Phil Agre: une théorie entrepreneuriale de la société

J’avais évoqué les travaux du chercheur américain Phil Agre dans un billet précédent. J’ai échangé quelques mails avec lui, mais il n’a pas encore vraiment publié d’article sur le sujet. Selon Agre, les théories sociales et politiques tendent à décrire la société comme une structure statique. En réalité, chaque être humain fabrique sa carrière en situation à travers des processus dynamiques à la manière d’un entrepreneur : créant ses propres réseaux relationnels autour d’enjeux émergents.

Cette fabrication se limite pas aux affaires, mais concerne aussi bien les carrières professionnelles, civiques, artistiques et scientifiques. Les trajectoires ‘entrepreneuriales’ mobilisent un genre particulier de cognition. Phil Agre est sociologue et à partir de cette hypothèse, il constate que la distribution inégale de cette capacité cognitive spécifique est créatrice de nombreux maux sociaux. Cette analyse peut être développée pour réfléchir à la notion d’entrepreneuriat. La plupart des individus se définissent en relation avec des institutions. L’école qui les a formés, l’entreprise qui les emploie, l’église qu’ils fréquentent, etc. Les individus disparaissent alors derrière l’institution. En France particulièrement, cette définition par l’institution est très forte. Persistence du colbertisme, du jacobinisme, je ne sais pas. Sartre aurait dit qu’en France, l’Essence précède l’Existence. C’est pour cela que dans notre pays, les offres d’emploi commencent toujours par l’Ecole souhaitée, avant d’aborder l’expérience requise, presque accessoire. En Grande Bretagne ou aux Etats-Unis, les offres commencent toujours par l’expérience requise, le diplôme souhaité – s’il y en a un souhaité – n’est en général pas mentionné.

La démarche entrepreneuriale procède d’une démarche inverse: celle de définir l’individu par lui-même et par ce qu’il fait et a fait. Elle consiste donc à couper le cordon ombilical avec l’Institution. Non, je ne travaille pas pour une grande entreprise derrière laquelle je peux me réfugier et qui me protège. On conçoit dès lors qu’une telle approche décrive aussi bien celui qui crée une entreprise que celui qui s’installe comme médecin de campagne ou qui démarre une carrière de peintre ou chanteur.

Le site de Phil Agre: http://polaris.gseis.ucla.edu/pagre

Vive la bullet Internet, et merci Jean-Marie!

Cinq ans après l’éclatement de la bulle, et alors que les valeurs Internet reviennent progressivement en grâce, le monde de la création d’entreprise semble à peine se remettre de ce choc gigantesque. De l’euphorie Internet ne semble en effet rester aujourd’hui que la chronique judiciaire des dépôts de bilan, licenciements, espoirs brisés et retours à la vie de salarié. La bulle n’aurait été qu’une grande période de folie, une espèce de mai 68 du business dont les Sartre modernes pourraient dire, comme le maître l’avait dit de 68: « on a beaucoup déconné », mais sous-entendu, on s’est bien marré, revenons aux choses sérieuses. Comme toute période de folie, elle a également ses perdants, voués aux gémonies, accusés de tous les maux, chargés de tous nos pêchés. Perdant en chef: Jean-Marie Messier. Tous ceux qui lui ont mangé dans la main prenant un malin plaisir à le décrier, aujourd’hui qu’il n’a plus de carnet de chèque dans la poche. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain?

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Airbus: l’arbre qui cache la forêt

C’était donc, la semaine dernière, la "semaine de l’aviation", avec le lancement en grande pompe de l’Airbus A380. Après le concert de lamentation sur le retard français, et européen, évoqué à la suite de la publication du rapport Beffa, ce lancement éait l’occasion d’une légitime fierté. Il faut dire que l’avion comporte un festival d’innovation, et représente lui-même un pari ambitieux. Le Monde indiquait que le vieux continent "possède donc encore les moyens de rivaliser avec les Etats-Unis, dans tous les domaines, y compris les plus pointus". L’A380 n’est donc pas une opération industrielle et commerciale, mais un outil dans notre rivalité avec les Etats-Unis! Et Le Monde d’ajouter malicieusement, toutefois, qu’il faudra veiller aussi à "lancer les futurs Airbus de l’Europe de 2020 dans l’électronique, dans la biotechnologie". Et si, en effet, l’A380 était l’arbre qui cache la forêt?

