Secteurs stratégiques: le délire?
Ah! le retour de l’Etat stratège, de l’Etat patriote, on ne se lasse pas de le commenter. Ainsi, Jacques Chirac tançant les patrons en leur expliquant qu’il “est de leur devoir de créer des emplois en France.”
Bon, mais un secteur stratégique c’est quoi? Apparemment, on juge stratégique ce qui est lié à la défense nationale. Mais, me direz-vous, qu’est-ce qui n’est pas liable à la défense nationale? Clairement, les boulangeries sont essentielles dans une optique de défense nationale. Comment lutter contre les boches/rouges/barbus/américains sans pain?
Barry Buzan, dans son célèbre livre “People, states and fear” fait remarquer que la notion de sécurité nationale, si souvent invoquée, est très ambiguë. Il ajoute: “une notion indéfinie de la sécurité nationale ouvre la porte à des stratégie d’extension de pouvoir à l’élite politique et militaire” qui la met en avant. Il ajoute “L’ambiguïté naturelle de la notion de menace étrangère en temps de paix rend très facile le déguisement d’intentions sinistres sous couvert de sécurité nationale“. Et ça ne s’applique pas qu’à George Bush… Question donc: qui bénéficie d’une telle paranoïa, sinon l’élite en place qui sait sa légitimité affaiblie, et qui recherche une bonne vieille guerre?
Il s’en suit des discussions ubuesques, comme seules les vraies bureaucraties peuvent en générer. Sans rire, le ministre François Loos discute de savoir si Eramet n’est pas plus stratégique que Danone. Défendez nos yaourts!!! Etonnamment, les entreprises de la métallurgie ne sont pas stratégiques. Sûrement parce que dorénavant, les chars seront en plastique. Bref, du n’importe quoi.
Mais n’importe quoi ne signifie pas inoffensif. Ainsi, ce sont bien les entreprises quelle que soit leur taille qui sont visées. Si désormais vous créez une boîte avec trois copains dans un secteur “stratégique”, l’Etat contrôlera votre destinée. Impossible de vous revendre à un américain. Impossible d’ouvrir votre capital. Seules les entreprises bien française pourront vous acheter. Il s’agit d’une limitation sans précédent de la liberté d’entreprendre, qui semble se dérouler dans une indifférence générale, tout ça parce qu’on a tenté de nous faire croire, sous fond de manipulation de cours, que Pepsi voulait racheter Danone. L’analyse, nous dit-on, se fera “au cas par cas.” Lisez: dans l’arbitraire le plus absolu d’une chambre noire.
C’est d’autant plus stupide que je ne sais pas ce que c’est qu’une entreprise française. A partir de quel pourcentage de capitaux “étrangers” n’est-on plus français? La filiale française d’IBM est-elle une société étrangère ou française?
C’est également stupide car cela consiste à voir l’investissement ou l’achat par une firme étrangère dans une firme française comme une “défaite” ou une “attaque” de la France, alors qu’il n’en est rien. Beaucoup d’entreprises sont très contentes de trouver à l’étranger des investisseurs qu’elles ne peuvent trouver en France, pour assurer leur survie et leur développement, avec les créations d’emplois à la clé.
A ce stade, ce n’est plus du patriotisme, c’est du nationalisme, c’est à dire qu’il s’agit non pas de l’amour de sa patrie, mais de la soumission des individus, et par extension, des entreprises et du corps social en général, aux intérêts supposés de la nation, tels qu’ils sont définis par une petite élite formée à un autre âge.
Comment, en outre, concilier ce nationalisme avec le projet européen, qui s’appuie sur une logique totalement opposée d’ouverture vers l’étranger?
Ainsi donc, deux cent ans après Ricardo, le mercantilisme n’est pas mort; le nationalisme étriqué qui précipita la crise des années 30 non plus. Tout ça parce qu’un américain a voulu nous piquer nos yaourts.
Lire à ce sujet l’article du monde “La France veut protéger dix secteurs jugés stratégiques” qui évoque les limites de cette pensée.