Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste

Le nouveau livre de Pierre-Yves Gomez, “Le travail invisible – Enquête sur une disparition” s’intéresse à un phénomène important, la disparition du travail. Par cela, il entend la dérive selon laquelle les entreprises ne sont plus gérées qu’au travers d’abstractions comme les ratios et les tableaux d’indicateurs. Ce faisant, elles se coupent des sources de la création de valeur et s’épuisent dans une course sans fin.

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L’année zéro du libéralisme français

L’élection présidentielle qui vient de se clore a été singulière au moins sur un point: Tous les candidats du premier tour, sans exception, défendaient l’idée que l’Etat était la solution de la crise actuelle. Tous. Jamais la pensée politique n’avait été aussi unanime. Nous avons eu l’étatisme marxisto-chaveziste (Mélanchon, Poutou et Harteaud), l’étatisme keynésien (Hollande), l’étatisme vert (Joly), l’étatisme centriste (Bayrou), l’étatisme souverainiste (Dupont-Aignan), l’étatisme caporaliste (Sarkozy), et l’étatisme tribal (Le Pen). Sans oublier bien sûr l’étatisme lunaire de Jacques Cheminade, sorte de cerise comique sur un gâteau tragique.

Assez logiquement, le deuxième tour a opposé deux candidats qui, au final, tirent un diagnostic identique de notre situation. Le premier, Nicolas Sarkozy, a fait passer quelques réformes d’essence libérale mais s’est définitivement converti au dirigisme économique à partir de la crise de 2008, et au tribalisme le plus cru une fois connu le score du Front national au premier tour. Le second, François Hollande, est un social démocrate qui voit dans l’Etat la force motrice de la société.

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Bienvenue au capitalisme français des copains de promo, Monsieur Hollande!

Ainsi donc s’il est élu, François Hollande veut rapidement réunir les patrons des entreprises du CAC 40 – les plus grosses entreprises françaises, en bref – et leur dire  “Vous êtes les fers de lance de l’économie française. Nous avons besoin de vous et vous avez besoin de l’État. Nous devons relever ensemble le défi du redressement de la France”. (source) Pour reprendre l’expression de l’économiste Frédéric Bastiat, ce qu’on voit derrière cette annonce martiale, c’est le volontarisme (“Retroussons nos manches”) et l’ouverture (“Vous voyez, je n’ai finalement rien contre les grands patrons”). Mais il faut aussi regarder ce qu’on ne voit pas…

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Capitalisme de copinage contre capitalisme entrepreneurial: le message de Ayn Rand et de Frédéric Bastiat

Un entretien filmé très intéressant avec Jennifer Burns, Professeur à l’Université de Virginie, évoque un aspect particulier du roman de Ayn Rand, “Atlas Shrugged” (paru récemment en français sous le titre “La grève”). La grève est souvent présentée comme une hymne au capitalisme, et ce n’est pas faux, mais ce n’est pas une hymne à n’importe quel capitalisme.

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Néo-libéralisme(s) : une archéologie d’avenir ?

Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, 628 pages.

Néo-libéralisme(s) tombe à point nommé à l’heure où, et ce pour la seconde fois, ce courant n’est pas représenté à l’élection présidentielle. Comme le titre le suggère, l’ouvrage est avant tout l’archéologie intellectuelle d’un courant politique majeur, le néo-libéralisme : il rend compte avec érudition de la très grande richesse intellectuelle de cette famille de pensée et de son histoire récente depuis les années 1930.

Lire la suite de ma revue du livre de Serge Audier sur Trop Libre.

“Allo les pompiers? – Payez d’abord votre taxe!”… la faute au libéralisme?…

La presse (Libération) et la blogosphère en relais se sont récemment fait écho d’un incident particulièrement troublant aux États-Unis. Les faits tels qu’ils nous sont présentés sont les suivants: appelés pour un incendie, les pompiers du Tennessee ont laissé une maison du comté de Obion brûler car ses propriétaires n’avaient pas payé leur taxe d’incendie annuelle. Et le blog de libération de se gausser:“Ce fait divers est une belle illustration du monde libéral voulu par un certain nombre d’Américains”. La faute au libéralisme, donc, qui laisse les maisons des pauvres brûler.

