Raison d’être des entreprises: Spinoza reviens, la France a peur!

La France a peur. Peur de l’avenir, peur de son passé et peur du présent. Peur des autres et peur d’elle-même. Les entreprises en particulier ont peur. Peur de ceux qui exigent qu’elles justifient de leur raison d’être et qu’elles expient leurs péchés de cupidité en faisant de bonnes actions. Peur de ceux qui ne voient dans leurs usines qu’une source de pollution ou d’aliénation. Peur du prochain scandale qui révélera tel ou tel comportement inacceptable, ou devenu tel, et peur du micro-événement insignifiant monté en épingle par des médias aux aguets. Peur d’être montrées du doigt pour ce qu’elles ne font pas dans un pays qui ignore désormais largement ce qu’elles font. Peur d’exister tout simplement. Dans ce climat dans lequel chacun doit choisir son camp, et où la seule certitude est qu’à un tel jeu tout le monde sera perdant au final, il devient urgent de redécouvrir un philosophe essentiel, Spinoza. Que nous dit-il? Que c’est la joie, et non la peur, qui doit nous guider. Étrange et en apparence naïf, ce message est pourtant d’une actualité brûlante, et d’une portée très pratique.

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L’entrepreneur et le politique, ou comment l’audition de Mark Zuckerberg pose la question du rôle de l’entreprise dans la société

Ainsi donc les rieurs en ont eu pour leur argent la semaine dernière lorsque la représentante américaine Alexandria Ocasio Cortez (AOC pour les intimes) a auditionné Mark Zuckerberg, le fondateur et dirigeant de Facebook, au sujet des fameuses ‘fake news’ que son service est accusé de propager trop facilement. La séance a été assez intense et Zuckerberg ne s’en est pas vraiment bien sorti. Beaucoup y ont vu l’humiliation d’un patron cynique minant la démocratie par une brillante défenseure de la démocratie, et s’en sont réjoui. Mais derrière le théâtre des auditions, on peut y voir bien autre chose, notamment un nouvel épisode du combat entre politique et marchands, et plus généralement de la question ancienne de la répartition des rôles entre l’État et les entreprises privées. Cessons de rire bêtement quelques minutes, et intéressons-nous à ces questions fondamentales.

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L’erreur de Mandeville et ses abeilles: éthique individuelle et bien commun

Je suis tombé pendant mes lectures d’été sur un texte très intéressant de Gilles Martin consacré au bien commun qui oppose Robespierre et Bernard Mandeville, l’auteur de la fameuse Fable des abeilles. La question posée est la suivante: êtes-vous plutôt Robespierre, pour lequel le bien commun doit être défini par un dictateur vertueux (la vertu comme principe premier), ou Mandeville, pour lequel le bien commun résulte du vice des individus auquel on laisse libre cours (le vice comme principe premier)? Naturellement, dès qu’on m’offre un choix binaire, je sors mon clavier et je réponds « Ni l’un ni l’autre mon général ».

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Entreprise à mission: Le piège à cons?

Estimant que la recherche de profit ne peut pas à elle seule justifier l’existence des entreprises, le gouvernement a donc décidé d’avancer sur une modification du code civil pour imposer la prise en compte des impacts sociaux et sociétaux de leurs décisions. Une chose semble certaine: forcer les entreprises à avoir une mission est loin d’être une bonne idée. Et si l’idée d’une entreprise à mission était un piège à con?

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Atlas shrugged (La grève), de Ayn Rand: éthique de l’intérêt personnel contre tyrannie du bien commun, un roman d’une actualité brûlante

Il est sans-doute un peu étrange de faire une revue d’un livre paru en 1957, et d’un roman qui plus est, dans un blog consacré à l’innovation. Mais La Grève (Atlas Shrugged, en anglais) n’est pas n’importe quel roman. C’est un best-seller depuis sa sortie (10 millions d’exemplaires vendus) et c’est un roman éminemment politique sur la liberté et l’éthique.

La Grève est donc l’histoire d’une grève, mais d’une grève peu ordinaire, la grève des esprits créatifs, de ceux qui comme le titan Atlas portent le poids du monde sur leurs épaules. Dans une Amérique d’un futur dystopique, le développement d’une idéologie de l’intérêt collectif a poussé l’État à développer une hostilité croissante envers les esprits créatifs, principalement les entrepreneurs et industriels, méprisés pour leur poursuite décrite comme égoïste de leur intérêt personnel. Pendant longtemps, le sentiment de culpabilité qui habite ces derniers a permis à la société de les traiter en esclaves: tolérés, mais pillés. Mais un jour, ils commencent à disparaître, l’un après l’autre. D’abord un compositeur célèbre, puis un savant. Les disparitions s’accélèrent, ingénieurs, artisans, ouvriers qualifiés, sans que personne ne sache où ils sont. John Galt, l’ingénieur, a organisé… la grève des esprits créatifs. Lassés d’être pillés et méprisés, ils cessent de collaborer. Nulle hostilité, pas de lutte armée ni de mouvement revendicatif, mais une résistance passive. Prenant conscience que le système qui les opprime, étant conduit par des oisifs et fonctionnant sur la base du pillage, ne peut paradoxalement fonctionner qu’avec leur consentement, ils décident de refuser ce dernier. Et peu à peu le système s’effondre.

