Hegel: inspirateur de Marx, apologiste de l’Etat… et défenseur du marché

L’émergence de la société marchande à la fin du XVIIe siècle et les conséquences multiples de son plein développement dans le siècle suivant n’ont pas laissé les philosophes indifférents. Si nombre d’entre eux l’ont durement critiquée, d’autres en ont au contraire loué les vertus. C’est notamment le cas de Voltaire et, sans doute de façon surprenante, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, un philosophe majeur, pourtant apologiste de l’Etat. Peut-on défendre à la fois l’Etat et le marché? C’est ce qu’il fait.

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Voltaire, défenseur de l’intérêt individuel au service d’un ordre social juste

Une des croyances les plus répandues en économie est que le capitalisme est un produit spécifiquement anglo-saxon qui correspond mal à notre culture. Rien n’est plus faux. Dès 1734, Voltaire, père fondateur de la figure de l’intellectuel français engagé, se réfugie en Angleterre à la suite d’une mésaventure. Il y observe la naissance du capitalisme. Si les « lettres » qu’il publie à cette occasion couvrent nombre de sujets, l’un en particulier a trait à sa prise de conscience de la très grande importance du marché, très au-delà de sa seule dimension économique.

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Atlas shrugged (La grève), de Ayn Rand: éthique de l’intérêt personnel contre tyrannie du bien commun, un roman d’une actualité brûlante

Il est sans-doute un peu étrange de faire une revue d’un livre paru en 1957, et d’un roman qui plus est, dans un blog consacré à l’innovation. Mais La Grève (Atlas Shrugged, en anglais) n’est pas n’importe quel roman. C’est un best-seller depuis sa sortie (10 millions d’exemplaires vendus) et c’est un roman éminemment politique sur la liberté et l’éthique.

La Grève est donc l’histoire d’une grève, mais d’une grève peu ordinaire, la grève des esprits créatifs, de ceux qui comme le titan Atlas portent le poids du monde sur leurs épaules. Dans une Amérique d’un futur dystopique, le développement d’une idéologie de l’intérêt collectif a poussé l’État à développer une hostilité croissante envers les esprits créatifs, principalement les entrepreneurs et industriels, méprisés pour leur poursuite décrite comme égoïste de leur intérêt personnel. Pendant longtemps, le sentiment de culpabilité qui habite ces derniers a permis à la société de les traiter en esclaves: tolérés, mais pillés. Mais un jour, ils commencent à disparaître, l’un après l’autre. D’abord un compositeur célèbre, puis un savant. Les disparitions s’accélèrent, ingénieurs, artisans, ouvriers qualifiés, sans que personne ne sache où ils sont. John Galt, l’ingénieur, a organisé… la grève des esprits créatifs. Lassés d’être pillés et méprisés, ils cessent de collaborer. Nulle hostilité, pas de lutte armée ni de mouvement revendicatif, mais une résistance passive. Prenant conscience que le système qui les opprime, étant conduit par des oisifs et fonctionnant sur la base du pillage, ne peut paradoxalement fonctionner qu’avec leur consentement, ils décident de refuser ce dernier. Et peu à peu le système s’effondre.

La grève est avant tout une défense sans concession de la poursuite de l’intérêt personnel. Dans pratiquement toutes les philosophies que l’homme a inventées, celle-ci est condamnée tandis que les actions désintéressées pour le bien commun sont valorisées. Le libéralisme d’Adam Smith n’échappe pas à la règle, en ne défendant cette poursuite que parce que, in fine, elle sert l’intérêt collectif: il ne serait moral de poursuivre son intérêt personnel que dans la mesure où de cette poursuite résulterait la richesse collective. Or naturellement, la poursuite du bien commun n’est jamais désintéressée, et ce dernier est impossible à définir de manière abstraite. En pratique, derrière la prétendue défense du bien commun se cache toujours une logique de pillage et de barbarie. Comme le dit l’un des acteurs du livre:

« Fuyez quiconque vous dit que l’argent, c’est le diable. Cette phrase est la cloche de lépreux du pillard approchant. Tant que les hommes vivront ensemble sur la terre et auront besoin les uns des autres, le seul substitut à l’argent sera le canon d’une arme. »

