Nespresso: victime d’une rupture par le bas?

De manière intéressante, les trois billets au sujet de Nespresso sont parmi les plus lus de ce blog, alors continuons sur notre lancée avec cette fois une réflexion sur une évolution très intéressante, celle du lancement de capsules concurrentes compatibles et moins chères. On le sait, le modèle économique de Nespresso repose principalement sur la vente de capsules sur lesquelles Nestlé est capable d’obtenir une marge très supérieure à celle qu’il obtient avec du café en paquets, ce qui est le cœur de son métier. Ce modèle est au fond le même que celui des fabricants d’imprimantes à jet d’encre: vous achetez l’imprimante pour un prix presque symbolique (une cinquantaine d’euros ou un peu plus) et le fabricant ne fait quasiment pas de marge dessus, mais vous payez les cartouches d’encre très cher et le fabricant obtient une marche très élevée. Ce système n’a pas que des inconvénients, notamment pour ceux qui n’utilisent que très peu leur imprimante. Dans ce cas, le coût relatif à la page très élevé importe moins que le coût absolu faible. Ce qu’il y a d’intéressant dans le cas de Nespresso c’est que le produit – contrairement aux imprimantes à jet d’encre – a été positionné dans le haut de gamme, et que donc Nestlé réussit à vendre la machine elle-même relativement cher, faisant ainsi coup double.

Ce positionnement était initialement un coup de maître qui a permis le décollage du produit et sa rentabilité exceptionnelle. Il a été renforcé avec le lancement du Club et les publicités centrées autour de George Clooney, acteur glamour.

Naturellement, le succès de Nespresso a rapidement attiré une foule de concurrents comme Senseo ou Tassimo. Toutefois malgré leur succès, et contrairement à ce que prédit la théorie des ruptures de Clayton Christensen, ces marques n »ont pas réussi à menacer réellement Nespresso sur son terrain et sont restés positionnées dans une gamme inférieure sans réussir à remonter en gamme, du moins pour l’instant.

Tout cela pourrait désormais changer grâce à l’arrivée d’un nouvel entrant mettant en œuvre une stratégie radicalement différente: Ethical Coffee Company. L’idée de ECC est de reprendre une approche qui a fait ses preuves sur le marché des imprimantes à jet d’encre: créer des capsules compatibles et moins chères. ECC assure avoir trouvé un moyen de contourner les nombreux brevets déposés par Nestlé afin de produire ses capsules de manières parfaitement légale. La menace de ECC est sérieuse quand on sait que la société a été lancée par Jean-Paul Gaillard, qui n’est autre que l’ancien PDG de… Nespresso, dont il a assuré avec succès le lancement dans les années 90 (Pour info, Gaillard est appelé Yannick Lang dans le fameux, très fameux, cas IMD Nespresso écrit par Miller et Kashani). En outre la société a levé 20 millions d’Euros pour son lancement auprès d’investisseurs prestigieux.

Non seulement les capsules ECC sont compatibles avec les machines Nespresso, mais elles sont 20% moins chères. En outre elles sont recyclables, un point très important car les capsules en aluminium ont fait depuis longtemps l’objet de critiques sur le plan écologique: chaque utilisateur en a fait l’expérience en les jetant avec une mauvaise conscience croissante. Tardivement, Nestlé a introduit le recyclage de ses capsules, mais la manière dont celui-ci est organisé fait que le bilan écologique n’est semble-t-il pas positif.

La réussite de Senseo et Tassimo dans le moyen de gamme et l’attaque de ECC via les capsules devraient fortement augmenter la pression sur Nespresso. Que peut faire Nestlé pour réagir? Pour l’instant la société semble solidement installée sur son segment, mais cela pourrait ne pas durer. Le  positionnement haut de gamme est souvent une prison dorée: difficile de s’étendre autrement qu’en descendant de gamme, quelque chose qui est très difficile d’une part parce que Senseo et Tassimo y sont solidement installés, et d’autre part par ce que cela mettrait en danger l’image de Nespresso. Or l’image est ce qui protège le mieux Nespresso pour l’instant. Que Nestlé se mette à introduire des cafetières à bas prix ou à vendre dans des supermarchés, ou encore à réduire ses prix, serait un jeu très dangereux. Nestlé ne peut pas non plus aller plus haut: on imagine que l’effet Clooney doit finir par s’épuiser d’autant qu’au final, les clients veulent avant tout boire un bon café, ajouter dix types de grains différents n’apportera pas grand chose. On sait également depuis Michael Jackson et Tiger Woods le risque qu’il peut y avoir à associer sa marque, surtout dans le haut de gamme, avec des stars qui peuvent exploser en vol… Au final, on sent Nestlé sur la défensive. Ainsi, la marque suisse vient de faire condamner le site ChacunSonCafé.fr pour… dénigrement. En effet, ce dernier avait fait référence au caractère « prétendument onéreux ou polluant » des capsules Nespresso. Un résultat étonnant car ces deux points font l’unanimité des experts et n’ont pas empêché le succès commercial: être cher n’est pas une tare, mais un choix commercial, et être polluant reste aujourd’hui plus la règle que l’exception d’autant que Nestlé a fait des efforts pour résoudre cette question. L’histoire montre que l’utilisation de la voie judiciaire est souvent un indicateur de désarroi stratégique et d’inquiétude du management d’une entreprise face à son avenir. Espérons que Nestlé ne compte pas seulement sur cette approche.

ECC est désormais vendu en France par Casino. Il va être intéressant de suivre le match, les consommateurs décideront.

Voir également mon article sur le processus d’innovation de Nespresso ici.