L’échec annoncé de Firefox, ou ce salaud de Michel
Un post de Franck Lefèvre, ami et associé dans Digital Airways:
“Ne dis pas çà, Michel, t’es un salaud…”
Début mai 1981. Le second tour des élections présidentielles est imminent et le suspens croît de jour en jour. Ce soir là, Michel se trouve entouré de quelques amis, très majoritairement conservateurs. Le sujet politique arrive inéluctablement, et chacun y va alors de son pronostic. Mais bien entendu, tous pronostiquent la même chose, à savoir la victoire de VGE, telle une superstitieuse incantation: n’invoquons pas le nom du Malin.
Mais il se trouve que le pronostic de Michel n’est pas le même que celui de ses amis. Oh, il est bien entendu lui aussi conservateur, mais peut-être plus mollement que ses amis. Peut être plus lucidement. Et il profite d’une pause du brouhaha pour rendre public son analyse:
“…et bien moi, il me semble vraiment que cette fois Miterrand va y arriver…”
Silence dans l’assemblée; quelques instants, puis:
” – euh non Michel ! Ne dis pas çà ! T’es un salaud!”
Cette anecdote date de bientôt 25 ans et nous nous accordons tous pour dire que non seulement l’histoire a donné raison à Michel, mais que l’issue du duel était évidente à ce moment. Toute observation objective devait mener à cette conclusion.
Mais au delà, cette “parabole psychologique” illustre bien la démarche du partisan qui sacrifie à sa foi l’essentiel de sa lucidité: évoquer l’hypothèse redoutée est en soi tabou.
Quel supporter ose envisager la défaite en entrant dans les gradins ?
Dans ces domaines où le résultat est binaire (le match est soit gagné, soit perdu), cette position est certainement en elle même génératrice du plaisir pour le supporter. Croire en la victoire avant le match procure plus de plaisir que la défaite ne procurera éventuellement de déplaisir après, la dévotion à l’hypothèse est donc rentable.
Mais face à de la prospective industrielle, c’est à dire à des processus dont l’issue ne sera pas peinte en noir et blanc, une telle attitude est-elle encore raisonnable ? Qui peut-elle encore servir ? N’est-elle pas même nuisible pour l’équipe ? La pertinence de l’anticipation permet d’infléchir précocement les décisions; attendre l’échec (ou même la victoire…) pour agir, c’est se priver du coup d’avance que nous offre un adversaire “dogmatique”.
L’innovation nous met régulièrement face à des risques de ruptures. Une nouvelle technologie, ou bien même parfois une nouvelle idée, fait régulièrement vaciller les certitudes. Il est nécessaire de pouvoir reconsidérer une position rapidement , accepter de regarder ses convictions comme des inepties. Voici bien, me semble-t-il, une qualité
essentielle d’un gestionnaire de l’innovation.
Et pourtant…
Le peer-to-peer torpille le mariage de l’industrie et du Droit sur la propriété intellectuelle ? … et nous entendons encore des voix clamer qu’un nouvel enfant (“le téléchargement légal”) va raccommoder le couple, ou bien que les poursuites judiciaires vont arrêter un raz-de-marée.
Un analyste estime qu’un navigateur Web open-source à la mode n’a pas, en 2005, l’intérêt stratégique qu’un produit similaire aurait eu 10 plus tôt et on le web-lynche comme une sorcière à la solde des géants du logiciel commercial. Un technicien met en cause l’intérêt pratique de Linux pour une secrétaire ? On le met sur la même charrette, en route vers le même bûcher. Un biologiste explique l’importance de la connaissance du patrimoine génétique pour expliquer les comportements, on qualifie aussitôt sa démarche d’eugéniste.
En ces temps d’anniversaires historiques, je me garderai de toute métaphore dans le domaine…
Si on en juge à la rareté de la démarche, dissocier ses analyses de ses convictions doit vraiment être un exercice difficile; se souvenir de Michel peut peut-être nous y aider…