Oui, sauf que, en fait, ce fait divers est précisément le contraire. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder les faits en détail. Et oui… les faits.

Les propriétaires de la maison ont d’abord essayé d’éteindre eux-même l’incendie avec un jet d’eau, perdant ainsi un temps précieux. Lors qu’ils ont compris que cela ne fonctionnait pas, ils ont finalement appelé les pompiers, mais c’était bien tard.

Leur appel a été ignoré. Les pompiers ont en revanche répondu à l’appel de leurs voisins, qui lui avait payé sa taxe, et dont les flammes, ayant consumé presque entièrement la première maison, menaçaient la propriété. Appelés trop tard, les pompiers ne pouvaient de toute façon pas faire grand chose pour la première maison. Maintenant, la question se pose néanmoins de savoir pourquoi ils ont refusé l’appel, même si celui-ci s’est avéré trop tardif.

Il aussi savoir que la taxe était volontaire. Les habitants sont libres de la payer ou pas. C’est étrange, mais c’est comme ça. Le propriétaire avait choisi de ne pas la payer. C’est une liberté offerte par le libéralisme américain. Notre propriétaire, petit malin, s’était dit qu’il pouvait ne pas la payer, et être quand même secouru, exemple typique d’incivisme. Il a parié, il a perdu. Dommage. Face à cet incivisme, comment réagir? Ne pas intervenir est criminel, mais si les habitants savent que l’on intervient quand même, qui paiera la taxe?

Il faut ensuite noter que le service d’incendie en est fourni au comté de Obion par la ville de South Fulton par délégation de service public. C’est donc un service public bénéficiant d’un monopole, et non une entreprise privée. Les pompiers sont des employés territoriaux qui ne faisaient que suivre un règlement mis en place par les autorités publiques locales, et non par une entreprise privée sans âme mue par le profit. Ce n’est donc pas un problème d’entreprise privée, mais de service public à la fois dans son fonctionnement et dans le comportement de ses employés.

Loin d’être un exemple des travers d’un monde libéral, ce fait divers est donc l’illustration de ceux de la bureaucratie dans ce qu’elle a de pire. Une entreprise privée mue par le profit aurait immédiatement répondu à l’appel, puis une fois l’incendie éteint, aurait naturellement envoyé une jolie facture, certainement élevée, qui aurait été prise en charge par une assurance, autre entreprise privée mue par le profit. Pour peu que le propriétaire ait pris ses précautions, il n’aurait rien payé de l’intervention. Un service public applique les règles, les mêmes pour tous.

On peut très légitimement défendre l’idée que les services d’incendie soient fournis par le service public, mais il est intellectuellement malhonnête d’utiliser l’échec particulier d’un service public pour dénigrer le secteur privé en général.

Atlas shrugged (La grève), de Ayn Rand: éthique de l’intérêt personnel contre tyrannie du bien commun, un roman d’une actualité brûlante

Il est sans-doute un peu étrange de faire une revue d’un livre paru en 1957, et d’un roman qui plus est, dans un blog consacré à l’innovation. Mais La Grève (Atlas Shrugged, en anglais) n’est pas n’importe quel roman. C’est un best-seller depuis sa sortie (10 millions d’exemplaires vendus) et c’est un roman éminemment politique sur la liberté et l’éthique.

