Innovations dans l’industrie textile: petit tour en Alsace

L’industrie textile en Europe conserve une image d’industrie en déclin, résultat des douloureuses restructurations des années 70 et 80, et de la concurrence implacable des pays à faible coût de main d’œuvre qui semblent avoir établi une domination sans partage du secteur, en particulier depuis la suppression des quotas en 2005, qui a été le déclencheur de l’invasion de produits chinois. L’industrie semble dominée par la concurrence par les prix, dans laquelle les européens n’ont aucune chance. Or cette image est très trompeuse. Comme dans tout secteur, la lutte contre la banalisation des produits et la variable prix comme seule dimension concurrentielle passe par la différentiation, et donc l’innovation. Et dans ce secteur, les sociétés françaises ne s’en sortent pas si mal que ça, comme me l’a montré un séminaire de formation sur l’innovation que j’animais récemment à l’attention de chefs d’entreprise du secteur, à l’invitation de l’ISTA, institut supérieur textile d’Alsace.

Beaucoup d’entre ces sociétés sont des rescapées, reflétant en cela l’histoire tumultueuse récente de l’industrie: filiales abandonnées reprises par un cadre, sociétés en dépôt de bilan relancées par un entrepreneur, avec à chaque fois son lot de licenciements et de repositionnements. Mais ces époques difficiles sont maintenant derrière elles, et l’on a désormais affaire à des entreprises assainies qui repartent de l’avant avec des équipes de direction rajeunies et actives face à leur environnement.

Un bon exemple est celui de Alsatextiles, spécialisée dans l’impression numérique sur textile. Banal, direz-vous? Certainement pas. Une heure passé dans ses locaux pour une visite guidée par Gianni Pavan, son dirigeant, vous plonge au coeur de l’innovation. Dans le passé, l’impression sur textile nécessitait de graver des cylindres, un par couleur. Naturellement, on était très vite limité par le nombre de couleurs, et la gravure introduisait un coût fixe très important qui imposait de très grandes séries pour être rentable. Autant dire que le segment a été rapidement capté par les pays émergents, décimant les acteurs français. Alsatextiles a très tôt misé sur deux facteurs pour se repositionner dans le secteur. Le premier est l’impression numérique, et le second est la maîtrise des tissus. Deux compétences qui combinées lui ont permis de redéfinir un avantage concurrentiel. Le pari de l’impression numérique s’est fait dans un contexte de scepticisme des autres acteurs du secteur, notamment parce qu’initialement, l’impression numérique ne permettait pas d’obtenir une qualité égale à la gravure. Un grand classique de l’innovation. Ce qu’elle permettait en revanche, c’était de jouer sur une gamme de couleurs infinie, et de produire beaucoup rapidement les commandes. C’est donc sur ces deux facteurs qu’Alsatextile a joué initialement. Puis, la technologie ayant évolué, l’impression numérique a fini par rattraper la gravure en qualité. Mais il était trop tard pour les autres acteurs de basculer, la courbe d’apprentissage étant alors trop importante pour eux désormais. Aujourd’hui, Alsatextiles est spécialisée dans le très petite série de haut de gamme, en offrant une très grande réactivité. Elle travaille par exemple pour un designer qui lui commande de nouvelles nappes tous les quinze jours pour ses magasins du monde entier, et pour un musée qui peut ainsi offrir une gamme de foulards en évolution constante. Vous voulez des rideaux avec vos photos de vacances? Alsatextiles sait faire. Dès que la série devient plus importante, et les délais moins cruciaux, les chinois ou les pakistanais repointent le bout de leur nez. Alsatextiles explore donc tous les domaines où son avantage concurrentiel est valorisé: petite série, réactivité, haute qualité d’impression et très grand nombre de couleurs, ainsi que des dessins ou photos que l’on ne pourrait pas imprimer en utilisant l’impression traditionnelle. La société développe en permanence son expertise dans les tissus et sa technologie en matière d’impression: adaptation des imprimantes, maîtrise logicielle, etc.

On pourrait mentionner d’autres entreprises alsaciennes tout aussi dynamiques, présentes sur des produits parfois inattendus: ficelles alimentaires (un billet à lui seul serait nécessaire pour décrire ce qu’on peut faire dans le domaine), chemises anti-transpiration, tapis d’entraînement pour machines outils, tissage de fibre de verre, sellerie automobile, etc.