La grève est avant tout une défense sans concession de la poursuite de l’intérêt personnel. Dans pratiquement toutes les philosophies que l’homme a inventées, celle-ci est condamnée tandis que les actions désintéressées pour le bien commun sont valorisées. Le libéralisme d’Adam Smith n’échappe pas à la règle, en ne défendant cette poursuite que parce que, in fine, elle sert l’intérêt collectif: il ne serait moral de poursuivre son intérêt personnel que dans la mesure où de cette poursuite résulterait la richesse collective. Or naturellement, la poursuite du bien commun n’est jamais désintéressée, et ce dernier est impossible à définir de manière abstraite. En pratique, derrière la prétendue défense du bien commun se cache toujours une logique de pillage et de barbarie. Comme le dit l’un des acteurs du livre:

« Fuyez quiconque vous dit que l’argent, c’est le diable. Cette phrase est la cloche de lépreux du pillard approchant. Tant que les hommes vivront ensemble sur la terre et auront besoin les uns des autres, le seul substitut à l’argent sera le canon d’une arme. »

Ayn Rand va plus loin: la poursuite de son intérêt personnel est la seule éthique possible. Ainsi, une attitude sociale n’est plus justifiée par ses effets, mais en elle-même, comme une position philosophique première. En résulte logiquement la suppression de tout sentiment de culpabilité, terreau des oppressions. Supprimez le sentiment de culpabilité, et l’oppression ne peut plus fonctionner. La victime n’est plus consentante. Poursuivi en justice, l’industriel Hank Rearden refuse de se défendre, jetant le procès dans la confusion. Sans sa collaboration, la réquisition par l’Etat de son entreprise apparaît pour ce qu’elle est, un pillage par les oisifs au nom du bien commun perverti. Ce besoin de collaboration par la victime n’est pas sans rappeler le Zéro et l’Infini, d’Arthur Koestler, dans lequel le commissaire politique explique au prisonnier Roubachof que le dernier service qu’il peut rendre au Parti est de faciliter l’accusation à son propre procès. Convaincu, il obtempère, et est exécuté.

La lecture de La Grève est difficile. D’abord parce que l’auteur se lance parfois dans des digressions sur des considérations psychologiques longuettes. Ensuite parce certaines envolées lyriques sont un peu kitsch. Enfin, et les trois sont liés, parce qu’avec plus de mille pages, l’ouvrage est long et 200 pages auraient pu être facilement supprimées sans que rien ne soit perdu. Répondant à une énième supplique de son éditeur en ce sens, Ayn Rand – un personnage de roman en lui-même – aurait répondu « on ne raccourcit pas la bible. » Rien de moins. En outre il aura fallu attendre bien longtemps avant qu’il ne soit traduit en français. Au vu du propos du livre, une défense sans concession du capitalisme et de la liberté individuelle comme éthique première, on se demande s’il ne s’agit-là que d’un problème technique tant ces concepts font l’objet d’hostilité dans notre pays… Les éditeurs ne se sont pas précipités: dans notre pays, il est sans doute préférable de publier une bio de Che Guevara.

Outre le message éthique, le point fort de l’ouvrage ce sont les dialogues, où l’auteur est au sommet de son art. Si vous n’avez pas le temps de lire l’ouvrage, lisez au moins le chapitre IV avec le dîner familial de l’industriel Rearden puis son procès; les répliques, et le combat éthique qui sous-tend le procès, y sont extraordinaires. Le discours de John Galt, organisateur de la grève, est lui aussi fameux -70 pages!, mais au final un peu verbeux.

La Grève est un roman, et l’avantage d’un roman est que la thèse qu’il défend n’a pas à faire l’objet d’une discussion par son auteur. Il est naturellement facile d’objecter que l’éthique du seul intérêt personnel est à la fois paradoxale et impraticable. Elle est paradoxale parce que ce qui peut être mon intérêt à court terme peut desservir mon intérêt à long terme. C’est le cas classique du fumeur qui prend plaisir à chaque cigarette et finit par mourir d’un cancer. Comment définir l’intérêt personnel en ce cas? Elle est impraticable en sa forme pure parce que la théorie des systèmes a montré qu’elle menait en général à un sous-optimum local de type tragédie des communs: c’est le cas des pêcheurs qui épuisent les bans de poisson ou de l’île de Pâques qui coupe ses derniers arbres. Dès lors qu’il vit avec les autres, une forme de concession à la liberté de chacun est indispensable. Mais Rand n’en a visiblement cure: l’instruction est à charge et elle ne fait pas dans la demi-mesure. Malgré ses quelques défauts, La Grève, best seller dans le monde depuis cinquante ans, pose des questions fondamentales que le retour en force récent de l’État dans le jeu économique rend d’une actualité brûlante.

Note: un film en trois (!) parties tiré du livre sort en 2011: http://www.imdb.com/title/tt0480239/

Note septembre 2011: Le livre est désormais traduit en français grâce aux éditions Belles Lettres sous le titre « la grève ». Le livre chez Amazon ici

Note octobre 2012: On ne manquera pas de noter combien le roman est pertinent à l’heure de la révolte des entrepreneurs « pigeons » qui refusent le pillage du fruit de leurs efforts mené au non du soit-disant bien commun.

Toujours sur Ayn Rand, voir mon billet sur le capitalisme de copinage. Voir également mon billet sur le « Care » proposé par Martine Aubry.