Phil Agre : Outline of an Entrepreneurial Theory of Society

Très intéressante conférence de Phil Agre le 4 octobre dernier (oui je sais ça date) à la cité des sciences organisée par le Groupement de Recherche Technologies de l’Information et de la Communication et Société du CNRS. Je n’ai pu y assister, mais je tenais quand même à la mentionner.  Agre promeut une vision entrepreneuriale du développement personnel dans la société.

Je cite le texte de présentation: “Les théories sociales et politiques tendent à décrire la société comme une structure statique. En réalité, chaque être humain fabrique sa carrière en situation à travers des processus dynamiques à la manière d’un entrepreneur : créant ses propres réseaux relationnels, ou ses trous structuraux, autour d’enjeux émergents. Cette fabrication se limite pas aux affaires, mais concerne aussi bien les carrières professionnelles, civiques, artistiques et scientifiques. Les trajectoires ‘entrepreneuriales’ mobilisent un genre particulier de cognition, et la distribution inégale de cette capacité cognitive spécifiques est créatrice de nombreux maux sociaux.” (Bernard Conein et Dominique Boullier)

L’adresse de la conférence:
http://gdrtics.u-paris10.fr/seminaires/index.php?req=7
Le site de Phil Agre:
http://polaris.gseis.ucla.edu/pagre

StarAcademy, ou la rupture dans le monde du spectacle

Warhol l’avait bien prédit: à l’avenir (c’est à dire maintenant), chacun aura droit à quelques minutes de célébrité à la télévision. Etant chez des amis samedi soir, et ceux-ci ayant eu la (déplorable) idée d’allumer la télévision, je fus donc contraint de regarder StarAc du coin de l’oeil. A quelque chose malheur est bon car je me suis fait la réflexion suivante, outre le fait qu’il fallait peut-être que je choisisse mieux mes amis: StarAc est une innovation de rupture de la télévision face au modèle dominant des artistes “professionnels”.

Le monde du spectacle est basé sur le mécanisme suivant: un artiste démarre au bas de l’échelle, et à force de travail développe son image de marque et son public, qui devient une rente qui rapporte énormément. Nous avons donc un marché occupé par des artistes établis qui contrôlent le marché du spectacle, ce qui leur permet d’exiger des tarifs astronomiques. D’où StarAc: l’idée est de fabriquer une star à pas cher en quelques semaines pour opérer une rupture radicale. Du coup, l’antenne est occupée par ces stars non payées, la concurrence est aiguisée avec les “vrais” professionnels. Ceux-ci, bien sûr, ont beau jeu d’expliquer que les starAc ne savent pas chanter, qu’ils partiront comme ils sont venus. Réaction typique de leader confronté à une rupture. Les fabricants de mainframes considéraient aussi que les PC étaient des jouets. La nouvelle star occupera l’antenne quelques mois, rendant folles les jeunes filles, puis disparaîtra dans les oubliettes de l’histoire, remplacée par une nouvelle star montante. Le fait que ces stars chantent horriblement mal (le petit minou nous a massacré un Brel l’autre soir que c’en était pénible) n’est pas un accident, mais une condition indispensable au côté jetable de l’artiste. Si par malheur il avait du talent, il risquerait de faire une carrière autonome et de rejoindre les professionnels, établissant le rapport de force même que les chaînes de télévision cherchent à briser. La rupture, c’est donc que la domination du marché du spectacle est en train de passer des artistes (producteurs) aux chaînes de télévision (distributeurs) qui créent leur marque blanche. Comme quoi les ruptures ne sont pas toutes technologiques…

La résistance des organisations à l’innovation : l’histoire du Lieutenant Sims

A la fin du XIXème siècle, la précision des tirs de la marine américaine était encore approximative : une étude de l’époque indiquait que seuls 121 tirs sur 9.500 atteignaient leur cible ! En 1900, le lieutenant américain William S. Sims, rencontra l’Amiral anglais Percy Scott à l’occasion d’une affectation en Chine. Ce dernier avait mis au point un nouveau système de visée qui compensait le roulis des bâtiments et avait la capacité de multiplier par 30 la précision des tirs.
Sims accumula des données sur le nouveau système de visée pour conforter son opinion et, légitimement enthousiasmé par les performances qu’il découvrait, commença à envoyer des notes au Bureau des Ordonnances de la Marine Américaine (le département R&D de la Marine), à Washington. Il se produisit exactement le contraire de ce qu’il escomptait: il ne reçut aucune réponse…

Au lieu de se décourager, Sims commença à diffuser plus largement à diffuser ses notes sur le nouveau système de visée, jusqu’à acquérir un statut d’empêcheur de tourner en rond. A partir d’un certain stade, l’état-major de la Marine ne put plus l’ignorer ; le bureau des Ordonnances prépara donc un rapport qui expliquait:

1. que la Marine américaine avait les tirs les plus précis du monde et que ce niveau de précision avait grandement contribué au succès des forces américaines dans leur conflit avec l’Espagne,
2. que le nouveau système ne pouvait pas permettre d’obtenir une amélioration des performances dans les proportions décrites par Sims,
3. qu’une amélioration des performances ne devait pas être recherchée du côté de la technologie, mais plutôt du côté de la formation et de l’entraînement des tireurs.

