un appareil photo numérique. C’était un Kodak DCS 100, et il coûtait 220.000F (oui, environ 50K Euros aujourd’hui). On ne peut pas dire que Kodak ignorait la révolution numérique! Les cruelles fermetures d’usines auxquelles Kodak procède actuellement ne sont en fait que l’aboutissement d’un cycle de transformation du business de la société de chimiste en électronicien. Que Kodak ait été victime du dilemme de l’innovateur décrit par Clayton Christensen est indéniable: ils ont d’abord essayé de forcer le numérique dans le moule traditionnel avec le pathétique APS, mais ça ne les a pas empêché d’avancer pour, au final, finir pas trop mal dans le peloton des fabricants d’appareils numériques. Le dilemme initial, toutefois, leur a coûté, peut-être pour toujours, leur place de leader.

Voir mon billet plus récent sur la fin de Kodak ici.