L’ordre règne à Varsovie: quand les processus tuent la créativité de l’organisation

Une organisation sans processus ne peut pas fonctionner au-delà d’une certaine taille. Pourtant, il arrive souvent que le développement de processus étouffe la créativité, c’est-à-dire la capacité de l’organisation à continuer de répondre aux défis de son environnement. Comment résoudre ce paradoxe? La clé réside dans la conception que l’on a de ce qu’est un processus.

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Quand la musique se tait: Agir face à une rentrée radicalement incertaine

Alors que la rentrée se profile, nous vivons une période étrange où l’incertitude est maximale: sur la rentrée scolaire, sur la récession, sur la poursuite de la pandémie, sur les mouvements sociaux et politiques, etc. Après le confinement et un redémarrage en demi-teinte, tout le monde s’est dépêché de partir en vacances pour oublier cette épreuve. Mais les vacances sont finies, et il faut bien désormais envisager la suite. Mais quelle suite et comment? Comment aborder les semaines cruciales qui s’annoncent?

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La fiction collective ou le défi de la transformation organisationnelle

Pourquoi une organisation est-elle si difficile à transformer? La question continue de défier les directions générales de nombre de nos grandes entreprises. En grande partie, la difficulté provient du fait que ce qui fait la spécificité d’une organisation, le fait d’être un artefact (objet artificiel) social, n’est pas reconnu. Voir l’organisation sous cet angle, plutôt que comme une machine ou comme un nœud de contrats, ouvre pourtant une piste intéressante et fournit la clé manquante de la transformation.

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Stratégie non prédictive (2): Connais-toi toi-même ou le biais identitaire

Ce qu’un homme des cavernes peut vous enseigner sur la stratégie

Ceux qui doutaient encore des efforts faits par bin Laden pour façonner son image publique seront surpris d’apprendre qu’il était un utilisateur enthousiaste de “Just for Men”, un accessoire de toilette américain très courant utilisé pour teindre une barbe grisonnante. Mais comment fonctionne la perception habituelle de bin Laden avec cette idée de contrôle de son image? Un homme qui semblait passer son temps à vivre dans des grottes une arme à la main n’a-t-il pas l’air d’un primitif excentrique bien incapable de planifier des attaques sophistiquées? Comme feu le diplomate américain Richard Holbrooke demandait un jour avec candeur: “Comment un homme dans une grotte peut-il battre le leader mondial de la société de communication sur son propre terrain?” Bonne question, parce que c’est précisément ce que bin Laden a fait.

La réponse à la question de Holbrooke se trouve dans la façon dont bin Laden comprenait à la fois ses ennemis et ses admirateurs. Les musulmans, en fait, n’associent pas les grottes avec l’indésirable ou le primitif. Bien au contraire: dans le monde islamique, les grottes sont souvent considérées comme des lieux saints, et associées à des miracles. Selon l’enseignement islamique, c’est dans une grotte que Mahomet s’est réfugié après avoir fui La Mecque en 622, et c’est encore dans une grotte qu’il a reçu la révélation du Coran. Dans le cas de bin Laden, le symbolisme impliqué a donc travaillé dans des directions opposées en fonction de l’identité de l’observateur: les mêmes images qui ont contribué à la condescendance des Occidentaux envers lui (homme des cavernes) ont également contribué à le légitimer aux yeux des musulmans en associant son image à celle du prophète (homme saint). De même, très peu de dirigeants occidentaux paradent avec des armes en public. Non seulement bin Laden le faisait, mais son choix d’une AKSU-74 au lieu du plus commun AK-47 (Kalashnikov) était porteur d’un message particulier à ses disciples. Dans la guerre soviéto-Afghane, cette arme particulièrement compacte n’était en effet utilisée que par les équipages d’hélicoptères et de véhicules blindés soviétiques. Pour les anciens combattants djihadistes, c’était un trophée qui impliquait un service distingué, qui signifiait: “Je suis un guerrier authentique” (même si dans la réalité le service de bin Laden fut médiocre). Dans notre prochain livre, “Constructing Cassandra”, nous montrons comment l’identité, par une sorte de miroir inverse, a contribué à déformer la perception par la CIA et d’autres analystes occidentaux de bin Laden avant le 11 septembre 2001, et a ainsi constitué un facteur important de la surprise stratégique que ces attaques ont représentée. Des caractéristiques qui ont nui à sa crédibilité vis à vis d’un auditoire ont au contraire développé cette crédibilité vis à vis d’un autre auditoire.

