Je ne peux m’empêcher de réagir à un éditorial de Cyril Fiévet paru dans InternetActu.net, la synthèse hebdomadaire de la recherche et de l’innovation publié conjointement par la FING et le CNRS. Visiblement marqué par les événements liés à la publication de caricatures de Mahomet, Cyril remarque que la plupart des bloggueurs ne dévoilent rien ou presque de leurs caractéristiques personnelles telle que confession, pensée politique, etc. Dans le contexte actuel, estime-t-il, cela ne peut guère durer. Il faut, selon lui, développer une plus grande transparence et que l’on sache, d’entrée de jeu, quel objectif politique ou culturel poursuit le bloggueur afin que ses lecteurs ne soient pas trompés. Et Cyril d’appeler pour une plus grande transparence car, estime-t-il, les blogs disposent d’avantages dont ne disposent pas les médias traditionnels, d’autant que la transparence est dans la nature même du blog.
Il s’agit selon moi d’une vision totalement infondée non seulement de ce que sont les blogs, mais encore de ce qu’est l’expression d’opinions. Il s’agit en outre d’une logique dangereuse.
D’abord, l’obsession de la transparence. Un de mes amis dit toujours "ce n’est pas parce que je n’ai rien à cacher que je souhaite tout montrer". Où commence-t-elle et jusqu’où doit-elle aller? Cyril estime qu’on ne peut lire et comprendre un auteur sans connaître sa personnalité et ses caractéristiques, car celles-ci aident le lecteur à mettre en perspective ce qui est dit. C’est faux bien sûr. Il s’agit-là d’une vision à la Bernard Pivot: connaître l’auteur pour comprendre l’oeuvre. Or les textes existent en eux-mêmes. On peut étudier les auteurs, mais les textes doivent se suffire. Au nom de quoi la valeur d’un texte différerait-elle selon qu’il est écrit par X plutôt que Y?
Ensuite, la logique sous-jacente est dangereuse, car de l’exigence de transparence à celle de la légitimité pour s’exprimer, il n’y a qu’un pas. En quoi la transparence apporte-t-elle la moindre valeur à un propos? Fonde-t-elle une légitimité d’écrire? Quelle est la logique derrière cela?
Au-delà, comment catégoriser? Tiger Woods rappelait en rigolant qu’il était la synthèse d’une dizaine de races différentes, et se moquait des catégorisations de l’administration américaine. Voulons-nous vraiment aller dans cette direction de mettre dans des cases les auteurs de blogs? Etes-vous de droite ou de gauche? Ben je ne sais pas… Si je suis pour le oui au referundum sur la constitution européenne, qu’en conclure exactement quant à ma position sur les OGM? Faudra-t-il créer un office central des catégories pour que chaque citoyen soit correctement étiqueté?
Cyril semble oublier que la véritable libération offerte par les blogs est de permettre à chacun de s’exprimer sans avoir besoin de passer par un quelconque filtre institutionnel que cette exigence de transparence ne manquerait pas de rendre nécessaire, quoiqu’il en dise. Toute innovation radicale perturbe les acteurs en place qui s’étaient bien accomodés de la situation prévalente. Outre le fait que je ne suis pas sûr que Cyril connaisse le pédigrée des journalistes officiels qu’il lit, l’argument Liberté = danger, en effet, est bien connu: Françoise Giroud s’en plaignait elle aussi en son temps. Oui, la vraie révolution des blogs est une liberté de parole, et je me fiche pas mal de savoir si celui qui écrit un blog que je lis est blanc ou noir, facho ou communite, islamiste ou philatéliste. Oui, Cyril a raison, les blogs jouissent d’une liberté scandaleuse, dont l’anonymat fait partie intégrante, mais qu’il se rassure: cela ne durera pas. Simplement, il serait souhaitable que ce ne soit pas des gens comme lui qui précipitent cette fin; qu’il laisse cela aux censeurs professionnels, au moins, ce sera dans l’ordre des choses.
