Pourquoi j’aime bien (quand-même) Elon Musk: vices et vertus des dirigeants d’entreprises autoritaires

Sale temps pour les entreprises de la tech. Amazon, Meta (maison mère de Facebook) et Twitter licencient en masse. Après la difficile semaine de Meta, qui a vu sa capitalisation boursière chuter considérablement, c’est Twitter qui s’est retrouvé dans le feu de l’actualité après son rachat par Elon Musk. Les deux remettent sur le tapis la question jamais résolue du leadership d’une entreprise. Musk est-il le vilain dirigeant qu’on décrit dans la presse, un entrepreneur autoritaire à l’ego surdimensionné, qui est en train de détruire Twitter? Pas si sûr. Car derrière la folie apparente, il y une méthode, même si celle-ci est discutable.

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“Great by Choice”, le nouveau livre de Jim Collins

Great by Choice“, le nouveau livre de Jim Collins, écrit avec Morten Hansen, vient de paraître. Venant à la suite des best sellers “Built to last” (écrit avec Jerry Porras) et “Good to Great” (paru en France sous le titre misérable de “De la performance à l’excellence”), plusieurs fois évoqués sur ce blog, l’ouvrage essaie de comprendre pourquoi certaines entreprises réussissent face au chaos et à l’incertitude et d’autres pas. J’ai participé aux recherches du livre lorsque j’étais chargé de recherche à l’INSEAD (j’ai en particulier travaillé sur le couple Apple-Microsoft, l’une des paires étudiées dans le livre). Je ferai un compte rendu de l’ouvrage très bientôt. A suivre!

Référence: “Great by Choice”, Jim Collins et Morten Hansen, HarperBusiness.

Steve Jobs et Lew Platt, deux styles de leadership

L’avalanche de louanges qui s’est abattu sur Steve Jobs à l’occasion de son décès devrait nous inciter à un peu de prudence… Certes l’homme a connu une réussite extraordinaire et s’est donné vers la fin une image de philosophe, notamment dans sa mémorable adresse aux étudiants de Stanford, mais il est important de considérer la carrière du grand homme dans son intégralité avec ses facettes glorieuses et celles qui le sont moins. A ce sujet, on lira avec profit deux livres passionnants sur Apple. Le premier s’intitule tout simplement Apple, et est écrit par Jim Carlton. C’est un classique. Le second s’appelle, avec beaucoup d’humour, Infinite loop, et il est écrit par Michael Malone. Infinite loop, ou boucle infinie, c’est ce qui arrive quand un informaticien se plante dans son code et que ce dernier tourne à vide à l’infini. L’image décrit bien la spirale infernale qui fut celle d’Apple jusqu’à la fin des années 90, en état de mort clinique au moment où Jobs revient.

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La quarantaine, le sens de la vie, et le domaine d’excellence selon Jim Collins

Bon ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de Jim Collins, auteur de Good to Great (argh, encore lui!). Je déjeunais récemment avec un ami qui atteint la quarantaine après une carrière plutôt réussie dans la high-tech, et qui se pose des questions sur son avenir (disons que l’état de son entreprise l’y invite fortement). Confidence du-dit ami: j’aimerais faire autre chose. Effectivement, il pourrait sans trop de difficulté passer quelques coups de fils et se retrouver en quelques semaines dans une autre boîte high-tech pour une nouvelle aventure. Oui, mais un air de "plus de la même chose", quelque part, le retient de faire cela. Faire autre chose, mais quoi? On connaît les rêveurs qui passent leur vie à se demander quelle est leur vraie vocation, quel est le sens de la vie.

Maître Collins, à cet égard, a une intéressante théorie. Commençons par un petit détour. Comme on le sait sans doute, Collins s’intéresse aux entreprises sur-performantes. Selon lui, ces entreprises partagent un certain nombre de traits, dont un en particulier, qu’il appelle le concept hérisson. Isaiah Berlin disait que la différence entre le renard et le hérisson, c’est que le renard sait beaucoup de petites choses, tandis que le hérisson ne sait qu’une grande chose. Collins reprend cette idée en suggérant que les entreprises sur-performantes définissent leur concept économique autour d’un concept très clairement défini, et qu’elles n’en dévient pas.
Plus spécifiquement, ce concept est basé sur trois piliers:

  • L’excellence: les entreprises se concentrent sur les domaines où elle se savent excellentes, ou où elle peuvent le devenir;
  • La passion: les entreprises se concentrent sur les marchés qui passionnent les hommes qui la composent, ou au moins les fondateurs. On pourrait dire que leur devise est "honni soit qui mal y pense". Si vous n’aimez pas les cigarettes, ne venez pas travailler chez Philip Morris.
  • Le moteur économique: les entreprises mettent au point sur leur domaine un concept économique sain, générateur de profits durables.

