Souveraineté et politique industrielle: les questions que pose la relocalisation du paracétamol

Le gouvernement français veut donc relocaliser toute la chaîne de production de paracétamol en trois ans. Médicament le plus vendu en France avec 500 millions de doses par an, il est utilisé comme antalgique. Annoncé en fanfare, le plan de relocalisation est une réponse aux ruptures d’approvisionnement durant la crise du Coviid, mais il pose des questions fondamentales sur la notion de souveraineté et sur les croyances qui sous-tendent la conception qu’en a la France.

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Pourquoi « Produire français » est un slogan stupide et dangereux

En cette période électorale, l’ère est aux sophismes et nous ne sommes guère épargnés en la matière. Celui qui fait fureur en ce moment, c’est « Il faut produire français ». Et tous les candidats de visiter une usine en cours de fermeture pour affirmer leur attachement à l’industrie. L’ironie, ou plutôt la tristesse, de voir l’Amérique célébrer Apple et Facebook et l’Allemagne Volkswagen, tandis que la France pleure sur Lejaby, Florange et Petroplus, semble leur échapper. En effet nous ferions face à une invasion de produits chinois qui détruirait notre industrie et donc nos emplois.

Le raisonnement est simple: les chinois fabriquent des produits moins chers, donc nous les leur achetons. Ce faisant, nous n’achetons plus ces produits à des entreprises qui fabriquent en France, ce qui amène à la fermeture d’usines et au chômage. Donc, acheter des produits à l’étranger entraîne l’augmentation du chômage. Ceci d’autant que les pratiques commerciales chinoises sont mises en doute. L’argument avancé est donc souvent celui de la naïveté, un de ceux préférés du député Arnaud Montebourg notamment. On entendait ainsi récemment le commissaire Européen au commerce indiquer « Je suis pour la liberté du commerce, mais je ne suis pas naïf. » Un peu comme certains disent « Je ne suis pas raciste, mais… » L’idée est que nous aimerions bien être libre échangiste, mais les chinois eux ne le sont pas, alors, que voulez-vous, il faut bien défendre nos emplois. S’ensuit alors une nouvelle proposition de restriction et de contrôle. Or l’argument « acheter des produits à l’étranger entraîne l’augmentation du chômage » est faux, mais comme tous les sophismes, le raisonnement semble ‘imparable. Démontons-le. Le raisonnement sera le même que celui que j’ai utilisé pour montrer que la baisse des prix est bonne pour l’emploi.

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Les motivations suspectes de la campagne pour relancer l’industrie en France

Le vent de panique qui saisit nos élites face au différentiel de croissance entre la France et l’Allemagne s’est récemment traduit par des appels à la relance de l’industrie en France. En effet, le tissu de PME industrielles très focalisées et très performantes est clairement identifié comme l’une des grandes forces de l’économie allemande. Bien sûr, tout le monde ne peut qu’être favorable au développement de l’industrie française. En outre, de nombreuses entreprises ont touché aux limites de la délocalisation à l’extrême et un mouvement de « relocalisation » se dessine, tirant avantage des coûts de transport, de l’instabilité géographique et de l’avantage qu’il y a à produire près de ses clients, notamment au niveau de la réactivité. Mais espère-t-on vraiment qu’on reviendra aux temps glorieux de la manufacture?

Paul Krugman, prix Nobel d’économie, observe qu’en 1970, les américains consacraient 46% de leurs dépenses dans l’achat de biens (manufacturés, agricoles ou miniers). En 1991, ce chiffre était tombé à 40,7%, les gens consacrant une proportion de  plus en plus importante de leurs revenus aux services de santé, voyages, loisirs, honoraires d’avocats, restauration rapide etc. Et Krugman d’ajouter « Il est peu surprenant que l’industrie devienne une partie de moins en moins importante de l’économie ». Et nous suivons la même tendance. Nous allons donc vers une société du service et il est illusoire de penser que nous renverserons la tendance. Dit autrement, les emplois industriels qui sont partis ne reviendront pas, un point c’est tout, comme l’observe David Audretsch dans son excellent livre sur la société entrepreneuriale. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’avenir pour l’industrie en France, bien au contraire, mais plutôt que l’industrie qui persistera sera à valeur ajoutée et que les sources de croissance seront essentiellement dans le service.