En ces temps où la pression sur les libertés individuelles se fait de plus en plus forte, où l’Europe vient d’exiger des états qu’il surveillent communications téléphoniques, SMS, et emails sans protestation aucune, je trouve l’exigence de transparence particulièrement mal venue. Transparents nous ne le sommes déjà que trop. Et puisque l’histoire est là pour nous aider lorsque nous sommes bien en peine de comprendre notre monde, rappelons que Voltaire, qui décidément nous manque beaucoup, a publié la plupart de ses ouvrages anonymement – Cyril y aurait-il trouvé à redire et nous aurait-il expliqué que cela nuisait à la compréhension du grand homme?
4 réflexions au sujet de « Blogs et transparence: réponse à Cyril Fievet »
Puisque vous citez Voltaire, depuis le début de cette histoire de caricatures, je pense beaucoup à lui, et à cette phrase : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire.”…
Si on commence à ne lire que les blogs des gens qui ont le pédigrée qui nous convient, on va rapidement s’ennuyer…
La question soulevée est intéressante et moins simple qui n’y parraît. Cela ne se limite pas au débat annonyme donc libre vs. nominatif donc fiable et assumé. Cette opposition dépend bien sûr du pays et de l’environnement professionel et social dans lequel on vit. En Chine, en Algérie, en Arabie Saoudite… mieux vaut bien garder son annoymat.
Mais dans le contexte Français, qu’est ce qui du domaine privé ouvert et partagé et qu’est ce qui est du domaine privé fermé et secret? difficile à dire. Certaines personnes affichent clairement leur nom et leur numéro de portable sur leur blog, certains partagent leur carnet d’adresse, certains leur bookmarks, certains leur bonnes adresses de restaux, de boites, de clubs… il n’y a pas de limites sinon celles que l’on se fixe.
Il est important qu’il reste des lieux annonymes et libres. Les blogs sont aussi un moyen de faciliter le travail des polices secretes dans certaines situations, ne l’oublions pas, la démocratie n’est jamais un aquis surtout dans certains pays ou elle est encore inconnue.
Boing Boing est interdit dans bon nombre de pays http://www.boingboing.net/2006/02/27/boingboing_banned_in.html
Pour ce qui est d’exprimer ses opinions en TOUT LIEU et TOUTES CIRCONSTANCES, la possibilité de recourir à l’anonymat me paraît un gage de liberté incomparable. A une critique qui m’était adressée dernièrement quant à mon refus de décliner mon identité, je répondais : ” j’assume très bien mon anonymat dès lors que je ne vois pas en quoi le fait d’afficher mon identité rendrait plus explicite, sur le fond, mon commentaire”.
J’aurais pu ajouter “qu’au contraire, si j’avais été obligé de décliner mon identité avant de pouvoir formuler une opinion potentiellement polémique, je ne m’y serais probablement pas risqué en raison des complications potentielles qui précisément viennent entraver la franchise du débat publique.” Il y a alors autocensure du sujet pour des raisons indépendantes du fond (traitées elles par l’éthique de responsabilité) mais plutôt en rapport avec des considérations socio-psychologiques. Un exemple tout simple : l’orthographe ! Tout le monde n’est pas égal dans sa capacité à participer “librement” dans un débat. L’anonymat rétablit une certaine égalité.
Grâce à votre billet, je prends conscience du fait que l’ampleur prise par la blogosphère repose sur la liberté offerte à ses contributeurs d’y entrer anonymement, seule garantie d’une liberté d’expression (presque) totale.
Dans la foulée, il me vient une question d’ordre marketing : l’anonymat n’est-il pas à la blogosphère ce que le Peer to Peer fut au haut-débit, à savoir une piste d’envol ? Et qu’advient-il une fois que l’objet a décollé (économiquement)? Et bien vient le temps du législateur…
Le fait de pouvoir voir les commentaires laissés par les internautes permet de connaître leur avis sur un sujet.
Sur les forums, il est ainsi plus facile de connaître la pertinence d’une information en accédant aux autres commentaires laissés par ce rédacteur (idem du nombre de commentaires d’un membre pour le qualifier : pertinent ???). Il est donc possible de comprendre plus précisément les objectifs et centres d’intérêt de ce rédacteur.
L’arrivée des blogs multi utilisateurs permet à chacun, comme sur un forum, d’accéder au pédigree du rédacteur. Cette information est importante à prendre en compte sans pour autant la rendre obligatoire.
Chacun devrait être en mesure de choisir, selectionner l’information qu’il désir recevoir, la façon dont il désir la recevoir.
Les commentaires sont fermés.