La surprise stratégique est avant tout une construction sociale: Les leçons de la CIA

“La surprise stratégique est avant tout une construction sociale: Les leçons de la CIA”, l’article que j’ai écrit avec Milo Jones dans la Nouvelle Revue de Géopolitique, vient de sortir. C’est la première fois que j’applique mes recherches avec Milo au domaine de la géopolitique, mais c’est évidemment un domaine qui est très sensible à l’incertitude, à la complexité et à la volatilité.

Dans l’article, qui rend compte de recherches effectuées sur la CIA, nous montrons comment ce service de renseignement a été victime de plusieurs surprises stratégiques et que ces surprises s’expliquent en grande partie par la construction sociale de l’organisation: qui elle recrute, comment elle forme, quelle culture elle développe, etc. La revue est disponible en kiosque. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à visiter le blog sur les surprises, les ruptures et la stratégie que je publie avec Milo.

Mise à jour: Voir le compte rendu de la conférence donnée en janvier dernier.

Bienvenue en Extrémistan! Pourquoi certains domaines échappent à la prévision et ce que ça implique pour votre stratégie

Dans un billet précédent sur les dangers de la prédiction, j’avais évoqué les travaux de Nassim Taleb sur le “Cygne noir”. Dans son livre, Taleb explique longuement la caractéristique des environnements sujets à ce phénomène. Lorsque nous faisons une prévision, nous basons celle-ci sur une hypothèse de continuité d’une série statistique. Par exemple, une entreprise construisant ses prévisions de ventes pour l’année prochaine regarde ses ventes des dix dernières années, estime une tendance, ajuste celle-ci en fonction des circonstances actuelles et des estimations contextuelles de l’année à venir, et aboutit ainsi à une prévision de vente. L’hypothèse qui est faite est que chaque année supplémentaire n’est pas fondamentalement différente des années précédentes. Dit autrement, la distribution des valeurs possible pour les ventes de l’année prochaine est gaussienne (ou dite “normale”): la probabilité que les ventes soient du même ordre est très élevée, la probabilité d’une variation extrême (doublement, ou chute à zéro) est très faible, voire ridiculement faible. En fait, plus la variation possible est importante, plus la probabilité que la variation survienne est faible. On peut donc raisonnablement écarter les valeurs extrêmes des prévisions: Aucun directeur du marketing ne travaille sur une hypothèse de chute des ventes à zéro.

(suite…)

Nous avons découvert l’ennemi, et c’est… la prévision

Il ne fait aucun doute que nous sommes très mauvais pour faire des prévisions. Même les meilleurs d’entre-nous le sont. Même les meilleurs des meilleurs à qui nous avons confié la lourde tâche de sauver le monde de l’effondrement financier. Prenez Ben Bernanke, Président de la Réserve Fédérale américaine. En 2004, dans un discours intitulé “La grande modération”, il déclarait: “L’une des caractéristiques les plus frappantes du paysage économique des vingt dernières années est le déclin substantiel de la volatilité macro-économique. (…) Ceci me rend très optimiste pour l’avenir.”  N’hésitez pas à lire la retranscription intégrale de son discours (en anglais) car sa lecture montre de manière fascinante combien les experts peuvent se tromper lorsqu’ils prédisent l’avenir en regardant dans leur rétroviseur.

(suite…)

Effectuation, innovation et design thinking: La question difficile du rôle des utilisateurs

En participant à la conférence IPDMC 2011 à l’Université de Delft, j’ai suivi une présentation essayant de lier l’effectuation et le design thinking. C’est un sujet important. Les deux partagent la notion de conception au sens large comme ancêtre, et notamment le travail de Herbert Simon. Une des questions qui est posée est le rôle des utilisateurs dans le processus d’innovation. Roberto Verganti, dans le discours d’ouverture de la conférence, rappelait les risques qu’il y avait à écouter les utilisateurs dans une démarche d’innovation radicale. (suite…)

Décider en situation d’incertitude: Quatre approches possibles

La stratégie a pour but de décider quoi faire dans une situation donnée pour atteindre un objectif donné. Fondamentalement, la décision stratégique se ramène à la question “Que faire ensuite?”. Deux dimensions caractérisent les approches possibles dans cette démarche stratégique: la prédiction et le contrôle.

La première dimension est celle de la prédiction: dans quelle mesure ma démarche repose-t-elle sur une prédiction du marché futur? Une forte prédiction nous place dans des approches de type planification – j’approfondis ma prédiction du marché avant d’engager une action – ou de type vision – j’imagine le futur marché et je m’attache à faire de ma vision la réalité. Une faible prédiction nous place plutôt dans une approche de type adaptative: je n’essaie pas de prédire le futur marché, j’avance et je m’adapte aux changements qui surviennent.

La seconde dimension est celle du contrôle: dans quelle mesure puis-je contrôler l’évolution de mon environnement? Un présupposé de la stratégie classique est que l’acteur n’a que peu d’influence sur son environnement et que celui-ci est donné. Son action consiste donc à trouver sa place dans cet environnement (planification/positionnement) ou à s’y adapter quand celui-ci change (adaptation). Au contraire, le domaine de l’entrepreneuriat postule que l’acteur peut modifier de manière profonde son environnement, en particulier à partir d’une vision définie ex ante, ou dans une logique de transformation progressive de cet environnement.