Mais voilà, le service n’intéresse personne, et en particulier pas la grande bureaucratie pompidolienne qui a vécu son heure de gloire avec les grands projets industriels, ceux qu’on nous ressort en permanence: le TGV, le nucléaire, les usines Renault, etc. Le service, c’est trop petit, pas assez techno, et cela n’intéresse pas les technocrates que le monde entier nous envie. Pire, ce monde qui se dessine, en France plus lentement qu’ailleurs mais qui se dessine certainement, n’aura pas besoin d’eux. Alors la prochaine fois que vous entendrez ou lirez un aristocrate de l’ancien régime, celui de l’économie techno-dirigée, plaider pour le retour de l’industrie, sachez qu’il n’y a rien derrière d’autre qu’un long cri d’incompréhension devant le nouveau monde et de rage quant à ce qu’il implique, à savoir la disparition de leur pré-carré.

Note: la référence à Paul Krugman provient de l’excellent blog Analyse Economique. L’original de l’article de Krugman est ici. Voir mon article plus récent « Pourquoi produire français est un slogan stupide et dangereux ».

Patriotisme économique et marine à voile, l’absurde affaire ‘Ingenico’

Ainsi donc la trêve des confiseurs a été perturbée par l’affaire Ingenico, entreprise française spécialisée dans les terminaux de paiement électronique, et on n’a pas pu manger notre dinde tranquillement, car la France n’a échappé au pire que grâce à la vigilance du gouvernement. Le pire, c’est l’acquisition par les méchants américains d’un des fleurons de la technologie française. Selon Eric Besson, qui après avoir protégé  la France des étrangers la protège désormais semble-t-il des entreprises étrangères, « l’Etat considère que c’est une entreprise essentielle pour la filière électronique française. » Le-dit Etat a donc bloqué l’acquisition.

Cette affaire est absurde, pour plusieurs raisons. Premièrement parce que Ingenico n’est probablement pas, ou plutôt plus vraiment, un fleuron de l’industrie française. En tout cas, dans ce domaine, les décennies de soutien verbal et financier apporté à Bull, elle aussi longtemps présentée par la technocratie comme un fleuron de l’industrie française, devraient nous amener à une grande circonspection dans ce domaine.  Au fond, cette affaire n’est sans doute qu’un exemple de plus des combats rétrogrades menés par les gouvernements français depuis des siècles dans le domaine économique. Rappelons-nous le soutien accordé par le gouvernement français à la marine à voile « injustement » concurrencée par la marine à vapeur à la fin du XIXème siècle. Léon Blum, chantre bien connu du libéralisme économique, observait à ce sujet: « Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir. »

Deuxièmement, parce qu’une telle action traduit une incompréhension de la réalité économique. On nous dit que l’entreprise travaille désormais sur des technologies de pointe dans le domaine du cryptage que les américains, bien sûr, nous envient. Ingenico se serait également développée récemment dans la gestion de transactions électroniques. Bernard Carayon, député du Tarn, à l’origine du concept de patriotisme économique, déclare à ce sujet que « la transmission d’informations est une activité majeure pour un pays, qui permet la sécurité des infrastructures de l’Etat, et la protection des systèmes d’information », puis il ajoute, sans rire: « Il suffit de regarder l’affaire Wikileaks pour le comprendre. » Le député ne nous dit pas en quoi le fait que les actionnaires de l’entreprise deviennent américains serait un obstacle au développement et à l’utilisation de ces technologies au service de notre pays ou mettrait en danger cette activité majeure, ni même compromettrait la recherche française. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la filiale française d’IBM, société de technologie américaine jusqu’au bout des ongles, emploie plusieurs milliers d’ingénieurs sur notre territoire et dépose plusieurs centaines de brevets par an. Faut-il s’en plaindre? Faut-il prévenir Eric Besson pour qu’ils leur saute dessus? Ou au contraire, l’apport de sang neuf, fut-il américain, ne permettrait-il pas à Ingenico de retrouver la vigueur qui fut la sienne aux temps de sa création? Où se situe vraiment l’intérêt national, sans parler de celui de l’entreprise elle-même et de ses employés?

