Stratégie non prédictive (2): Connais-toi toi-même ou le biais identitaire

Dans la première partie de cette série, nous avons examiné le défi que représentent les environnements non linéaires et essayé de montrer comment, lorsqu’on est confronté à un tel environnement, il vaut mieux consacrer son énergie  à une compréhension profonde de la situation présente plutôt qu’à essayer de prédire son évolution. D’où notre recommandation d’une approche non prédictive de la stratégie.

Les systèmes non linéaires peuvent être trouvés dans la nature (en météo par exemple), mais ils sont particulièrement fréquents et problématiques quand ils impliquent des dimensions humaines. Bien que de tels systèmes puissent parfois afficher des régularités sur de longues périodes, donnant ainsi l’illusion d’être intrinsèquement linéaires, la plupart des grandes questions politiques, économiques et commerciales sont essentiellement non linéaires car imprégnées de faits sociaux. Ce que ces systèmes, centrés sur des questions humaines, ont en commun, mais qui est souvent négligé, est que l’on ne peut pas les traiter comme s’ils étaient des problèmes de sciences naturelles. Dès lors, comment vous définissez la question à laquelle vous avez affaire dépend aussi de qui vous êtes.

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Compte rendu de la conférence de Robert Burgelman à Vlerick: cross-boundary disrupters

Robert Burgelman était à Vlerick Management School vendredi 5 février pour une conférence sur les cross boundary disrupters (c’est intraduisible proprement: quelque chose comme nouveaux entrants d’une autre industrie qui perturbent une industrie cible). En introduction, il a rappelé l’origine de son travail sur l’intrapreneuriat et plus généralement sa méthode de recherche. Parti initialement pour faire une thèse sur la communication entre la R&D et le marketing, il s’est aperçu qu’il existait des projets qui ne cadraient pas avec la stratégie exprimée par l’entreprise. Autrement dit, alors que selon Chandler, la structure suit la stratégie, les projets observés montraient des cas où la structure précède la stratégie. De là est né son modèle d’intrapreneuriat qui combine des projets engendrés par la stratégie et d’autres engendré par les niveaux intermédiaires de l’organisation et souvent en opposition avec la stratégie. Son modèle a acquis une force particulière lorsqu’il a intégré les travaux de l’écologie des organisations dans les années 80: l’écologie montre comment les entreprises d’une industrie particulière évoluent souvent de manière similaire avec un mécanisme de variation (création de diversité), sélection et rétention (réduction de diversité). Appliquant ce modèle à l’intérieur de l’entreprise, il montre comment une grande entreprise peut gérer des projets de nature différente comme une forme d’écosystème avec une sélection naturelle au sein d’une population de projets évoluant de manière dynamique, et ainsi préserver une capacité innovatrice.

Burgelman en est ensuite venu au thème de la conférence, celui de l’entrée perturbatrice d’acteurs existants dans une autre industrie. On a l’habitude de décrire comment les startups peuvent susciter des ruptures qui déstabilisent les acteurs en place. L’histoire montre que parfois, ces startups échouent mais ce-faisant, elles montrent en quelque sorte la voie à un acteur d’une autre industrie qui “reconnaît” l’opportunité ainsi pointée par la startup malheureuse. Le cas typique est Apple qui se trouvait un peu bloqué sur le segment des PC: la firme a pu s’appuyer sur ses forces, notamment dans le domaine du logiciel, pour attaquer le marché de la musique, marché dans lequel la startup Napster avait échoué en raison des actions en justice des majors de la musique. Napster a échoué, mais d’une part d’autres initiatives similaires ont pris le relais (eMule par exemple) et d’autre part sa tentative a en quelque sorte ouvert la voie aux autres. Burgelman essaie de formaliser les conditions qui peuvent amener à une telle rupture amenée de l’extérieur: une attaque initiale par une startup qui ne réussit pas, mais déstabilise quand même les acteurs en place; un attaquant déjà bien installé dans une autre industrie et qui s’appuie sur cette “base arrière” pour lancer son attaque, et une industrie-cible stagnante, prisonnière de business models inadaptés à l’évolution technologique.