Le lieutenant Sims, qui n’avait plus rien à perdre, commit alors l’impensable ; il fit une synthèse de tous ses rapports et l’envoya directement au Président des Etats-Unis en personne, Théodore Roosevelt. Celui-ci, ancien Secrétaire d’Etat de la Marine, lut le rapport, et au mépris de tous les usages, fit venir Sims à Washington en 1902 avec comme mission… de faire évoluer les dispositifs de visée de la marine américaine !

Les Lieutenants Sims en entreprise ne finissent malheureusement pas tous leurs carrière de cette façon.

Comment Nokia est devenu leader dans les années 90

Comment Nokia est-il devenu le leader de la téléphonie mobile dans les années 90 ? Rien ne prédisposait une entreprise finlandaise, un ancien groupe minier et forestier de surcroît, à occuper cette position. Nokia ne découvrait pas totalement le secteur; il fabriquait des équipement radio-téléphoniques depuis les années 60.

Ce qui a déclenché son formidable succès dans le grand public est venu par contre d’une rencontre avec le consultant Gary Hamel. Pour booster la créativité du constructeur finlandais, celui-ci proposa d’envoyer des équipes d’ingénieurs et de cadres de Nokia, dans trois endroits assez particuliers de la planète : Venice Beach en Californie, King’s Road à Londres, et le quartier des nightclubs à Tokyo (pour le plus grand bonheur des intéressés, qu’on imagine plus habitués au cercle polaire…). L’étincelle créative n’est pas toujours cachée dans un rapport de 250 pages du Gartner Group, ou dans une série de réunions interminables de groupes de travail internes … ; il vaut mieux parfois aller se glisser dans la peau de ses clients, dans des endroits un peu lointains, et elle est sous vos yeux. C’est à la suite de ces “expéditions”, notamment en regardant évoluer les skaters de Venice Beach, que Nokia comprit que les mobiles avaient dépassé leur statut utilitaire d’outil de communication pour devenir des accessoires de mode.

Jim Collins: “The ultimate creation” ou l’innovation organisationnelle

L’article dont il est question ici est issu d’un recueil publié à l’initiative de la Fondation Peter F. Drucker (“Leading for innovation”, Josey-Bass 2002). Dans cet article, Jim Collins prend ses distances avec la pratique managériale qui consiste à focaliser tous les efforts de l’entreprise sur la quête de la prochaine “grande innovation” (la “silver bullet” qui va porter le coup fatal à la concurrence).

Pour ce faire, il rappelle que le cimetière des entreprises est rempli de pionniers de l’innovation : les ordinateurs Burroughs des années 60 étaient bien plus innovants que ceux d’IBM, l’avion civil n’a pas été inventé par Boeing, mais par de Havilland, le premier tableur était Visicalc, pas Excel, etc.

Pour Jim Collins, la forme suprême de l’innovation est l’innovation managériale ou organisationnelle ; c’est Procter & Gamble par exemple qui initie la participation des salariés à la fin du XIXème, environ un siècle avant que la pratique ne devienne courante. Les alternatives que pose au final Collins sont “Est-ce que vous essayez de mettre au point la prochaine grande innovation ?” ou “Est-ce que vous essayez de construire une organisation qui stimule l’innovation ?”

Les Indiens, un danger, ou une opportunité?

