Il n’y a pas de marché mature

Parlez d’innovation et très souvent les gens pensent nouveaux produits, haute technologie, industries de pointe. Il y aurait des industries où l’innovation prime, et les autres, dites matures. Cette vision provient en grande partie d’un outil analytique développé dans les années 70, le cycle de vie. S’inspirant de la biologie, le modèle de cycle de vie avance que de même que les organismes biologiques progressent au travers d’étapes physiologiques et psychologiques déterminées, les marchés évoluent de manière prévisible en une série d’étapes. On a tout d’abord l’introduction, le marché à ses débuts, suivi par la croissance, la maturité et le déclin. A chaque étape correspond une situation concurrentielle et une attractivité de l’industrie donnée. Par exemple, en étape de maturité, on a relativement peu de concurrents, la concurrence se fait surtout sur les prix et la profitabilité est relativement faible. L’application de ce modèle a naturellement des conséquences sur de nombreux plans. Sur le plan stratégique, elle suggère une évolution progressive de la concurrence par le produit vers la concurrence par les prix, et probablement une sortie ultérieure dès lors que cette concurrence par les prix ne sera plus supportable par l’entreprise. Sur le plan politique, elle amène à considérer certaines industries comme perdues et donc non dignes de bénéficier de l’investissement de l’Etat, sauf à des fins de restructuration et de liquidation. Ce fut le cas de la sidérurgie et du textile en France à partir des années 70. Tout un discours s’est développé sur l’inéluctabilité du déclin de ces secteurs.

Le seul problème est que le modèle du cycle de vie des marchés ne tient pas du tout. Bien sûr certaines industries et certains métiers disparaissent pour toujours, comme les carrioles à cheval ou la marine à voile. Mais de nombreuses industries constituent un contre exemple flagrant à cette théorie. Cela tient à deux facteurs. D’une part un marché n’est pas un organisme vivant, et on touche là aux limites de l’analogie en science. Un être humain marche vers un ou deux ans, devient adolescent vers 12 ans, et meurt vers 80 ans. Un marché ne meurt pas nécessairement. Qui peut dire à quel stade est le marché automobile aujourd’hui: croissance? Maturité? Déclin? Impossible. Et donc l’intérêt du modèle disparaît.

Plus subtilement, le second facteur d’inapplicabilité du modèle tient à la conception que l’on a du marché et du rôle des acteurs de ce marché. Dans une conception que l’on peut appeler classique, le marché est vu comme existant en soi, en quelque sorte exogène à l’action des entreprises. C’est la fameuse citation de l’économiste Kenneth Arrow lorsqu’il dit “Bien que nous ne soyons pas explicites à ce sujet, nous postulons réellement que lorsqu’un marché peut être créé, il le sera.” Il y aurait une inéluctabilité des marchés qui rendrait l’étude des conditions de leur émergence inutile. Or une conception alternative s’est développée récemment qui voit le marché non pas comme  un objet existant en soi, mais comme une institution constituée d’acteurs. Ces acteurs influencent le marché, comme le marché influencent les acteurs. L’erreur des économistes classiques (et de ceux qui s’inspirent de leur philosophie, comme la majorité des auteurs en stratégie classique) est de penser que la relation ne va que dans le second sens.

S‘il n’y a pas d’inéluctabilité dans l’évolution de marchés, et si les acteurs peuvent influencer les-dits marchés, alors il devient évident que même dans des industries considérées comme matures, une réaction est possible. Et c’est bien ce que la réalité confirme. L’horlogerie européenne, dans les années 70, était un exemple typique d’industrie mature: les japonais avaient raflé le marché de masse confinant les fabricants européens (essentiellement suisses) au très haut de gamme. Il ne semblait y avoir aucun espoir de fabriquer des montres grand-public dans des pays à coût de main d’œuvre élevée, jusqu’au jour où Swatch a réinventé la montre et complètement inversé la tendance. Qui achète encore des montres japonaises aujourd’hui? Autre exemple dans le textile: là encore, les coûts de main d’œuvre poussaient inexorablement la production vers l’Asie et confinaient les acteurs occidentaux, notamment français, au très haut de gamme, relativement peu rentable. Les années 70 et 80 n’étaient qu’une longue agonie avec fermetures d’usines. Un professionnel du secteur me racontait récemment comment l’Etat avait fait une croix sur le textile français depuis cette époque et sacrifié ce secteur dans les négociations internationales. Or apparaît Zara. Voilà une société espagnole, pays absent de l’industrie jusque-là, qui démarre littéralement au milieu de nulle part et qui en quelques années, alors que le secteur est décrit par tout le monde comme moribond, redéfinit complètement les règles du jeu et réinstalle un acteur européen en position de leadership mondial. Le secret de Zara? Un modèle d’affaire original basé sur une intégration très forte entre conception et fabrication, exactement à l’encontre de toutes les pratiques du secteur qui avait abandonné la fabrication aux chinois en se concentrant sur la conception. Zara montre qu’intégrer les deux, et s’appuyer sur une logistique extrêmement souple permet à la fois un renouvellement très rapide des collections (peu d’invendus) et un contrôle des coûts (inutile d’envoyer en Asie). Mais surtout, comme Swatch, Zara démontre l’inanité de la notion d’industrie en déclin. (voir mon billet sur Zara) On pourrait citer d’autres exemples: Starbucks et Nespresso, alors que le marché mondial du café était en déclin continu depuis les années 70. Nucor, une réussite extraordinaire dans la sidérurgie américaine, démarrée dans les années 70. Alors que ses concurrents, les mastodontes comme Bethleem Steel, passaient leur temps au congrès américain pour négocier des protections, Nucor grignotait des parts de marché et alignait les années bénéficiaires au moment même où la sidérurgie américaine était unanimement considérée comme sinistrée.