Ayn Rand va plus loin: la poursuite de son intérêt personnel est la seule éthique possible. Ainsi, une attitude sociale n’est plus justifiée par ses effets, mais en elle-même, comme une position philosophique première. En résulte logiquement la suppression de tout sentiment de culpabilité, terreau des oppressions. Supprimez le sentiment de culpabilité, et l’oppression ne peut plus fonctionner. La victime n’est plus consentante. Poursuivi en justice, l’industriel Hank Rearden refuse de se défendre, jetant le procès dans la confusion. Sans sa collaboration, la réquisition par l’Etat de son entreprise apparaît pour ce qu’elle est, un pillage par les oisifs au nom du bien commun perverti. Ce besoin de collaboration par la victime n’est pas sans rappeler le Zéro et l’Infini, d’Arthur Koestler, dans lequel le commissaire politique explique au prisonnier Roubachof que le dernier service qu’il peut rendre au Parti est de faciliter l’accusation à son propre procès. Convaincu, il obtempère, et est exécuté.

La lecture de La Grève est difficile. D’abord parce que l’auteur se lance parfois dans des digressions sur des considérations psychologiques longuettes. Ensuite parce certaines envolées lyriques sont un peu kitsch. Enfin, et les trois sont liés, parce qu’avec plus de mille pages, l’ouvrage est long et 200 pages auraient pu être facilement supprimées sans que rien ne soit perdu. Répondant à une énième supplique de son éditeur en ce sens, Ayn Rand – un personnage de roman en lui-même – aurait répondu « on ne raccourcit pas la bible. » Rien de moins. En outre il aura fallu attendre bien longtemps avant qu’il ne soit traduit en français. Au vu du propos du livre, une défense sans concession du capitalisme et de la liberté individuelle comme éthique première, on se demande s’il ne s’agit-là que d’un problème technique tant ces concepts font l’objet d’hostilité dans notre pays… Les éditeurs ne se sont pas précipités: dans notre pays, il est sans doute préférable de publier une bio de Che Guevara.

Outre le message éthique, le point fort de l’ouvrage ce sont les dialogues, où l’auteur est au sommet de son art. Si vous n’avez pas le temps de lire l’ouvrage, lisez au moins le chapitre IV avec le dîner familial de l’industriel Rearden puis son procès; les répliques, et le combat éthique qui sous-tend le procès, y sont extraordinaires. Le discours de John Galt, organisateur de la grève, est lui aussi fameux -70 pages!, mais au final un peu verbeux.

La Grève est un roman, et l’avantage d’un roman est que la thèse qu’il défend n’a pas à faire l’objet d’une discussion par son auteur. Il est naturellement facile d’objecter que l’éthique du seul intérêt personnel est à la fois paradoxale et impraticable. Elle est paradoxale parce que ce qui peut être mon intérêt à court terme peut desservir mon intérêt à long terme. C’est le cas classique du fumeur qui prend plaisir à chaque cigarette et finit par mourir d’un cancer. Comment définir l’intérêt personnel en ce cas? Elle est impraticable en sa forme pure parce que la théorie des systèmes a montré qu’elle menait en général à un sous-optimum local de type tragédie des communs: c’est le cas des pêcheurs qui épuisent les bans de poisson ou de l’île de Pâques qui coupe ses derniers arbres. Dès lors qu’il vit avec les autres, une forme de concession à la liberté de chacun est indispensable. Mais Rand n’en a visiblement cure: l’instruction est à charge et elle ne fait pas dans la demi-mesure. Malgré ses quelques défauts, La Grève, best seller dans le monde depuis cinquante ans, pose des questions fondamentales que le retour en force récent de l’État dans le jeu économique rend d’une actualité brûlante.

Note: un film en trois (!) parties tiré du livre sort en 2011: http://www.imdb.com/title/tt0480239/

Note septembre 2011: Le livre est désormais traduit en français grâce aux éditions Belles Lettres sous le titre « la grève ». Le livre chez Amazon ici

Note octobre 2012: On ne manquera pas de noter combien le roman est pertinent à l’heure de la révolte des entrepreneurs « pigeons » qui refusent le pillage du fruit de leurs efforts mené au non du soit-disant bien commun.

Toujours sur Ayn Rand, voir mon billet sur le capitalisme de copinage. Voir également mon billet sur le « Care » proposé par Martine Aubry.