Ou alors s’attend-on à ce que le lendemain de l’acquisition, l’ensemble de la société soit déménagée à Houston comme une vulgaire usine de pantalons? Que la société disparaisse corps et âme du paysage industriel français?  En étant un brin provocateur, on pourrait même arguer avec Léon Blum – décidément, quel plaisir de pouvoir voyager en sa compagnie à cette occasion – que, comme bien souvent dans ce type de situation, si tel était le cas, elle laisserait au contraire le champ libre à de nombreuses startups beaucoup plus innovantes.

Quant à l’argument Wikileaks, c’est un contresens. Les documents ont été obtenus par Wikileaks grâce des employés qui ont fourni de simples mots de passe. Si Wikileaks illustre une chose, c’est la faiblesse des systèmes de cryptage lorsqu’un simple mot de passe suffit à permettre l’accès.

Troisièmement, parce que la notion même de patriotisme économique, comme celle de guerre économique, est absurde. Calquer des concepts militaires sur une réalité économique c’est, au mieux, prendre le risque de contresens graves sur ce dont on parle. Trois raisons au moins à cela. D’abord la guerre, ça tue des gens, tandis que l’économie n’en tue que rarement. Ensuite, la guerre détruit des actifs, tandis que l’économie en crée. Enfin, la guerre est  un jeu à somme nulle – si je gagne tu perds et vice versa – tandis que l’économie est un jeu où l’on peut gagner à plusieurs. Ce dernier point est fondamental. Si Ingenico est vendue par des français à des américains, les américains obtiennent des actifs, qu’ils espèrent valoriser, et les actionnaires français récupèrent de l’argent. Cet argent peut dès lors être utilisé par ces actionnaires, par exemple en investissant dans des startups, en achetant des voitures (bon pour Renault), en se faisant construire une belle maison (bon pour la construction), etc. Il est parfaitement possible qu’au final, la cession soit bonne pour l’économie française. Rappelons en passant que la cession par des entrepreneurs qui ont réussi et le financement ultérieur de startups par ces vendeurs est l’une des causes de la vitalité de la Silicon Valley, où l’argent est ainsi recyclé efficacement et surtout rapidement. Mais allez expliquer cela à un énarque qui raisonne en termes de fierté nationale… L’inculture économique et industrielle de nos élites politiques françaises est légendaire, mais la persistance d’une telle conception mercantiliste  de l’économie ne cesse point d’étonner. Rappelons par ailleurs à ceux qu’il fait vibrer et qui souhaitent en faire une valeur d’avenir que le patriotisme a coûté la vie à près de 40 millions d’êtres humains en 1914 dans la guerre, réelle celle-ci, la plus absurde qui fut.

Dans un registre moins dramatique, on notera que comme bien souvent, les américains auront de toute façon le dernier mot. La réalité, c’est que la bataille des transactions électroniques est engagée de puis longtemps, et que la France est en train de la perdre, et ce malgré une avance technologique initiale importante. L’annonce, passée relativement inaperçue hors des cercles spécialisés, de l’introduction par Google d’un téléphone équipé d’une puce NFC (sans contact), change complètement la donne. L’ère des terminaux de paiement spécialisés touche à sa fin. Désormais, c’est votre téléphone qui servira de porte monnaie électronique.  Et Google ne s’arrête pas là: le téléphone NFC devient le point d’entrée d’une plate forme de gestion des transactions électroniques universelle, et celle-ci va naturellement être gérée par Google. Cela fait près de 5 ans que l’industrie de la transaction électronique, et au premier chef les mastodontes du paiement, des cartes bancaires, des services, des terminaux et des banques – en bref toutes les grandes gloires de l’establishment technocratique français -, réfléchissent à l’avenir de l’industrie. Comités, groupes de travail, filières, pôles de compétitivité, études d’impact, réflexions sur les usages à grands renforts de sociologues. En bref tout, sauf de l’industrialisation et du marché. Arrive Google avec une solution industrielle, fermez le ban. Au final, pendant que notre bon Bernard Carayon défend Ingenico des griffes américaines au nom du patriotisme économique, Google attaque par la bande et s’apprête à terrasser une industrie française dans sa totalité. Ah zut on a encore préparé la dernière guerre! La ligne Maginot serait-elle une tragédie française?

Voir mon billet sur la guerre économique. Voir également mon billet plus récent sur « Pourquoi produire français est un slogan stupide et dangereux« .