La Grève est donc l’histoire d’une grève, mais d’une grève peu ordinaire, la grève des esprits créatifs, de ceux qui comme le titan Atlas portent le poids du monde sur leurs épaules. Dans une Amérique d’un futur dystopique, le développement d’une idéologie de l’intérêt collectif a poussé l’État à développer une hostilité croissante envers les esprits créatifs, principalement les entrepreneurs et industriels, méprisés pour leur poursuite décrite comme égoïste de leur intérêt personnel. Pendant longtemps, le sentiment de culpabilité qui habite ces derniers a permis à la société de les traiter en esclaves: tolérés, mais pillés. Mais un jour, ils commencent à disparaître, l’un après l’autre. D’abord un compositeur célèbre, puis un savant. Les disparitions s’accélèrent, ingénieurs, artisans, ouvriers qualifiés, sans que personne ne sache où ils sont. John Galt, l’ingénieur, a organisé… la grève des esprits créatifs. Lassés d’être pillés et méprisés, ils cessent de collaborer. Nulle hostilité, pas de lutte armée ni de mouvement revendicatif, mais une résistance passive. Prenant conscience que le système qui les opprime, étant conduit par des oisifs et fonctionnant sur la base du pillage, ne peut paradoxalement fonctionner qu’avec leur consentement, ils décident de refuser ce dernier. Et peu à peu le système s’effondre.

La grève est avant tout une défense sans concession de la poursuite de l’intérêt personnel. Dans pratiquement toutes les philosophies que l’homme a inventées, celle-ci est condamnée tandis que les actions désintéressées pour le bien commun sont valorisées. Le libéralisme d’Adam Smith n’échappe pas à la règle, en ne défendant cette poursuite que parce que, in fine, elle sert l’intérêt collectif: il ne serait moral de poursuivre son intérêt personnel que dans la mesure où de cette poursuite résulterait la richesse collective. Or naturellement, la poursuite du bien commun n’est jamais désintéressée, et ce dernier est impossible à définir de manière abstraite. En pratique, derrière la prétendue défense du bien commun se cache toujours une logique de pillage et de barbarie. Comme le dit l’un des acteurs du livre:

“Fuyez quiconque vous dit que l’argent, c’est le diable. Cette phrase est la cloche de lépreux du pillard approchant. Tant que les hommes vivront ensemble sur la terre et auront besoin les uns des autres, le seul substitut à l’argent sera le canon d’une arme.”

Ayn Rand va plus loin: la poursuite de son intérêt personnel est la seule éthique possible. Ainsi, une attitude sociale n’est plus justifiée par ses effets, mais en elle-même, comme une position philosophique première. En résulte logiquement la suppression de tout sentiment de culpabilité, terreau des oppressions. Supprimez le sentiment de culpabilité, et l’oppression ne peut plus fonctionner. La victime n’est plus consentante. Poursuivi en justice, l’industriel Hank Rearden refuse de se défendre, jetant le procès dans la confusion. Sans sa collaboration, la réquisition par l’Etat de son entreprise apparaît pour ce qu’elle est, un pillage par les oisifs au nom du bien commun perverti. Ce besoin de collaboration par la victime n’est pas sans rappeler le Zéro et l’Infini, d’Arthur Koestler, dans lequel le commissaire politique explique au prisonnier Roubachof que le dernier service qu’il peut rendre au Parti est de faciliter l’accusation à son propre procès. Convaincu, il obtempère, et est exécuté.

La lecture de La Grève est difficile. D’abord parce que l’auteur se lance parfois dans des digressions sur des considérations psychologiques longuettes. Ensuite parce certaines envolées lyriques sont un peu kitsch. Enfin, et les trois sont liés, parce qu’avec plus de mille pages, l’ouvrage est long et 200 pages auraient pu être facilement supprimées sans que rien ne soit perdu. Répondant à une énième supplique de son éditeur en ce sens, Ayn Rand – un personnage de roman en lui-même – aurait répondu “on ne raccourcit pas la bible.” Rien de moins. En outre il aura fallu attendre bien longtemps avant qu’il ne soit traduit en français. Au vu du propos du livre, une défense sans concession du capitalisme et de la liberté individuelle comme éthique première, on se demande s’il ne s’agit-là que d’un problème technique tant ces concepts font l’objet d’hostilité dans notre pays… Les éditeurs ne se sont pas précipités: dans notre pays, il est sans doute préférable de publier une bio de Che Guevara.