Ce que Collins suggère, c’est en quelque sorte trois règles à suivre pour déterminer le "terrain de jeu" de l’entreprise. Impossible d’atteindre le leadership dans un domaine qui ne passionne pas. Inutile de le faire dans un domaine qui ne rapporte pas, etc.

Retour à mon ami, car Collins suggère naturellement, au détour d’une page, qu’un tel modèle s’applique parfaitement à un individu qui se demande quoi faire de sa vie. Autant choisir un domaine dans lequel on est intimement convaincu que l’on peut exceller. Pas d’excellence sans passion, et pas de succès sans une certaine forme de succès économique. Je suggère de commencer par la passion. L’histoire prouve que l’argent finit toujours par suivre la passion.
Loin d’apporter une solution toute faite, un tel modèle peut être un utile préalable à une réfléxion sur le sens à donner à une carrière au seuil des quarante ans. A cet âge, on a en général une bonne conscience de ses forces et de ses faiblesses, de ses intérêts, de ses zones grises, et bien sûr de ce qui vous passionne. Un jour je demandais à ma prof de philo si, le soir chez elle, quand elle lisait un livre de philo, elle considérait qu’elle travaillait. Sa réponse: je suis passionnée par ce que je fais, la question n’a donc pas de sens. Quand vous en arrivez là, quand vous êtes passionnés par ce que vous faites, au point où vous vous dites "et en plus je suis payé(e) pour faire ça!", vous avez touché le gros lot.

“L’innovation au carré”, ou l’innovation organisationnelle comme source de croissance durable

Le 9 décembre dernier, nous avions déjà mentionné l’excellent article de Jim Collins “The ultimate creation”, publié par la Fondation Peter Drucker dans “Leading for innovation”, probablement le meilleur recueil d’articles sur l’innovation, avec une liste d’auteurs qui ressemble au “who’s who” du monde académique : Clayton M. Christensen, Henry Mintzberg, Rosabeth Moss Kanter, Charles Handy, Arie de Geus…

Jim Collins n’a pas eu en France l’audience qu’il mérite, et nous soupçonnons que c’est également le cas en Europe, bien que son dernier livre “Good to great” se soit vendu à plus de 2 millions d’exemplaires en édition originale, et soit toujours en tête de la liste “long-running best-sellers” de Business Week (les ouvrages de management qui sont dans la liste des best-sellers depuis plus de deux ans…) Comme j’ai travaillé à l’Insead sur son prochain livre, vous pouvez compter sur nous pour quelques posts additionnels sur les travaux de Jim Collins !

Quel est la thèse de Collins dans “The ultimate creation” ? Jim Collins introduit la distinction entre l'”innovation produit” et l’ “innovation sociale”, qu’il appelle également “innovation au carré”. L’ “innovation produit” implique que votre société est soit une start-up essayant de développer un nouveau concept, soit une société plus établie essayant de mettre au point la prochaine “grande innovation”. Les exemples cités par Collins montrent que la première catégorie (les pionniers de l’innovation) ne va pas de pair avec le succès économique ; Diners Club ou Visicalc sont des exemples bien connus de sociétés qui ont eu du mal à dépasser le statut de pionnier et à conserver le leadership sur le marché qu’elles avaient créé. La deuxième catégorie n’est pas dans une situation plus facile ; les sociétés qui recherchent la prochaine “balle en argent” la trouvent rarement ; l’i-pod d’Apple est une exception, et la tentative précédente d’Apple (l’échec du Newton) font d’Apple l’exemple parfait de la société qui se focalise sur l’innovation produit.

Pour Collins, seule l’ “innovation sociale” peut garantir un succès économique régulier et bien plus puissant. Ca sera sans doute un choc pour nos lecteurs français de découvrir que l’auteur de management le plus lu dans le monde parle de l’ “innovation sociale” comme la “création ultime”, mais c’est pourtant le cas ! C’est 3M qui donne 15% du temps de travail pour que les employés puissent réfléchir aux sujets de leur choix, c’est Edison qui créée le concept de laboratoire de R&D, Procter & Gamble qui initie l’actionnariat des salariés dès la fin du XIXème siècle, ou Henry Ford qui révolutionne les relations propriétaire/salarié.

