Le cercle vicieux du “quiet quitting” et du déclin de l’organisation

Le “quiet quitting” est la nouvelle expression en vogue. Elle décrit le fait pour des employés de quitter leur entreprise discrètement, sans faire d’esclandre, sans même parfois prévenir. Un jour, ils ne sont plus là. Ce n’est pas simplement un problème de ressources humaines; il peut mettre en danger toute l’organisation et entraîner son déclin à plus ou moins court terme. Il constitue donc un enjeu stratégique.

Pour comprendre ce qui est en jeu, on peut utiliser les travaux d’Albert Hirschman, auteur du fameux Défection et prise de parole. Hirschman étudie la loyauté des individus à une institution. Il observe qu’une personne insatisfaite a trois options: elle peut soit prendre la parole et protester, soit se taire et supporter l’insatisfaction, soit faire défection, c’est-à-dire partir sans protester.

Prendre la parole et protester a un coût qui peut parfois être très important. Lorsque nous sommes dans un restaurant médiocre et que le chef nous demande si tout va bien, il est bien plus simple pour nous de répondre “Oui” avec un grand sourire, que de lui dire la vérité. Nous serons parti dans quelques minutes pour ne plus jamais revenir; à quoi bon se lancer dans un échange où il est probable que le chef prendra mal nos observations? Nous n’avons pas intérêt à investir dans la relation, le coût perçu est trop élevé. Le chef, sans le savoir, se prive d’un feedback précieux pour améliorer sa prestation. Dans d’autres contextes, la prise de parole peut être durement pénalisée. C’est évidemment le cas dans les régimes dictatoriaux, et à un moindre degré dans certaines organisations. Beaucoup d’organisations ne veulent objectivement pas de prise de parole, malgré leurs affirmations. Ainsi ce consultant me racontait qu’un de ses clients menait des sondages très réguliers sur l’ambiance de ses collaborateurs, et que ces sondages étaient anonymes. Le fait que ces sondages soient anonymes, lui fis-je remarquer, ne dit-il pas tout? Ne faut-il pas implicitement reconnaître qu’il y a un risque à parler pour garantir l’anonymat? C’est pour cela que la défection est plus intéressante.

La défection est plus intéressante

Elle l’est d’autant plus que depuis quelques années, les portes de sortie se sont développées. Désormais, changer d’employeur n’est plus vu comme une tare. On peut également rejoindre une startup ou se lancer comme indépendant. En résumé, le grand changement de ces dernières années est que les bons éléments disposent désormais de nouvelles options à la fois faiblement risquées et potentiellement très intéressantes. Le coût de prise de parole reste élevé, tandis que le risque lié à la défection diminue, et son gain potentiel augmente. Pas étonnant que le ‘quiet quitting’ ait le vent en poupe.

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Défection ou prise de parole? (Photo by Pixabay on Pexels.com)

Mais on ne peut pas toujours partir facilement, comme dans un restaurant. Certains employés insatisfaits auront du mal à trouver un autre emploi. Le risque peut être d’autant plus élevé qu’ils ont par ailleurs des contraintes financières (prêt immobilier par exemple). Quand on n’est pas un ‘bon élément’ (au sens où on trouverait facilement autre chose), on reste coincé dans une organisation non performante. On ne peut pas prendre la parole, car c’est trop risqué, et on ne peut pas partir, car c’est également trop risqué. Pas étonnant qu’il s’en déduise une forte frustration, et une aliénation vis-à-vis de l’organisation: on voit celle-ci à la fois comme la cause de sa misère et comme une bouée de sauvetage.

Le cercle vicieux du quiet quitting et du déclin de l’organisation

C’est ainsi que se met en place un cercle vicieux très dommageable pour l’organisation. À tout moment, il existe un niveau de performance acceptable pour les membres. Si ce niveau baisse, les plus performants deviennent insatisfaits. Ils ont alors deux options: prendre la parole, ou partir. Si le coût de prise de parole est jugé élevé, cette option est abandonnée et ils partent. Privée de ses meilleurs éléments, l’organisation voit à nouveau son niveau de performance baisser d’un cran. Cette baisse de performance rend insatisfaite une nouvelle cohorte de membres, les plus performants après le départ des précédents, et le cycle se répète. Il s’accélère même, car rapidement ne restent que ceux qui ne peuvent pas aller ailleurs. Les meilleurs éléments sont partis depuis longtemps. La probabilité qu’il y ait prise de parole diminue avec le temps, et donc la possibilité pour l’organisation de réagir aussi. Elle est prise dans une spirale de déclin; elle se vide littéralement de sa substance. Chaque cycle rend plus difficile son redressement. Ce qui était au début un problème de ressources humaines est devenu un problème stratégique, mais lorsque la prise de conscience de la nature stratégique du problème se produit, il est généralement trop tard.

Briser le cercle vicieux

Un cercle vicieux, par définition, est difficile à briser. Au bout d’un moment, ceux qui restent ne sont, par définition, ni disposés ni capables de prendre la parole de façon constructive. Ceux qui le pouvaient sont partis. La seule façon pour s’en sortir est pour la direction générale est de recréer un contexte pour cela. Il faut agir de façon déterminée pour que la prise de parole redevienne possible et intéressante. Elle doit s’engager de façon crédible, et cet engagement doit être la base du recrutement de nouveaux employés qui s’inscriront dans cette posture de vérité, et en priorité des leaders. “Il n’est de richesse que d’hommes” disait Bodin, et les stratèges feraient bien de ne pas oublier cette leçon de sagesse.

