Innovation de rupture: L’importance de prendre en compte la réaction de l’acteur en place

La théorie de la rupture proposée par Clayton Christensen énonce que les acteurs en place réussissent face aux nouveaux entrants en situation d’innovation incrémentale (ou continue), et échouent en situation de rupture. Le corollaire est que si un nouvel entrant attaque un acteur établi sur son terrain, il a de bonne chances d’échouer. Il existe des exceptions à cette théorie qu’il est intéressant d’étudier.

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Nokia, le pari (risqué) avec Microsoft

Dans un billet récent je discutais du déclin de Nokia qui, selon moi, a perdu la course dans la téléphonie mobile en raison de son incapacité à prendre le virage du logiciel. J’ajoutais: “Munie d’une plate forme logicielle moderne, l’entreprise finlandaise reviendrait rapidement dans la course.” Je pensais, comme beaucoup, à Android, de Google, comme le choix le plus logique, ayant éliminé d’autres possibles comme Windows Phone. J’ajoutais que la difficulté était que l’entreprise mettrait certainement beaucoup de temps avant d’admettre sa situation et la difficulté de prendre des décisions drastiques. Eh bien surprise, Nokia s’est effectivement décidé à prendre un décision drastique. Après avoir informé ses employés que Nokia se trouve sur une “plate forme en feu”, son nouveau PDG Stephen Elop a décidé d’abandonner ses plates formes existantes et de tout miser sur le choix de Windows Phone en s’alliant avec Microsoft.

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Pourquoi Firefox avait, quand même, une chance

J’ai commis il y a six ans une erreur de débutant: je me suis risqué à une prédication sur la base d’une théorie (voir billet ici). La prédiction était que le navigateur Firefox n’avait aucune chance face à Internet Explorer. La raison était que Firefox était une innovation incrémentale qui ne remettait pas fondamentalement en question les fondements de la domination d’Internet Explorer. Il ne fallait pas être grand clerc pour faire cette observation, mais il fallait être singulièrement inconscient pour en tirer la conclusion logique et surtout l’exprimer publiquement.

La réaction n’a pas manqué: le billet a été très lu, et les insultes se sont mises à pleuvoir de la part de quelques ayatollah du logiciel libre qui m’ont accusé d’être, je cite sans rire, un “terroriste” à la solde de Microsoft. A ce jour, je ne retire pas un mot ni une seule ligne de ce que j’avais écrit à l’époque, d’autant moins que j’utilisais déjà Firefox par militantisme (il fallait de la persévérance au début) avant de basculer récemment sur Chrome qui est plus performant. Depuis ma prédiction, Firefox a survécu et atteint une part de marché confortable, sans pour autant dominer le marché (environ 30% avec des disparités régionales).

Je considère que l’argument que je donnais à l’époque reste entièrement valable. On pourra remarquer d’ailleurs que le fait qu’il ait fallu six ans à Firefox pour arriver à seulement 30% de part de marché témoigne que les difficultés de l’entreprise n’étaient pas imaginaires. Deux choses ont changé la donne, et c’est le propre de toute théorie de s’enrichir sur la base des exceptions qu’elle ne savent pas, ou insuffisamment expliquer. La première, c’est la volonté combinée de plusieurs acteurs de lancer un navigateur concurrent, Apple et Google notamment. L’introduction d’un navigateur Apple Safari sur la plate forme Mac éjecte ipso facto Explorer de cette plate forme. Quant à Google, la domination de cet acteur sur le Web favorise évidemment la diffusion de son produit Chrome, qui est en outre de très bonne facture technique. Cette volonté s’ajoute à la facilité avec laquelle chacun peut changer de navigateur – en gros cela prend une dizaine de minutes, tous les signets sont récupérés, et hop!