Outre le message éthique, le point fort de l’ouvrage ce sont les dialogues, où l’auteur est au sommet de son art. Si vous n’avez pas le temps de lire l’ouvrage, lisez au moins le chapitre IV avec le dîner familial de l’industriel Rearden puis son procès; les répliques, et le combat éthique qui sous-tend le procès, y sont extraordinaires. Le discours de John Galt, organisateur de la grève, est lui aussi fameux -70 pages!, mais au final un peu verbeux.

La Grève est un roman, et l’avantage d’un roman est que la thèse qu’il défend n’a pas à faire l’objet d’une discussion par son auteur. Il est naturellement facile d’objecter que l’éthique du seul intérêt personnel est à la fois paradoxale et impraticable. Elle est paradoxale parce que ce qui peut être mon intérêt à court terme peut desservir mon intérêt à long terme. C’est le cas classique du fumeur qui prend plaisir à chaque cigarette et finit par mourir d’un cancer. Comment définir l’intérêt personnel en ce cas? Elle est impraticable en sa forme pure parce que la théorie des systèmes a montré qu’elle menait en général à un sous-optimum local de type tragédie des communs: c’est le cas des pêcheurs qui épuisent les bans de poisson ou de l’île de Pâques qui coupe ses derniers arbres. Dès lors qu’il vit avec les autres, une forme de concession à la liberté de chacun est indispensable. Mais Rand n’en a visiblement cure: l’instruction est à charge et elle ne fait pas dans la demi-mesure. Malgré ses quelques défauts, La Grève, best seller dans le monde depuis cinquante ans, pose des questions fondamentales que le retour en force récent de l’État dans le jeu économique rend d’une actualité brûlante.

Note: un film en trois (!) parties tiré du livre sort en 2011: http://www.imdb.com/title/tt0480239/

Note septembre 2011: Le livre est désormais traduit en français grâce aux éditions Belles Lettres sous le titre « la grève ». Le livre chez Amazon ici

Note octobre 2012: On ne manquera pas de noter combien le roman est pertinent à l’heure de la révolte des entrepreneurs “pigeons” qui refusent le pillage du fruit de leurs efforts mené au non du soit-disant bien commun.

Toujours sur Ayn Rand, voir mon billet sur le capitalisme de copinage. Voir également mon billet sur le “Care” proposé par Martine Aubry.

La France, terre d’antilibéralisme

Un article intéressant de David Spector, économiste et chercheur au CNRS, paru dans Libération fait remarquer que la méfiance des politiques français à l’égard des mécanismes de marché est sans équivalent chez nos voisins européens. Les causes de cet antilibéralisme viscéral (au sens de non rationnel) sont difficiles à identifier, d’autant que la France a par ailleurs eu dans son histoire des périodes fort libérales dont elle n’a en général pas eu à se plaindre. Notre pays est devenu, en opposition avec presque tous les pays européens, le principal obstacle au libéralisme en Europe.

On a l’habitude, désormais, d’opposer une approche sociale, prônée par la France, à une approche soit-disant libérale “à l’anglo-saxonne”. Or Spector fait remarquer que les politiques antilibérales de la France n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque souci de justice sociale : “la plupart d’entre elles profitent à quelques grandes entreprises, au détriment des consommateurs, des finances publiques, ou des pays pauvres. Inversement, les pays européens les plus soucieux d’égalité (les pays scandinaves) adoptent en général des positions plus libérales que la France.

Le meilleur exemple, mais il y en a cent, est la loi Galland. Votée en 1996, cette loi sans équivalent au monde gèle la concurrence dans la grande distribution et a provoqué une augmentation importante des prix. Elle favorise les entreprises (producteurs, petits commerçants, grands distributeurs) au détriment des ménages les plus pauvres, contraints de payer plus cher leur alimentation. Et après le gouvernement s’étonne de la baisse du pouvoir d’achat!!!
Le plus intéressant est cette union nationale contre le libéralisme, qui s’illustre dans le oui et le non à l’Europe, les opposants affirmant que l’Europe est trop libérale, et les partisans soutenant que seule l’Europe peut nous protéger du libéralisme.
L’article est en ligne sur le site de… Libé (eh oui) ici.