Dans une certaine mesure donc, les futures victimes de bin Laden l’ont sous-estimé parce que leurs identités en ont  filtré sa perception. L’identité a aussi joué, de manière différente, dans le travail du FBI par exemple. L’ancien directeur Louis Freeh observe dans ses mémoires que parce que le FBI est une organisation policière, et donc que son rôle est de rassembler des preuves avant de pouvoir arrêter un criminel, il a vu Ben Laden comme un criminel qui avait besoin d’être poursuivi en justice (approche rétrospective), non pas comme un guerrier ayant l’intention de détruire l’Amérique (approche prospective). Malheureusement, il a fallu les attaques du 11 septembre pour modifier ce point de vue, et dans le livre, le désarroi de Freeh est attristant. C’est pourquoi nous concluons dans “Constructing Cassandra” que les surprises stratégiques sont en grande partie une construction sociale – c’est à dire que ce qui nous surprend dépend de qui nous sommes.

Cette influence de l’identité sur la compréhension de l’environnement s’applique également au monde des affaires. Inévitablement, l’identité d’une entreprise et sa culture agissent comme des filtres. En temps normal, ces filtres fournissent un cadre d’analyse qui permet à l’organisation – par le biais de ses membres – de donner un sens à son environnement. Mais ces filtres peuvent aussi fausser l’analyse et la rendre aveugle face à des évènements inattendus. Ce n’est pas parce que les évènements en question sont par nature imprévisibles ou inimaginable (en effet, ils sont souvent prédits et imaginés par certains), mais parce qu’ils ne correspondent pas au cadre d’analyse développé sur la base de l’identité de l’organisation. Ce cadre qui donne sa force à une organisation dans un environnement donné devient un handicap lorsque cet environnement change, et ce d’autant plus que le changement survient brutalement.

Le corollaire de ceci est que l’attractivité d’une nouvelle opportunité d’affaires dépend en grande partie de l’identité. Une opportunité n’est pas attractive en soi, comme on le croit souvent, mais elle tend à être attractive pour certains, et inattractive pour d’autres. Dans une importante étude sur cette question, le chercheur Clayton Christensen a observé que les entreprises existantes n’ont souvent pas trouvé les opportunités créées par les technologies de ruptures attractives. Pourquoi? Tout simplement parce que celles-ci ne correspondaient pas à leur modèle d’affaires existant, et donc à leur identité en tant que société. Prenez Kodak, par exemple. Cette entreprise savait tout sur la révolution de la photo numérique et pour cause: Elle en était à l’origine! Mais ce que Kodak ne pouvait faire était de miser suffisamment sur le numérique, car cela allait à l’encontre de son modèle d’affaires traditionnel. Tout investissement dans le numérique signifiait moins d’investissement dans le film argentique, qui était toujours ce qui définissait l’identité de Kodak. Et les résultats de ce refus obstiné de changer d’identité (de chimiste vendant un consommable à électronicien vendant un produit) ne sont que trop connus. Pour réussir dans un environnement donné, une entreprise développe en effet un modèle d’affaires qui s’adapte à cet environnement. Elle définit une proposition de valeur et un modèle de profit mis en œuvre par le biais des ressources, des processus et des valeurs. La mesure dans laquelle ces composants sont compatibles avec un environnement donné détermine la réussite de l’entreprise dans cet environnement. Ces ressources, processus et valeurs (RPV) définissent qui est l’entreprise. Ensemble, ils constituent son identité et forment la base de sa culture. Dans le cas de Kodak, l’expertise de chimiste et la longue habitude de vendre des consommables à forte marge au grand-public ont ainsi forgé une identité solide, rendant très difficile l’abandon du marché du film argentique au profit du numérique (plus de chimie et plus de consommables). En d’autres termes, ce n’est pas seulement votre perception mais aussi votre stratégie (vos choix de marchés et de positionnement) qui dépendent de qui vous êtes.