Si vous essayez de comprendre les succès de 3M, vous pouvez penser que ses capacités à innover reposent beaucoup sur la chance. Art Fry, le co-inventeur du post-it, expliqua qu’il eut un jour de 1974 un éblouissement alors qu’il était membre d’une chorale dans une église ; il se battait pour marquer les pages des partitions avec des bouts de papier, qui naturellement s’envolaient au mauvais moment, et eut l’idée de marque-pages adhésifs. A l’époque, 3M avait une culture pro-innovation déjà ancienne, et cela s’était traduit par la règle des 15%, qui permet à tous les salariés dans les fonctions techniques de consacrer 15% de leur temps à des projets de leur choix. Ainsi Art Fry put consacrer un peu de temps à son idée, et il en parla avec Spence Silver, qui avait mis au point la colle adéquate. Le bestseller “post-it” est né de ce processus ; c’est la règle des 15%, l’innovation sociale, qui permit au post-it de devenir une réalité, pas vraiment de la chance pure.

Une autre époque, un autre secteur ; l’industrie automobile au début du siècle. Bien que l’exemple ne soit pas cité par Collins, nous savons qu’il nous suivrait. Certains voient en Henry Ford l’inventeur de l’automobile, ce qui est plutôt généreux, puisque les voitures étaient déjà une vieille histoire au début du XXème siècle (la première tentative de véhicule motorisée peut être datée de 1760, même s’il utilisait une source d’énergie différente). D’autres pensent que Ford a connu le succès parce qu’il a maîtrisé l’ “innovation de processus” ; en introduisant le travail à la chaîne, il déclencha la rupture économique de l’industrie automobile. Henry Ford fut le premier à proposer une voiture à $850 en 1908, à une époque où la plupart des modèles affichaient $2000. Ceux-là sont plus proches de la réalité, mais la clé du succès de Ford est ailleurs. La chaîne d’assemblage fut un échec à ses débuts ; à la fin de l’année 1913, il n’y avait plus que 100 ouvriers dans l’usine Ford après 964 embauches ! La clé du succès de Ford fut une innovation sociale. Le 5 janvier 1914, il fit venir trois journalistes à l’usine de Détroit et fit lire par son vieil associé James Couzen le communiqué suivant : “La société des moteurs Ford, le plus grand et le meilleur constructeur automobile du monde, inaugurera pour ses ouvriers à partir du 12 janvier la plus grande révolution jamais connue dans le monde industriel. Elle réduira à la fois la journée de neuf heures à huit heures, et ajoutera à chaque salaire une partie des bénéfices de la société. Le plus petit montant qu’un homme de 22 ans et au-delà recevra sera de $5 par jour”. Le salaire moyen à l’époque était inférieur de moitié à ce montant, et le Wall Street Journal traita Henry Ford de criminel…

Evitons les malentendus : nous ne soutenons pas des approches dépassées telles que le paternalisme (qui tente d’assimiler les salariés à des actifs physiques) ou l’innovation sociale uniforme décrétée par l’Etat (qui ne déclenche aucune amélioration pour les relations société-employé, puisque les sociétés sont forcées de mettre en place des règles imposées par un agent extérieur).

3M, Ford et beaucoup d’autres sociétés (Procter & Gamble, Siemens…) ont dépassé l’innovation produit ; ils ont mis en place l’innovation sociale et ont envoyé un message puissant aux hommes et aux femmes qui participaient à leur succès : “Vous êtes plus que des employés”.

Probablement le contraire des sociétés cotées d’aujourd’hui ; elles ont désespérément besoin d’ambition et de croissance, mais le management envoie régulièrement le même message : “Vous êtes jetables”.

A quand remonte la dernière conversation où un ami vous a confié : “Le management de ma société est top”?… Si une société ne peut pas compter sur l’implication de ses collaborateurs, viser l’innovation produit géniale (la balle en argent) est parfait, à condition de l’atteindre un jour… Mais si vous voulez construire une “horloge à innover”, comme 3M, une organisation qui délivre encore et toujours des innovations, il faut viser l’innovation sociale, qui signifie d’abord tirer le meilleur parti des hommes et des femmes qui consacrent une partie de leur vie à l’organisation.

Vous pensez qu’il faut une super-idée pour démarrer une entreprise ?

Alors il est peut-être utile de revenir à l’histoire de quelques grandes entreprises.

C’est une des choses que Jim Collins et Jerry Porras ont fait pour les millions de lecteurs de “Built to last” (il existe une version française de l’ouvrage : “Bâties pour durer“). Le premier mythe qu’ils détruisent est celui de la “super-idée”, à savoir “il faut une super idée pour démarrer une grande entreprise”. Vous avez besoin de preuves?