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Pourquoi Firefox n’a aucune chance

Risquons nous à faire un pronostic, ce n’est pas si courant en management, et encore moins dans le domaine de l’innovation, où 99% du travail porte sur des analyses a posteriori. On a beaucoup parlé ces derniers temps du phénomène Firefox, le navigateur Open Source. Basé sur l’organisation Mozilla, qui est renée de ses cendres récemment; Firefox se pose en challenger direct de Mirosoft Internet Explorer, qui détenait, avant l’attaque, plus de 97% de « parts de marché ».
Il n’y a pas, objectivement, de raison d’abandonner Explorer pour Firefox. Bien sûr, on vous dira que Firefox est plus rapide, qu’il est plus agréable d’emploi avec quelques fonctions ergonomiques bien conçues, et, cerise sur le gâteau, qui fait beaucoup vendre en ces temps de terrorisme, qu’il est plus résistant aux virus et autres attaques malignes. Mais ces avantages sont bien ténus. Pour utiliser Firefox depuis plusieurs semaines, je ne vois pas grande différence avec Explorer, si ce n’est que plusieurs sites importants ne fonctionnent pas avec, ce qui est agaçant. Je me risque à prévoir l’échec de Firefox à remettre en question la domination écrasante de Explorer.

En fait, Firefox est ce que Clayton Christensen, notre gourou innovation, appellerait une innovation incrémentale par rapport à Explorer. Il ne change pas fondamentalement les choses, il se contente d’améliorer – et bien modestement – quelques faiblesses d’Explorer. En fait, on pourrait dire que le seul avantage de Firefox est de n’être pas Explorer. C’est dire si son adoption relève plus de la démarche militante contre Microsoft que d’un choix rationnel pour un produit supérieur.

Et c’est là qu’est le danger. Car non seulement les démarches militantes allant à l’encontre d’un choix rationnel sont fragiles, mais encore Christensen nous apprend qu’attaquer une entreprise dominante avec une innovation incrémentale est voué à l’échec. Dans son livre « Innovator’s dilemma », Christensen indique en effet que les innovations incrémentales favorisent toujours les leaders en place, et qu’au contraire, seule une innovation de rupture les fragilise. Ceci suggère donc que Firefox n’a aucune chance. Bien sûr, chaque demi pour cent de part de marché gagnée fait l’objet de commentaires triomphants dans la presse, les adeptes de l’Open Source et ennemis de tous poils du géant de Redmond exultent. Mais Explorer possède toujours plus de 92% du-dit marché, restons réalistes.

Que va-t-il se passer? Pris en flagrant délit d’endormissement – Explorer n’a pas vraiment été amélioré depuis plusieurs années – Microsoft va réagir de manière totalement prédictible: la prochaine version 7 sera un festival d’innovations ergonomiques et sécuritaires, à côté de laquelle Firefox fera l’effet d’un vieux poste à galène, et se fera fort de supprimer toute raison rationnelle de basculer vers Firefox. Restera la foi militante, dont on sait certes qu’elle peut déplacer des montagnes, et quelques niches (Linux, Apple) dont le seul objet sera de permettre à Bill Gates de clamer qu’il n’a pas de monopole. La part de marché d’Explorer cessera de baisser, remontera de 92% à 95%, les lignes de front se stabiliseront ainsi, et la messe sera dite.

Ca ne fait peut-être pas plaisir, mais, comme le dit Jim Collins, il faut regarder la réalité en face: ce n’est pas avec Firefox que Microsoft sera fragilisé. Mettons-nous ça en tête! A suivre, j’ai hâte de voir les résultats.

Mise à jour: Voir billet sur Firefox écrit en 2011 ici.

Vous pensez qu’il faut une super-idée pour démarrer une entreprise ?

Alors il est peut-être utile de revenir à l’histoire de quelques grandes entreprises.

C’est une des choses que Jim Collins et Jerry Porras ont fait pour les millions de lecteurs de « Built to last » (il existe une version française de l’ouvrage : « Bâties pour durer« ). Le premier mythe qu’ils détruisent est celui de la « super-idée », à savoir « il faut une super idée pour démarrer une grande entreprise ». Vous avez besoin de preuves?