Le second facteur qui a changé la donne, et qui était encore moins prévisible, est la passivité stupéfiante de Microsoft dans le domaine. Il existe peu d’exemples d’entreprises restant sans réaction lorsqu’elles sont attaquées sur un terrain qu’elles jugent essentiel à leur capacité concurrentielle. Quand on connaît l’agressivité avec laquelle Microsoft a lutté contre Netscape pour l’évincer du marché, l’absence de réaction de Microsoft face à Firefox ne s’explique pas. Internet Explorer est resté plusieurs années sans une mise à jour majeure, et les deux dernières ont été médiocres. J’avais dans un autre billet expliqué certaines des difficultés auxquelles Microsoft était confronté dans sa stratégie (billet ici). Ou bien l’analyse de Microsoft avait changé – les navigateurs ne seraient pas si importants que cela après tout, et on peut laisser le champ libre à Firefox – ou bien l’entreprise a rencontré un problème technique ou organisationnel lui empêchant de garder la main. La première hypothèse ne tient pas un instant. Seule reste donc la seconde et dans ce cas on est bien dans le cas d’une défaillance organisationnelle. Celle-ci traduit, peut-être, la rigidité croissante d’une entreprise devenue trop grande, trop lourde, trop bureaucratique et qui poursuit trop de lièvres à la fois. De même qu’un ancien de MySpace reconnaissait récemment que la raison pour laquelle FaceBook avait gagné, c’est que MySpace “avait tout foiré”, on peut avancer que Firefox avait quand même une chance parce que Microsoft a tout foiré. Comme quoi, il faut toujours tenter sa chance dans le domaine de l’innovation.

Revue de livre: “The Business of Software”, de Michael Cusumano

The business of Software“, de Michael Cusumano, est un livre très intéressant pour tous ceux qui sont impliqués, de près ou de loin, dans l’industrie du logiciel. C’est un livre rare qui combine des informations à la fois techniques et business sur ce métier finalement peu décrit. Cusumano n’est pas un nouveau venu dans le domaine. Il a écrit au moins deux livres majeurs sur l’univers du logiciel. Le premier était Microsoft Secrets, où comme le nom le laisse suggérer, il décrit minutieusement les méthodes de développement de Microsoft, en mettant en avant la fameuse technique du “sync and stabilize” qui s’oppose à l’approche “windfall” traditionnelle dans l’industrie. En somme, Microsoft synchronize quotidiennement les différents modules de son logiciel, y compris avec une équipe de plusieurs dizaines de programmeurs, alors que les méthodes des “usines à logiciel” fixent plutôt de grandes étapes entre lesquelles chacun travaille dans son coin sur la base de spécifications précises. Cusumano explique que précisément, lorsqu’il n’est pas possible d’établir des spécifications précises, les usines à logiciel ne peuvent pas fonctionner.

Le second livre écrit pas Cusumano, et qui vaut également vraiment la peine d’être lu, c’est Competing on Internet Time: Lessons from Netscape and Its Battle With Microsoft. Il s’agit du récit fascinant de la lutte entre Netscape et Microsoft pour la domination du marché des navigateurs, avec une très forte analyse des aspects techniques de cette bataille. En substance, Cusumano explique que Netscape a, entre autres, perdu parce que l’entreprise n’a pas su architecturer correctement son produit. Microsoft a lui procédé en deux temps. D’abord, il s’est agi de sortir très vite une version pour occuper le terrain. Ensuite, Microsoft a en quelque sorte fait une pause architecturale, et a complètement revu la structure du logiciel. Si cela a entraîné une perte de temps à court terme, cela a néanmoins permis à Internet Explorer d’être beaucoup plus solide techniquement et d’évoluer plus vite ensuite. Au contraire, Netscape, freiné également par sa politique consistant à offrir son navigateur sur toutes les plates formes, y compris les plus exotiques, n’a jamais fait cette pause essentielle, et son logiciel est devenu de plus en plus difficile à maintenir et à faire évoluer.

The Business of Software est moins haletant ou distrayant, il se lit plus comme un rapport exhaustif. Dans ce livre, Cusumano passe en revue tous les aspects de ce métier: quelle stratégie pour les sociétés de logiciels, sachant que le terme recouvre des situations très diverses (société de service, éditeur, etc.); Meilleures pratiques de développement, où il reprend la distinction entre sync and stabilize et windfall; et Entrepreneuriat logiciel, un chapitre consacré aux startups dans ce domaine.

Si le livre ne contient rien de révolutionnaire, il constitue néanmoins une très bonne synthèse sur le domaine en mêlant adroitement des considérationsaussi bien techniques que marketing, stratégiques et commerciales. Il est facilement lisible par le public de chacun de ces domaines, partant du principe que chacun devrait connaîte ce qu’il évoque pour avoir une bonne vue d’ensemble de son industrie… et de son entreprise.