Au final, pour reprendre une citation célèbre (dont au passage je n’ai pas réussi à trouver l’auteur): “il n’y a pas de marché mature, il n’y a que des managers matures.” L’innovation est donc possible dans tous les secteurs quels qu’ils soient.

Voir sur le même sujet mon billet sur la société Alsatextiles qui illustre comment une entreprise française peut réussir dans le secteur du tissu en développant une offre très différenciée.

Revue de livre: “Clockspeed” – vitesse d’horloge, modularisation et intégration, par Charles H. Fine

On a eu la bonne idée de me conseiller la lecture d’un livre qui semble être passé relativement inaperçu lors de sa sortie, ce qui est fort dommage. Ce livre s’intitule “Clockspeed” (vitesse d’horloge) et il a été écrit… en 1998 par Charles Fine, à l’époque chercheur au MIT. Selon Fine, différentes industries évoluent à des rythmes différents, et ce décalage entraîne une série de conséquences intéressantes. Les chercheurs en génétique travaillent sur les mouches, car celles-ci produisent une génération en quinze jours; cette évolution accélérée (vingt générations en un an) permet de comprendre l’évolution d’espèces plus lentes comme les humains. Fine applique la même approche en étudiant les industries à haute vitesse d’horloge (Internet, électronique, informatique) pour comprendre les autres industries.

Sur la base de cette observation, Fine estime que la compétence essentielle de l’entreprise est la conception de sa chaîne de production (Supply chain), qu’il définit  comme le choix des compétences dans lesquelles investir le long de la  chaîne de valeur en les internalisant, et celles qu’il faut sous-traiter. Dans une industrie à haute vitesse d’horloge, cela nécessite d’ajuster en permanence cette chaîne de compétences, en fonction de l’évolution de l’environnement: une compétence pourra être cruciales à un moment donné, et accessoire à un autre moment.

Fine réfléchit également à la grande question de la modularisation. Selon lui, lorsqu’une nouvelle technologie émerge, la performance est le facteur le plus important. Seule l’intégration permet de maximiser la performance et donc les premiers fabricants ont tendance à tout faire eux-mêmes. Lorsque la technologie atteint un certain niveau de maturité, la performance devient moins importante, et le prix prend plus d’importance. Dès lors s’engage un processus de modularisation, seul à même de simplifier l’architecture et de s’appuyer sur un réseau de partenaires pour à la fois abaisser les coûts et accélérer le développement. La modularisation s’appuie sur l’idée que l’information nécessaire à la réalisation des modules et à leur assemblage se trouve, non pas chez le fabricant, mais en quelque sorte publiquement insérée dans l’architecture elle-même. C’est ainsi qu’un fabricant de carte video pour PC n’a pas besoin  de travailler chez Dell pour que sa carte fonctionne: les specs sont publiques et il peut fabriquer son module.
Fine fait ensuite remarquer que le mouvement démodularisation est généralement suivi d’un mouvement inverse de réintégration:  la modularisation a tendance en effet à conduire à une concurrence par les coûts (banalisation des offres) qui entraîne une consolidation du secteur permettant cette réintégration. Par exemple, Microsoft a commencé à intégrer verticalement dans les années 80 en passant du système d’exploitation aux applications bureautiques. La lutte de l’entreprise autour de son navigateur était aussi la lutte entre une vision modulaire (le navigateur est une application comme une autre) et intégrée (il est partie intégrante du système d’exploitation).
Résultat, l’industrie se développe par une série d’aller-retours, une sorte de double hélice en 8 horizontal. Au cours de cette évolution, les compétences-clés requises changent radicalement, et la force de l’entreprise est de savoir s’adapter à ce changement.
Selon Fine, l’accélération de la vitesse d’horloge d’une industrie entraîne trois conséquences:

  1. Un accroissement de la fréquence de lancement de nouveaux produits, entraînant une importance croissante de l’approche “projet”, y compris aux plus hauts niveaux du management;
  2. Une compression du temps de développement, et donc une pression pour développer des “semi-produits” plus génériques, et donc plus facilement déclinables;
  3. Une implication plus forte du top management dans la conception “dynamique” de la chaîne de production (au sens large) comprise comme l’ensemble des processus de conception, fabrication, livraison, c’est à dire la définition des compétences-clés.

Le livre contient également pleins d’éléments sur la politique de sous-traitance – comment choisir les compétences clés – gardées en interne – de celles que l’on peut sous-traiter; intéressant pour ceux qui veulent éviter le syndrôme IBM en 1981, sous-traitant à Microsoft et Intel les deux fonctions les plus stratégiques du PC. En bref, un livre indispensable pour étudier de manière structurée les industries en évolution rapide.

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