Sony est un exemple parfait. Comment a démarré Sony ? L’entreprise est née dans le Japon dévasté de 1945, quand Masaru Ibuka loua un local téléphonique désaffecté dans les restes d’un grand magasin de Tokyo. Sony à l’époque, c’était les $1600 d’économies d’Ibuka et sept employés qui ne savaient pas trop sur quoi ils allaient travailler. Ibuka et ses salariés organisèrent donc une réunion de brainstorming après la fondation de Sony, pour essayer de trouver l’activité sur laquelle l’entreprise pourrait se positionner ! Les premiers produits de Sony ne furent pas des grands succès ; il y eut notamment un appareil pour cuire le riz, plutôt défectueux techniquement, et une couverture chauffante assez dangereuse. Mais bien que l’entreprise Sony ne sache pas exactement quels produits elle devait vendre, Ibuka et ses employés savaient pourquoi et comment ils voulaient travailler. Ibuka écrivit donc le texte suivant pour la petite cérémonie qui eut lieu le 7 mai 1946, pour marquer l’ouverture de la société (qui s’appelait à l’époque Tokyo Tsushin Kogyo, ou Totsuko) :

Raison d’être de l’entreprise :

  • créer un lieu de travail idéal qui mette l’accent sur la liberté et l’ouverture d’esprit, et où les ingénieurs pourront exercer leurs talents technologiques à leur plus haut niveau,
  • Poursuivre des activités dynamiques dans la technologie et la production pour la reconstruction du Japon et l’élévation de la culture nationale,
  • Commercialiser des découvertes scientifiques, issues d’universités ou de centre de recherche, qui ont une application dans l’univers domestique,
  • Amener les communications et les équipements radio dans les foyers, et promouvoir l’utilisation d’appareils électriques,
  • Participer activement à la reconstruction du réseau de communication endommagé par la guerre,
  • Produire des radios de grande qualité et des services appropriés à l’époque dans laquelle nous entrons,
  • Promouvoir la science auprès du grand public.

Si vous voulez en savoir plus, le site de Sony http://www.sony.net/Fun/SH/index.html est très bien documenté.

Vous avez besoin d’un autre exemple pour être persuadé de l’inutilité de la « super-idée » ?

Tout le monde sait que Bill Hewlett et Dave Packard démarrèrent Hewlett-Packard dans un garage de Palo Alto. Ce qui est moins connu, c’est que les deux hommes n’avaient pas non plus d’idée très précise sur ce qu’ils allaient produire. Comme le raconta Bill Hewlett à Collins et Porras : « Quand j’interviens dans des écoles de commerce, le professeur est effondré lorsque j’explique que nous n’avions aucun plan précis quand nous avons démarré – nous étions juste opportunistes. Nous avons tout fait, pourvu que ça fasse rentrer de l’argent. Nous avions conçu un compteur de bowling, un mouvement d’horlogerie pour téléscope, un truc pour déclencher les chasses d’eau automatiquement et une machine amaigrissante à électrochocs. Voilà où nous en étions quand nous avons démarré, avec $500 en capital, essayant n’importe quoi à partir du moment où quelqu’un nous croyait capable de le faire ».

Ce qu’il y avait à l’origine de groupes comme Sony, Hewlett-Packard, ou même Wal-Mart, ça n’était pas une « super-idée », mais plus simplement des hommes avec une vision de l’entreprise qui dépassait les produits. Et si c’était le secret de leur longévité? Mais ça c’est une autre histoire, et nous reviendrons dans un prochain post sur le concept de vision d’entreprise tel qu’il a été défini par Collins et Porras.

Open source = communisme = frein à l’innovation? Interview de Bill Gates

Nous y voilà, notre ami Bill Gates a pété les plombs. Dans un entretien avec CNET, Bill est interrogé sur le droit de la propriété intellectuelle, bien évidemment à la lumière du développement de l’open source, mais aussi du « piratage » audio et vidéo sur le Net. Et voici ce que Bill déclare:

(…)There are fewer communists in the world today than there were. There are some new modern-day sort of communists who want to get rid of the incentive for musicians and moviemakers and software makers under various guises. They don’t think that those incentives should exist.