Lien Amazon: The Business of Software; La page Web de Michael Cusumano.

Palm: fin de partie, Microsoft récupère les miettes

Là, pour le coup, Bill a franchement du se marrer. On se rappelle sans doute qu’il y a deux ans, Palm s’était scindé en deux, avec une entreprise qui s’occupait des PDA (PalmOne) et une qui s’occupait du système d’exploitation (PalmSource). Cette décision faisait suite aux nombreuses pressions de la communauté, notamment financière, qui ne comprenait pas que l’on puisse faire à la fois du matériel et du logiciel. Là où Apple, dans la même situation et sous la même pression depuis des années, a sagement choisi d’ignorer ce type de bon conseils, Palm a cédé. Longtemps leader du monde des PDA, Palm connaît en effet une période difficile depuis plusieurs années, d’une part en raison de la concurrence que lui livre Microsoft avec son PocketPC, mais aussi en raison de la mollesse du marché lui-même. Sans compter les erreurs commises par Palm (départ de l’équipe de développement, inertie).
Dédoublé donc, Palm entamait une nouvelle jeunesse et repartait à l’assaut des marchés avec de nouveaux terminaux et un nouvel OS, connaissant même un certain succès avec le Tréo, un Palm téléphone qui a ses fans.
Las, on apprenait il y a une semaine que PalmOS serait rachetée par Access, une société… japonaise, jusque-là spécialisée dans les navigateurs pour téléphones. Sans faire de procès d’intention, on imagine mal que ce soit là une manoeuvre stratégique de grande envergure pour assurer la domination de l’OS. Ca ressemble plutôt à une liquidation de stocks, et ça n’est pas très glorieux.
Mais ce n’est pas tout. Il y a quelques jours, PalmOne a confirmé ce que la rumeur indiquait depuis longtemps, à savoir que le prochain Tréo serait équippé de… PocketPC (Enfin on dit Windows Mobile version 5 maintenant). Mais oui, l’OS de Bill. Quant on songe que Palm était le symbole de l’échec de Microsoft dans le domaine des PDA et des téléphones haut de gamme, il s’agit d’un sacré retournement. Ils ne doivent pas être fiers chez Palm. Vraiment. En novembre dernier, le nombre de PDA équippé de Windows a dépassé le nombre de Palm pour la première fois. Rappelons qu’il y a quelques années, Palm avait 70% du marché, et l’arrogance qui allait avec. Rappellons aussi que PalmSource était dirigé par David Nagel, le même qui avait été à l’origine de l’échec d’Apple dans le développement de son OS “Copland” en 1996. Un beau palmares en effet…

Microsoft, Windows et Macintosh: le coup de poker de 1985

J’ai toujours eu du mal à expliquer un épisode très étonnant de la micro-informatique des années 80: en 1985, Bill Gates écrit une lettre aux dirigeants d’Apple pour les convaincre d’ouvrir leur système d’exploitation et de le licencier à des fabricants. Dans cette lettre, où il démontre sa compréhension extraordinaire de l’industrie, Gates explique pourquoi ça permettrait à Apple de gagner le leadership du monde de la micro-informatique, indique qu’il soutiendrait fortement cette initiative et se propose même de convaincre les premiers fabricants. Il faut se rappeler qu’à l’époque, Microsoft est déjà une société qui compte dans le secteur, même si ce n’est pas encore le mastodonte actuel. Mais quand on sait que Microsoft est l’éditeur de MS-DOS et a dans ses cartons un projet appelé Windows, futur concurrent direct d’Apple, cette lettre est vraiment extraordinaire. Certains y voient une preuve du machiavelisme de Gates.

Il y a une explication plus vraisemblable, que j’ai récemment trouvée dans une note cachée au fond du livre de Robert Burgelman, qui s’appelle “Strategy is Destiny“. Selon Burgelman, Microsoft se trouve en 1985 dans une position très difficile: la première version de Windows a été un échec piteux, et la deuxième version rencontre des difficultés techniques énormes. Le projet patine. Dans le domaine des applications, Microsoft n’a pas réussi à s’imposer face aux leaders en place: Visicalc et surtout Lotus dans les tableurs, WordPerfect dans les traitements de texte. La stratégie d’extension à partir de sa franchise MS-DOS est en passe d’échouer.