(suite…)

Prise de décision en incertitude: Utilisation de l’Histoire avec le modèle de Neustadt et May

L’une des caractéristiques des situations de rupture est que l’incertitude qui les caractérise résulte du fait que les décideurs font face à une situation inédite, qu’aucun décideur n’a rencontré auparavant. Ainsi, et presque par définition, ceux-ci n’ont aucun exemple identique sur lequel s’appuyer pour réagir. Cela signifie-t-il pour autant que les situations analogues passées ne peuvent être utilisées? Dans leur ouvrage, “Thinking in time” (Penser dans le temps), Richard E. Neustadt and Ernest R. May pensent que non et défendent l’idée que l’Histoire, même ancienne, peut être mise à contribution par les décideurs. Le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs éloquent: “The use of history by decision makers” (L’utilisation de l’Histoire par les décideurs). La condition d’une bonne utilisation de l’Histoire, cependant, est de bien comprendre les similarités et les différences entre la situation vécue et la situation analogue à laquelle on se réfère.

(suite…)

Des “Faits” apparemment évidents – Précautions statistiques à propos des BRIC (en l’honneur de Igor Birman)

L’utilisation des données quantitatives et de statistiques pour estimer une situation incertaine est indispensable, mais elle comporte de nombreux risques: une estimation peut devenir tellement familière qu’elle devient un fait admis par tous, des sources apparemment distinctes peuvent en fait s’appuyer sur la même source, etc. Ces biais contribuent ainsi activement aux surprises stratégiques, une situation définie comme “la réalisation soudaine qu’on a opéré sur la base d’hypothèses erronées qui se traduit par l’incapacité d’anticiper une menace grave sur ses intérêts vitaux.”

Vers la fin des années 80, par exemple, les experts américains de la CIA “savaient” que le PIB soviétique était de 2.500 milliards de dollars, soit environ 52% du PIB américain. Comment? Leurs modèles informatiques le leur indiquait.  Ces modèles étaient basés, entre autres choses, sur une hypothèse de parité de pouvoir d’achat (PPA) exprimée Rouble-Dollar. Les soviétologues occidentaux, de leur côté, “savaient” également que le PIB soviétique était de 2.500 milliards de dollars, ce qui renforçait la crédibilité du chiffre. Comment? Ils s’appuyaient sur une source qui faisait autorité… la CIA.

(suite…)

Entrepreneuriat, risque et incertitude: l’apport de l’économiste Frank Knight

On entend souvent dire que les entrepreneurs aiment prendre des risques, alors qu’en fait, s’ils en prennent, ils essaient de les contrôles. Ils sont comme le cascadeur Rémi Julienne qui remarquait: “Mon métier consiste à minimiser les risques.” Mais surtout la notion de risque ne caractérise pas correctement l’environnement dans lequel les entrepreneurs agissent lorsqu’ils créent un nouveau marché.

Pour caractériser cet environnement, l’économiste Frank Knight a introduit une distinction entre risque et incertitude. Utilisant le vocabulaire des probabilités, Knight définit le risque comme un futur dont la distribution d’états possibles est connue. Par exemple, si l’on met trois boules vertes et deux boules rouges dans une urne, on connaît le ‘risque’ de tirer une boule verte (60%). L’incertitude ‘knigthienne’, en revanche, correspond à un futur dont la distribution d’états est non seulement inconnue, mais impossible à connaître: on ne connaît pas le nombre de boules à l’intérieur de l’urne, et encore moins leurs couleurs, on ne sait d’ailleurs même pas s’il y a des boules et s’il y a une urne. Cette incertitude est objective : elle ne tient pas au manque d’information ou à l’incompétence de l’observateur mais à la nature même du phénomène.

(suite…)

“Le téléphone qui fait aussi photo numérique, un fiasco garanti!”

En relisant les actes d’une conférence sur l’innovation qui s’est tenue en 2002, je suis tombé sur les propos suivants d’un intervenant: "Voici quatre exemples de succès incontestables: le minitel, l’internet, le téléphone portable et la photo numérique. Mais on va tenter d’en faire un peu plus en ajoutant des gadgets, en augmentant les performances, en croisant les fonctionnalités (par exemple un téléphone portable qui fait aussi de la photo numérique); c’est un fiasco à peu près garanti". Et là je m’arrête. Un téléphone appareil photo, fiasco garanti?
Hum… il est évident facile d’où nous sommes et là où il était, de nous moquer de notre ami si sûr de lui. Au delà du côté amusant, cet exemple souligne la difficulté qu’il y a à prévoir le succès d’une innovation. La téléphonie mobile est un bon exemple de mini-ruptures qui ont bouleversé les acteurs en place: l’apparition de l’appareil photo, qui s’est développée comme une traînée de poudre: soudainement, tout le monde voulait un appareil photo sur son portable, la killer app des années 2003-2004; idem pour le format clapet (clamshell) dont la popularité soudaine a coûté si cher à Nokia.
Au fait, quel était l’argument de notre estimé futurologue? Selon-lui, "Ce n’est pas l’innovation qu’on achète, mais le service. Si l’innovation n’apporte pas un saut indiscutable dans le service rendu, elle a peu de chance de rencontrer un vrai succès". Là j’ai du mal à suivre: le futile se vend, et s’est toujours vendu. Ce que le client achète, c’est la valeur, pas le service, et la valeur est une notion subjective. Un MMS en couleur a une valeur très faible pour moi, mais peu en avoir une très forte pour un ado de 15 ans. un chercheur me racontait récemment la mésaventure de ce grand groupe de télécom qui avait failli perdre un énorme marché en Chine parce que ses centraux téléphoniques n’étaient pas capables de jouer une musique d’attente particulière. Pensez-donc: des dizaines de millions d’euros suspendus à une sonnerie!
C’est donc une erreur classique que de juger du potentiel d’une innovation selon ses propres critères, au lieu de le juger selon ceux de la "cible". C’est ainsi que régulièrement, les innovations sont sur-, ou sous-évaluées. Bon, maintenant que vous êtes prévenus, vous pouvez répondre: la télé sur mobile, fiasco garanti ou killer app?