L’ISTA reflète bien le dynamisme du secteur: ses 40 diplômés par an n’ont aucun mal à trouver un emploi et rejoignent les entreprises les plus dynamiques du secteur. Peut-être faudrait-il bousculer un peu la culture alsacienne, qui insiste sur le savoir-faire et répugne au faire savoir, pour mieux communiquer sur ce dynamisme. Une meilleur image de celui-ci inciterait les banques, qui vont chercher des pépites fort loin alors qu’elles les ont à leur pied, à s’y intéresser et à apporter les financements dont ont besoin ces entreprises désormais en croissance. Plus généralement, on peut se demander si l’effort d’innovation français, tout entier focalisé sur l’excellence technologique et la création de startups, ne devrait pas être réorienté avec profit vers des entreprises peut être moins glamour a priori, mais beaucoup plus créatrices de richesse et d’emplois, et agissant dans des secteurs dans lesquelles notre pays peut exercer un vrai leadership.

Merci à Frédéric Mougin, directeur de l’ISTA, pour ses précisions techniques dans l’écriture de ce billet. Pour aller plus loin sur la question, voir mon billet “Il n’y a pas de marché mature”. Voir également mon billet sur Zara.

Note de mise à jour: Alsatextiles a été mise en liquidation judiciaire en 2015. Je ne connais pas le dossier, mais cela montre qu’être innovant ne suffit pas à garantir une pérennité sur le long terme. L’innovation peut procurer un avantage initial dont l’entreprise, pour diverses raisons, ne réussit pas à tirer parti.

Zara, ou comment l’innovation peut sauver le textile européen

Le textile chinois est parti à l’assaut de l’Europe, et rien ne semble pouvoir lui résister. Rien, sauf une entreprise …espagnole, qui montre que face aux t-shirts à 1 Euro, il vaut mieux choisir un autre terrain que celui des coûts.
Dans un article paru dans son édition du 16 juin 2005, The Economist relatait l’incroyable succès de Zara, filiale du groupe Inditex, fondé en 1963 et dont le chiffre d’affaire atteint désormais 5 milliards d’Euros. Pas mal pour une jeune entreprise dans un secteur en crise permanente depuis vingt ans.
Quel est le secret de Zara? En un mot, la réactivité et la mise en œuvre d’une chaîne logistique incroyablement sophistiquée, pour mettre en place ce que The Economist appelle “fast fashion”, un peu comme il y avait le fast food. Tout est basé sur un suivi étroit des tendances et attentes dans les différents magasins. L’idée est de réagir immédiatement à la moindre évolution, et d’assurer un renouvellement des collections en permanence, non pas tous les six mois (hiver/été) mais toutes les semaines! Ainsi, une cliente peut revenir souvent dans le magasins et ne jamais y retrouver la même chose. La chose passe par une intégration totale des opérations, de la conception (Zara emploie 300 designers) à la fabrication, confiée en grande partie à une myriade de micro sous-traitants de Galicie. Cette approche est intéressante: seule la fabrication à proximité permet une telle réactivité. Une délocalisation en Asie abaisserait les coûts, mais nécessiterait un allongement substantiel des délais, en contradiction directe avec le concept économique.
Zéro stocks, des toutes petites séries pour éviter les invendus, calamité du secteur, le maître mot est la vitesse et la légèreté.
Les magasins, eux, sont entièrement informatisés, permettant au siège de suivre en temps réel les ventes, ce qui lui permet d’être réactif. Bien sûr, l’entreprise fait face à quelques défis: maîtrise de la croissance et faiblesse aux États-Unis, mais Zara illustre bien qu’il est possible de rester concurrentiel, voire leader, dans des secteurs réputés en crise, grâce à l’innovation. Elle montre qu’il n’y a pas de secteur mature ou en déclin par nature, et qu’il n’y a rien d’inéluctable. Voir mon billet “Il n’y a pas de marché mature” à ce sujet.

L’innovation, dans le cas de Zara, n’est pas technologique. Il ne s’agit pas de sortir des habits hauts de gamme ou toujours plus sophistiqués; Elle porte au contraire sur les processus et sur le concept économique de l’entreprise (modèle d’affaire), qui consiste à offrir au client des vêtements à la mode tout en étant très bon marchés. En un mot, un bon concept économique soutenu par une organisation originale et une mise en œuvre parfaite.

Mise à jour: voir l’article de La Tribune “Ce que Philips a à apprendre de Zara” de mars 2011.

L’intérêt pour les entreprises européennes de textile de baser son modèle d’affaire sur la réactivité, la qualité et la proximité en évitant les grands volumes, laissés aux asiatiques, est illustrée dans mon billet sur Alsatextiles de novembre 2010.