Dans le monde Macintosh, la situation est très différente. Très tôt, Word a pris le leadership des traitements de texte professionnels, et Excel s’impose également très vite comme le seul tableur existant pour Macintosh. J’ai moi-même utilisé Word dès ses débuts. Microsoft tire un revenu très important du Mac. On peut imaginer le raisonnement de Gates: je suis en train de perdre dans le monde MS-DOS, et je suis déjà leader dans le monde du Mac. Si je peux faire en sorte que le Mac devienne dominant, et que MS-DOS disparaisse, mes concurrents disparaîtront en même temps et ma position de leader sera renforcée. Seule une rupture dans l’environnement pourra réouvrir le jeu. Ainsi, il est vraisemblable que Gates ait souhaité miser sur le Mac en 1985, et cela explique qu’il ait tout fait pour convaincre Apple de licencier son OS.

Devant les atermoiements des dirigeants d’Apple, toutefois, Gates se rend rapidement compte qu’Apple n’osera jamais franchir le pas. La rupture devra donc venir du monde MS-DOS, d’où le paquet mis sur Windows à partir de cette époque-là. Cela mettra du temps (dix ans) et il faudra attendre 1995 pour que Windows devienne vraiment compétitif avec Apple. Mais on connaît la suite…

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“Putain, je vais tuer Google”

… c’est ce qu’aurait déclaré un Steve Ballmer furieux lorsque l’un de ses employés est venu lui annonçer son départ pour la firme qui monte dans la Silicon Valley. Une menace à ne pas prendre à la légère, et que Google ferait bien de méditer (voir notre billet de janvier dernier à ce sujet). Il est arrivé régulièrement dans le passé que Microsoft soit attaqué par un petit jeune surdoué (souvenez-vous de Borland, Novell, Lotus, Netscape) qui a toujours jusque-là terminé dans les cordes, à quelques notables exceptions près (Intuit notamment). c’est ce que Ballmer appelle des “one hit wonder”, des entreprises ayant un produit phare, et qui disparaissent ensuite.

On peut toutefois se demander si la réaction hystérique du PDG de Microsoft ne traduit pas plutôt un désarroi face aux initiatives de Google, à une période où Microsoft est devenu très largement suiveur dans une industrie qui reste très innovante. En soi ce n’est pas nouveau: au fond, Microsoft n’a jamais rien inventé d’original, mais a toujours su offrir au marché une solution technique supérieure à l’entreprise qui avait innové la première; en substance, Microsoft était le type idéal de ce que Geroski et Markides appellent un “Fast Second“: on arrive deuxième, mais plus fort, et on rafle la mise. Désormais, seules les performances financières trimestrielles de Microsoft sont de nos jours susceptibles de nous maintenair en haleine. Dans chacun des domaines “chauds” actuels, les blogs, la recherche, la téléphonie mobile, etc, Microsoft a tardé à réagir, classiquement, mais même lorsqu’il a réagi, il est resté derrière, et parfois de très loin, et ça c’est nouveau. Alors tuer Google, certes, mais avec quoi?

Revue de livre: Hard Drive : Bill Gates and the making of the Microsoft empire

Puisqu’on parlait récemment de Steve Jobs, impossible de ne pas mentionner son alter ego Bill Gates. Pour ceux que l’histoire de Microsoft intéresse, la lecture  “Hard Drive- Bill Gates and the making of the Microsoft empire” écrit par James Wallace et Jim Erickson s’impose. Le livre raconte l’histoire de Microsoft depuis la jeunesse de Gates jusqu’en 1992. Le livre est sans concession (apparemment, Gates l’a peu apprécié), très utilisé par les adversaires de Microsoft pendant le procès anti-trust, mais il montre bien les ressorts du succès de l’entreprise: un engagement permanent de Gates, une aggressivité incroyable dans la conduite des affaires, une connaissance parfaite de l’industrie et une maîtrise de la technologie sans égal, une capacité à lier technologie et business et d’en comprendre les enjeux, la capacité de s’entourer de gens capables et compétents, de corriger des erreurs sans tabou, etc. En tout cas, le livre montre bien que le succès de Microsoft n’est pas du à la chance (pour ceux qui le coyaient encore). Il se lit comme un roman.