➕Sur le même sujet, lire mes articles précédents: ▶️Innovation: Ce silence qui tue votre entreprise; ▶️Quand les « talents » sont les meilleurs ennemis de l’innovation; ▶️Le syndrome du canard: comment les organisations en déclin s’habituent à la médiocrité.

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8 réflexions au sujet de « Le cercle vicieux du “quiet quitting” et du déclin de l’organisation »

  1. Ce n’est pas la définition du quiet quitting. Même si votre version paraît plus logique, le quiet quitting est quiet parce que l’employé ne quitte pas concrètement son entreprise, il se contente simplement de faire le minimum requis : il arrive pile à l’heure, repart pile à l’heure, et ne fait strictement que les tâches écrites sur sa fiche de poste.

    Il est fâcheux de baser tout un article sur un tel concept et de ne pas en connaître la définition.

  2. Bonjour,

    Dans l’entreprise, la mode des réseaux sociaux a vu se développer des pendants internes (Yammer…). Parfois, sur ces réseaux n’offrant aucun anonymat, quelqu’un se risque à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas sur les problèmes internes.

    Effet garanti quasi immédiat (généralement dans les 2mn): Un appel de demande de son N+2 (voir ++) à amender son commentaire.

    Conclusion:
    -Liberté de parole zéro sur du pur factuel… et un test facile à faire sur l’opportunité d’anonymiser ou non ses sondages pour un consultant externe.
    -Des managers responsables de centaines voir milliers de collaborateurs n’ont-ils que cela à foutre de faire la Yammer-Police de l’orthodoxie et de la tête dans le sable? Prendre en compte les problèmes signalés et justifier d’émarger mensuellement dans une moitié haute se comptant à 5 chiffres en apportant des solutions globales plutôt que des problèmes individuels par exemple.

    Cdt.

  3. Bonjour,

    Vous partez sur une def totalement erronée du quiet quiting. Ce n’est pas le faire de partir discrètement, c’est le fait de se limiter à faire son travail sans faire de zèle.

  4. De ce que j’ai lu, le quiet quitting est plutôt le fait que les gens, insatisfaits de leur travail et conditions de travail, ne font plus que le strict minimum (le fameux strict minimum syndical français). Une nouvelle alternative aux 3 options décrites par Albert Hirschman, quand elles semblent trop risquées. Je fait donc le strict minimum, juste ce que dit ma description de poste et pas plus, et pas une seconde de travail hors des horaires légaux. Pour l’entreprise c’est peut-être la pire des alternatives.

  5. Bonjour,

    De différentes lectures, je n’ai pas compris le “quiet quitting” comme le fait de quitter son entreprise en discrétion mais comme le fait de ne plus s’impliquer dans son entreprise, de faire le strict minimum, d’esquiver le travail et les responsabilités, ne pas faire de vague tout en donnant l’illusion de travailler. C’est une grève de la performance, du sabotage, le fait d’être poussé au je m’enfoutisme le plus total par écœurement.

    C’est une troisième voie en réalité, les gens ne parlent pas mais ils ne partent pas non plus pour continuer à bénéficier des avantages d’avoir un emploi comme la stabilité financière.
    Ils peuvent faire cela le temps de se former, trouver un emploi et une situation qui leur convient ou bien ils peuvent se satisfaire de cette autoplacardisation, travailler 3 heures, passer le reste du temps à lire, aller sur les réseaux sociaux, discuter avec les collègues à la machine à café…

    Cette troisième voie du parasitisme est la plus délétère dans le cercle vicieux du déclin de l’entreprise car cela sabote l’efficacité de l’entreprise de façon très efficace et à bas bruit.
    Si les gens sont écœurés au point de tomber là-dedans, c’est que le management et la direction sont vraiment nuls et très toxiques et donc dans l’incapacité de le remarquer et/ou de se remettre en cause pour changer les choses en profondeur.
    Dans l’éventualité ou le phénomène n’est pas anecdotique au sein d’une organisation, le déclin est bien amorcé.

    Une série de deux articles sortis récemment, intéressants, sur ce sujet:
    https://www.frustrationmagazine.fr/sabotage-performance/

    Bien à vous,

  6. Peut-être existe-il une quatrième option…celle d’ouvrir sa gueule, sans être malheureusement entendu, et de quitter l’organisation sous un autre prétexte (fake quiet quitting), voire violemment mais à l’extérieur de celle-ci… Complètement d’accord avec la chute/hypothèse de l’article : “le management et la direction sont vraiment nuls et très toxiques et donc dans l’incapacité de le remarquer et/ou de se remettre en cause pour changer les choses en profondeur.”

  7. Bonjour, le “quiet quitting” n’est pas le fait de démissionner mais de faire la grève du zèle, ne plus s’investir, faire le “minimum syndical”…

    1. Merci. Le problème avec cette définition c’est qu’elle n’apporte rien par rapport à la notion de désengagement. Si c’est la même chose, pourquoi un nouveau mot? Or le départ discret est un phénomène réel qui est bien capturé par l’expression quiet quitting.

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