Une identité fonctionne aussi dans le sens inverse. Une photo célèbre de Sam Walton, fondateur des supermarchés Wal-Mart, le montre dansant en jupe hula hawaïenne avec chemise florale en 1984. Il avait l’air stupide, et il le savait. Il savait aussi que: 1) Il motivait ainsi ses employés, et 2) il invitait ainsi la dérision de la concurrence. Dans ses “10 règles pour réussir dans les affaires” Walton écrivait: “Inventez une cascade osée, cela trompe vraiment la concurrence. Ils se diront: ‘Pourquoi devrions-nous prendre ces ploucs de Wal-Mart au sérieux?'”. Comme avec bin Laden, les images qui ont contribué à la condescendance de ses concurrents envers Walton ont dans le même temps contribué à sa vénération par son groupe cible (ses employés). Comme ses concurrents l’ont découvert, mais trop tardivement, les ‘ploucs’ en question étaient aussi sérieux qu’une crise cardiaque.

Votre caractère est votre destin (et votre stratégie)

Héraclite disait : “Ethos anthropos daimon” (“Ton caractère est ton destin”). On pourrait dire que votre caractère est également votre stratégie, parce que l’importance de l’identité va bien au-delà de la simple définition de ce qui est intéressant et ce qui ne l’est pas. Le caractère individuel est souvent à l’origine de la façon dont la stratégie émerge dans une organisation. La plupart des livres de management cultivent une vision cartésienne de la stratégie, selon laquelle celle-ci est créée par une équipe de la  direction générale ou par un PDG-héro, et communiquée aux échelons des humains “inférieurs” pour une mise en œuvre. En fait, la  stratégie fonctionne rarement comme ça. Dans une étude de référence, le chercheur Robert Burgelman a montré comment, en fait, la stratégie est dans une large mesure le résultat d’innombrables micro-décisions prises par ces fameux échelons “inférieurs” de l’organisation. L’idée essentielle est que ces micro-décisions sont liées au processus d’allocation des ressources. Tous les jours, dans leur travail, les employés doivent prendre des décisions sur la façon d’allouer leurs ressources rares (temps, énergie, attention, argent). Ils choisissent certaines tâches plutôt que d’autres. Ils appellent certains clients plutôt que d’autres. Ils avancent certains projets avant d’autres. Ils trient en fonction des priorités. Ils le font sur la base des valeurs de l’organisation. Par exemple, si l’organisation valorise la relation client, les commerciaux vont plutôt appeler les clients de longue date, même si ces appels ne donnent pas grand-chose à court-terme. Dans une organisation plus orientée vers le profit, les commerciaux ne tiendront pas compte de l’historique de la relation et appelleront plutôt les clients les plus prometteurs. Si l’organisation valorise la trésorerie, ils appelleront les clients qui paient le mieux, etc. Parfois, les valeurs ne sont pas explicites: la stratégie d’entreprise peut décider de favoriser le segment A, mais si les commerciaux trouvent plus rentable pour eux d’appeler les clients du segment B, ils le feront. Si tous les commerciaux font de même, l’entreprise finit par se trouver présente dans le segment B plutôt que le segment A initialement prévu. Par ce processus, la véritable stratégie émerge de l’action des échelons “inférieurs”, et cette action est le produit de mécanismes sociaux tels que les processus de recrutement, de formation, de contrôle, les systèmes d’incitation, voire des habitudes de l’entreprise (le mécanisme d’allocation de ressources en général). En bref, la stratégie actuelle est le résultat de ce que vous faites, et ce que vous faites est dans une large mesure, là encore, le résultat de qui vous êtes. Souvent, la direction générale ne fait que reconnaître la stratégie émergente au lieu de la créer, contrairement à ce qu’une vision cartésienne laisse penser.

Par conséquent, la stratégie doit commencer par une réflexion sur la culture et l’identité de l’organisation. Toujours garder à l’esprit qu’elles vont façonner votre perception, votre choix de l’approche, et sa mise en oeuvre. Leur impact sur le processus stratégique est crucial, et il est important de reconnaître que ce processus est donc spécifique à chaque organisation.

Voir la première partie de cette série: Une compréhension profonde bat la prédiction. Pour en savoir plus sur le modèle “RPV” et son importance, voir Le défi du changement de business model. Voir la troisème partie de cette série: “Les systèmes non linéaires et la nature du problème“.