Sony est un exemple parfait. Comment a démarré Sony ? L’entreprise est née dans le Japon dévasté de 1945, quand Masaru Ibuka loua un local téléphonique désaffecté dans les restes d’un grand magasin de Tokyo. Sony à l’époque, c’était les $1600 d’économies d’Ibuka et sept employés qui ne savaient pas trop sur quoi ils allaient travailler. Ibuka et ses salariés organisèrent donc une réunion de brainstorming après la fondation de Sony, pour essayer de trouver l’activité sur laquelle l’entreprise pourrait se positionner ! Les premiers produits de Sony ne furent pas des grands succès ; il y eut notamment un appareil pour cuire le riz, plutôt défectueux techniquement, et une couverture chauffante assez dangereuse. Mais bien que l’entreprise Sony ne sache pas exactement quels produits elle devait vendre, Ibuka et ses employés savaient pourquoi et comment ils voulaient travailler. Ibuka écrivit donc le texte suivant pour la petite cérémonie qui eut lieu le 7 mai 1946, pour marquer l’ouverture de la société (qui s’appelait à l’époque Tokyo Tsushin Kogyo, ou Totsuko) :

Raison d’être de l’entreprise :

  • créer un lieu de travail idéal qui mette l’accent sur la liberté et l’ouverture d’esprit, et où les ingénieurs pourront exercer leurs talents technologiques à leur plus haut niveau,
  • Poursuivre des activités dynamiques dans la technologie et la production pour la reconstruction du Japon et l’élévation de la culture nationale,
  • Commercialiser des découvertes scientifiques, issues d’universités ou de centre de recherche, qui ont une application dans l’univers domestique,
  • Amener les communications et les équipements radio dans les foyers, et promouvoir l’utilisation d’appareils électriques,
  • Participer activement à la reconstruction du réseau de communication endommagé par la guerre,
  • Produire des radios de grande qualité et des services appropriés à l’époque dans laquelle nous entrons,
  • Promouvoir la science auprès du grand public.

Si vous voulez en savoir plus, le site de Sony http://www.sony.net/Fun/SH/index.html est très bien documenté.

Vous avez besoin d’un autre exemple pour être persuadé de l’inutilité de la “super-idée” ?

Tout le monde sait que Bill Hewlett et Dave Packard démarrèrent Hewlett-Packard dans un garage de Palo Alto. Ce qui est moins connu, c’est que les deux hommes n’avaient pas non plus d’idée très précise sur ce qu’ils allaient produire. Comme le raconta Bill Hewlett à Collins et Porras : “Quand j’interviens dans des écoles de commerce, le professeur est effondré lorsque j’explique que nous n’avions aucun plan précis quand nous avons démarré – nous étions juste opportunistes. Nous avons tout fait, pourvu que ça fasse rentrer de l’argent. Nous avions conçu un compteur de bowling, un mouvement d’horlogerie pour téléscope, un truc pour déclencher les chasses d’eau automatiquement et une machine amaigrissante à électrochocs. Voilà où nous en étions quand nous avons démarré, avec $500 en capital, essayant n’importe quoi à partir du moment où quelqu’un nous croyait capable de le faire”.

Ce qu’il y avait à l’origine de groupes comme Sony, Hewlett-Packard, ou même Wal-Mart, ça n’était pas une “super-idée”, mais plus simplement des hommes avec une vision de l’entreprise qui dépassait les produits. Et si c’était le secret de leur longévité? Mais ça c’est une autre histoire, et nous reviendrons dans un prochain post sur le concept de vision d’entreprise tel qu’il a été défini par Collins et Porras.

Jim Collins: “The ultimate creation” ou l’innovation organisationnelle

L’article dont il est question ici est issu d’un recueil publié à l’initiative de la Fondation Peter F. Drucker (“Leading for innovation”, Josey-Bass 2002). Dans cet article, Jim Collins prend ses distances avec la pratique managériale qui consiste à focaliser tous les efforts de l’entreprise sur la quête de la prochaine “grande innovation” (la “silver bullet” qui va porter le coup fatal à la concurrence).

Pour ce faire, il rappelle que le cimetière des entreprises est rempli de pionniers de l’innovation : les ordinateurs Burroughs des années 60 étaient bien plus innovants que ceux d’IBM, l’avion civil n’a pas été inventé par Boeing, mais par de Havilland, le premier tableur était Visicalc, pas Excel, etc.

Pour Jim Collins, la forme suprême de l’innovation est l’innovation managériale ou organisationnelle ; c’est Procter & Gamble par exemple qui initie la participation des salariés à la fin du XIXème, environ un siècle avant que la pratique ne devienne courante. Les alternatives que pose au final Collins sont “Est-ce que vous essayez de mettre au point la prochaine grande innovation ?” ou “Est-ce que vous essayez de construire une organisation qui stimule l’innovation ?”