Gérer l’inattendu (« Managing the unexpected »), par Karl E. Weick et Kathleen M. Sutcliffe

Karl Weick est depuis longtemps connu pour ses travaux sur la théorie des organisations. En particulier, ses travaux portent sur la manière dont les organisation donnent un sens à leur environnement lorsque celui-ci est complexe et incertain. Parmi les travaux fameux de Weick on mentionnera sa relation de l’incendie de Mann Gulch, un feu de forêt banal en 1949 qui tourne mal et se traduit par la mort de 13 pompiers. L’analyse qu’il en fait montre comme une équipe de professionnels se désagrège face à ce que Weick appelle un événement cosmologique, c’est à dire un événement tellement inattendu et puissant qu’il annihile la volonté et la capacité des victimes à agir.

« Managing the unexpected » (gérer l’inattendu) traite de la manière dont les organisation peuvent gérer l’inattendu. Weick et Sutcliffe étudient pour cela des organisations qui sont précisément créées pour cela, ce qu’ils appellent des organisations à haute fiabilité (« High-Reliability Organizations »): les pompiers, un équipage de sous-marin, un centre de contrôle de centrale nucléaire, etc.

Pour fonctionner, les organisations à haute fiabilité (OHF) s’appuient sur cinq principes:

  1. Un intérêt pour l’échec: les OHF considèrent tout échec, même mineur, avec intérêt et comme quelque chose qui peut être un indicateur de problèmes plus graves à venir. Par exemple, dans l’accident chimique Union Carbide de Bophal en 1984, les manuels pour le personnel étaient en anglais, une langue que les ouvriers ne parlent généralement pas en Inde. Les OHF encouragent donc le signalement d’erreurs et de problèmes aussi mineurs soient-ils et les analysent afin d’alimenter leur apprentissage continu.
  2. Une réticence à simplifier: une bonne méthode de gestion consiste souvent à se concentrer sur quelques indicateurs synthétiques-clés. Au contraire, les OHF essaient de multiplier les points de vue, les sources d’information et se méfient des similitudes qui peuvent être trompeuses. Dans l’incendie de Cerro Grande en 2000, au départ mineur et qui se transforma rapidement en immense brasier consumant au final près de 20.000 hectares de forêt, nécessitant 1.000 pompiers pour l’éteindre et causant 1 milliard de dollars de dégâts, l’enquête montra plus tard que l’équipe sur le terrain et le central de contrôle n’avaient pas la même compréhension de l’échelle de gravité, et que celle-ci était trop simple. Ce dernier n’a donc pas pris la mesure de la gravité de l’incendie immédiatement.
  3. Une sensibilité aux opérations: les plus hauts niveaux hiérarchiques d’une OHF ne perdent jamais contact avec les opérations et ne font pas la distinction ailleurs classique entre décision – le domaine noble – et mise en œuvre – le domaine subalterne.
  4. Un engagement de longévité et de résilience. La résilience est définie comme la capacité d’une organisation à maintenir ou regagner un état dynamiquement stable permettant la poursuite des opérations après un choc majeur ou en situation de stress continu. Là encore, la résilience repose sur la faculté de gérer les événements de manière active, d’apprendre systématiquement de son action, de former son personnel en continu, de spéculer librement sur de possible problèmes.
  5. Un respect de l’expertise: en situation de crise, les OHF donnent pouvoir aux experts de prendre les décisions qu’ils jugent nécessaires indépendamment de tout niveau hiérarchique. Ici expert s’entend souvent en termes d’équipe ayant acquis le respect de leurs pairs, et non d’expert auto-proclamé. Le terrain peut décider sans attendre l’autorisation hiérarchique. Allant plus loin, on pourrait dire que la hiérarchie prévaut en temps normal, mais qu’elle s’efface derrière l’expertise en situation de crise.

En synthèse, Weick et Sutcliff attribuent le succès des OHF à leur effort d’agir de manière attentive (mindful). Par là ils entendent que les OHF s’organisent pour être capable de remarquer l’inattendu alors qu’il se produit et d’en arrêter le développement. Si ce n’est pas possible, elles en contiennent les impacts, et si ce n’est pas possible non plus, elles sont capables de se rétablir et de recommencer à fonctionner.

Une des limites de l’ouvrage est son applicabilité à toutes les organisations. Weick et Sutcliffe ont beau nous expliquer que gérer un porte-avion, c’est la même chose  que gérer une entreprise, on reste quand même un peu sceptique. Il est rare que votre entreprise soit menacée par un missile. Par ailleurs, ces organisations ont des critères de performance différents: pour une centrale nucléaire, la sécurité passe avant tout. Dans une entreprise, la performance économique est l’objectif premier, la sécurité n’étant qu’un des paramètres. On peut par ailleurs arguer qu’une entreprise gère un potentiel de situations inattendues bien plus vaste que celles d’une équipe de pompiers. Beaucoup d’éléments sont inattendus dans la vie d’un pompiers, mais cet inattendu se produit dans un espace des possibles connu. Par ailleurs, beaucoup de ces organisations se situent dans un environnement stratégique relativement clair et simple. Elles peuvent se concentrer sur l’opérationnel, y compris à haut niveau, parce que leur activité est essentiellement opérationnelle. Dans une entreprise, la direction doit aussi se consacrer à la stratégie, et a donc moins de temps pour l’opérationnel. C’est au contraire précisément l’équilibre entre les deux, et surtout leur symbiose, qui constitue la difficulté de gérer une entreprise.

Néanmoins, les cinq principes dégagés sont très intéressants et peuvent se retrouver dans de nombreuses situations d’entreprise. « Managing the unexpected » est donc une utile contribution au thème de la gestion de l’inattendu et de l’incertain. En outre, le livre est facile à lire, bien rédigé, théoriquement solide, et est illustré de nombreux exemples.

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