Ainsi donc, le développement du libre équivaut à une re-institution rampante du communisme dont nous pensions bien pourtant nous être débarrassés. Adam Smith avait montré il y a longtemps que le système capitaliste est basé sur l’égoïsme individuel, et que cet égoïsme basé sur l’appât du gain profite à l’intérêt général en favorisant l’initative et l’innovation et en créant de la richesse. De là à conclure que sans appât du gain, il n’y a plus d’innovation possible, il y a un pas que Bill franchit allégrement, mais à tort, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord parce que toutes les études montrent que les innovateurs et entrepreneurs ne sont pas, avant tout, motivés par l’argent. Bien sûr, une jolie carotte en bout de course fait saliver tout le monde, mais ce n’est pas la motivation première. Beaucoup sont motivés par leur ego, par l’envie de gloire, par le désir de construire, d’agir sur le monde, par le style de vie, enfin bref plein de raisons psychologiques plus ou moins avouées. Il n’y a qu’à visiter SourceForge, la base centrale de tous les développements Open Source, pour constater la qualité incroyable des logiciels qui y sont développés par des gens qui ne reçoivent pour cela pas un seul centime. Cela prouve que créativité et innovation ne sont en rien freinés par l’absence de rémunération. Ensuite, parce qu’une partie très importante de la création mondiale de connaissance se fait par des gens relativement peu rémunérés pour cela: les universitaires.
La vérité, et la raison pour laquelle Bill est nerveux, c’est que sans doute pour la première fois, Microsoft est en face d’une rupture d’un genre nouveau, et que Bill sent qu’il y a grand danger. L’Open Source est une menace majeure pour Microsoft, car il représente, non pas une concurrence à laquelle Microsoft pourrait répondre comme il l’a toujours fait, mais une approche radicalement nouvelle de l’informatique. Dénoncer les barbares est une réaction ultra-classique de la firme établie attaquée par une innovation radicale qui la laisse désemparée.

Le lien vers l’entretien : Bill Gates @ CNET

Rétablir le temps long?

Toujours des réflexions sur le rapport Beffa, qui décidément, en ce début d’année, alimente les discussions dans les soirées françaises. Un ami, chercheur au CNRS, me disait donc que le rapport avait au moins le mérite de souligner l’importance de rétablir ce qu’il appelle le « temps long ». L’idée est la suivante: les entreprises sont aujourd’hui sous la coupe des marchés, et des analystes financiers, auxquels elles doivent rendre des comptes chaque trimestre. Dès lors, tout leur fonctionnement s’inscrit dans cette échelle de temps très courte: trois mois. Il s’en suit un court-termisme systématique, aux effets désastreux: les projets de long-terme, à la rentabilité aléatoire, sont éliminés au profit de projets plus certains.

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Innovation: Rien de plus pratique qu’une théorie

Dans le monde du management, on a tendance à opposer théorie et pratique. On aurait d’un côté des universitaires enfermés dans la théorie, déconnectés de la réalité, et de l’autre des managers, le nez dans le guidon, ignorants les concepts essentiels. La réalité, comme toujours, est plus nuancée. Dans plusieurs articles, et notamment dans ses livres, Clayton Christensen, auteur notamment de Innovator’s dilemma, bible de l’innovation aux US (moins en France semble-t-il) se fait l’avocat des théories en soulignant leur importance.

Constatation de départ: même si les managers en général n’estiment pas les théories utiles, ils en sont très consommateurs. Chaque fois qu’une décision est prise dans une entreprise, elle est basée sur un modèle mental de la réalité, et sur l’hypothèse que si on applique telle action sur la e, l’effet désiré va se produire. Il s’agit ni plus ni moins que d’utiliser une théorie. Le problème, c’est que la plupart du temps, ces théories sont implicites, et les managers n’ont pas conscience des théories qu’ils utilisent. Quel rapport avec l’innovation? Très direct en fait: lorsque les actions sont conduites sans conscience de la théorie qui les sous-tend, le résultat semble totalement aléatoire; ceci est particulièrement vrai dans les contextes de rupture technologique, ou la prédicabilité est quasi nulle. Ceci est essentiellement du, selon Christensen, à une absence de maîtrise explicite de théorie. D’où l’impression que l’innovation est un art divinatoire. Pour améliorer le processus d’innovation, il faut donc bâtir des théories solides qui permettent un diagnostic organisationnel, ainsi que des mécanismes prescriptifs. Au final, et en particulier dans le domaine de l’innovation, rien de plus pratique, et de plus essentiel, qu’une bonne théorie.
Pour en savoir plus sur ce sujet, voici un résumé de l’analyse de Christensen : http://www.maaw.info/ArtSumChristensen&Raynor03.htm.