Si on garde l’exemple d’Apple, sa théorie s’applique moins pour l’iPhone car l’industrie cible, la téléphonie mobile, ne pouvait guère être considérée comme stagnante en 2007 sauf à considérer qu’elle ne répondait pas suffisamment à la demande de simplicité et de qualité d’expérience des utilisateurs. D’ailleurs dans ce domaine, si Apple a fort bien réussi son lancement, on en peut pas considérer que la firme ait fondamentalement modifié les règle de l’industrie. Preuve cependant de la difficulté de faire des prédictions dans ce type de situations, Burgelman, dans son article de Strategic Entrepreneurship Journal sur le sujet, indiquait son scepticisme sur les chances d’Apple et observait que Microsoft était mieux positionné avec déjà 10% des parts de marché de smartphone. Depuis, Apple a connu le succès que l’on sait et Microsoft a presque disparu du marché. Un autre exemple donné par Burgelman est celui de Wal-Mart, la chaîne de supermarchés aux États-Unis, qui pourrait entrer sur le marché de la santé avec des centres médicaux pour les soins de base dans ses magasins. Un sujet à rapprocher du travail de Christensen sur les ruptures dans le système de santé américain.

Seuls les (vrais) stratégistes survivent: le cas de Intel

Comment Intel, un fabricant de micro-processeurs, secteur volatile s’il en est, a-t-elle non seulement réussi à survivre, mais encore à dominer son secteur depuis près de trente ans? C’est à cette question de Robert Burgelman, professeur à Stanford, a essayé de répondre. La spécialité de Burgelman, c’est Intel. Très proche de Andy Grove, il a bénéficié pendant plusieurs années d’un accès sans précédent aux archives de l’entreprise et à la mémoire de ses dirigeants, présents et anciens.

Une des décisions les plus cruciales, mais aussi les plus difficiles, fut pour Intel celle de quitter le secteur des mémoires pour se concentrer sur les micro-processeurs. Si la décision fut prise rapidement d’un point de vue managérial, Burgelman montre qu’elle a en fait résulté d’un processus très long au cours duquel la société a évolué de facto, de manière chaotique, sans vraiment que le management ne s’en rendre compte. De manière intéressante, les employés, individuellement, ou en petits groupes, ont anticipé, et donc préparé, le revirement stratégique d’Intel, et dont la décision du management n’a finalement fait que l’entériner; En fait, le management ne s’est rendu compte qu’après-coup qu’Intel était devenu un fabricant de micro-processeurs, et n’était plus (vraiment) un fabricant de mémoires. Imaginez le choc!
Sur la base de son analyse, Burgelman tire quatre leçons de cette expérience:

  1. choisir une stratégie pour imposer une nouvelle direction;
  2. lorsque cette stratégie n’est plus opérante, passer du temps à comprendre pourquoi, car de cette analyse peut sortir de nouvelles opportunités qui n’étaient pas évidentes a priori;
  3. capitaliser sur ses forces tout en cherchant de nouvelles opportunités; et
  4. gérer le changement de manière systématique.

Burgelman utilise le terme – intéressant – d’action autonome pour décrire l’activité des individus en contradiction avec la stratégie officielle.
La plupart des livres de stratégie consistent en une analyse de plusieurs entreprises et tentent d’en tirer des leçons par
généralisation sur la base d’une thèse centrale. Burgelman procède autrement, en se concentrant sur une entreprise et en l’étudiant à fond. Les détails sont parfois un peu fatiguants, mais son analyse, sur la base d’une connaissance approfondie et de l’entreprise, et de son industrie, sera très utile à ceux qui évoluent dans le secteur des hautes technologies.

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