Il ne se passe pas de jour sans que les dangers de la mondialisation ne soient montrés aux Français. Tous ces étrangers qui nous prennent notre travail, il faut faire quelque chose ! Il est certain que la perspective de voir nos usines démontées et remontées en Chine est peu réjouissante. De même, la perspective de voir nos centres d’appel transférés en Inde ou au Maroc a ému nos politiciens, qui se sont élevés avec vigueur pour défendre le noble métier d’opérateur de centre d’appel. Les délocalisations sont-elles une catastrophe? Visitons Bangalore. Ces fameux étrangers qui nous volent nos emplois, qui sont-ils? La classe moyenne indienne en émergence. Que fait une classe moyenne en émergence, à la différence de la génération précédente qui économisait chaque roupie ? Elle consomme. Des voitures, des produits d’hygiène, des téléphones mobiles, des habits de marque, brefs plein de produits comme vous et moi. Cette classe moyenne fait donc le bonheur de ceux qui ont eu la bonne idée d’être présents sur le marché indien depuis longtemps: Unilever, Samsung, Honda, Sony, Cadbury. La France n’est pas absente, mais les 200 sociétés françaises implantées en Inde pèsent peu par rapport à celles des partenaires privilégiés de l’Inde : Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Emirats Arabes Unis… ! Il parait que certaines sociétés françaises, Peugeot par exemple, ont connu des moments difficiles en Inde dans les années 90… Mais en 2004 des groupes comme l’Oréal ou Danone ont enregistré une croissance de 30% leur chiffre d’affaire en Inde. Si vous cherchez des relais de croissance, allez visiter l’Inde ; marché mûr, sophistiqué, et solvable. La classe moyenne indienne (vos futurs clients ?), c’est… 250 MILLIONS d’individus. Pour Goldman Sachs, l’Inde sera dans une vingtaine d’années la troisième puissance économique mondiale, derrière la Chine et les Etats-Unis. Innover c’est aussi sans doute laisser les hommes politiques disserter sur le temps qui passe, ignorer les préjugés et les orthodoxies, prendre les changements de technologies et de marchés tels qu’ils sont, et aller chercher la croissance là où elle est.

Revue de livre – C. Markides et P. Geroski : “Fast second”

Et si les entreprises gagnantes dans la compétition économique étaient des suiveurs? “Fast second”, écrit par Constantinos C. Markides Professeur de management à la London Business School et Paul Geroski, Professeur d’économie, ancien doyen du MBA de la LBS, et actuel Président de la “Competition Commission” britannique, est une approche un peu iconoclaste de l’innovation. Quelle société a popularisé la vente en ligne de livres dans les années 1990 ? Si vous pensez immédiatement à Amazon, vous êtes dans l’erreur. L’idée de la vente en ligne de livres est née et a été mise en pratique par Charles Stack, un libraire de l’Ohio, dès 1991. Amazon a commencé à vendre des livres en ligne en 1995… Dans le même ordre d’idées, Ford n’a pas créé le marché automobile et Procter & Gamble n’a pas inventé le marché des couches jetables.

C. Markides et P. Geroski rappellent ce que nous savons tous ; les individus ou les entreprises qui créent de nouveaux marchés en innovant ne sont pas forcément les mieux placés pour les développer. D’autres organisations sont souvent mieux équipées pour donner au nouveau marché tout son potentiel. A lire si vous pensez toujours que le “first mover advantage” est une règle d’or de la stratégie…

Kodak, un raté de l’innovation?

On a coutume de nos jours de moquer la reconversion ratée de Kodak, qui aurait raté la révolution numérique, arc-boutée sur son activité photo argentique traditionnelle. La réalité est plus nuancée. Kodak est en fait un des tous premiers à avoir activement travaillé à la photo numérique. En 1992, pour un de mes projets clients de l’époque, nous avions acheté un appareil photo numérique. C’était un Kodak DCS 100, et il coûtait 220.000F (oui, environ 50K Euros aujourd’hui). On ne peut pas dire que Kodak ignorait la révolution numérique! Les cruelles fermetures d’usines auxquelles Kodak procède actuellement ne sont en fait que l’aboutissement d’un cycle de transformation du business de la société de chimiste en électronicien. Que Kodak ait été victime du dilemme de l’innovateur décrit par Clayton Christensen est indéniable: ils ont d’abord essayé de forcer le numérique dans le moule traditionnel avec le pathétique APS, mais ça ne les a pas empêché d’avancer pour, au final, finir pas trop mal dans le peloton des fabricants d’appareils numériques. Le dilemme initial, toutefois, leur a coûté, peut-être pour toujours, leur place de leader.

Voir mon billet plus récent sur la fin de Kodak ici.

Revue de livre – Andrew Hargadon : “How breakthroughs happen”

Dans “How breakthroughs happen” (Harvard Business School Press 2003), Andrew Hargadon, professeur en management de la technologie à UCLA, nous entraîne dans l’histoire des innovations radicales, de la lampe incandescente d’Edison jusqu’aux chaussures Reebook, et démonte les mécanismes complexes en œuvre derrière le mythe de l’inventeur solitaire. Après dix ans d’étude des sociétés qui ont démontré leur capacité à apporter sur le marché des innovations radicales, Andrew Hargadon conclut que les plus performantes de ce point de vue sont celles qui pratiquent le “courtage en technologie” (“technology brokering”). C’est l’aptitude à comprendre et à intégrer les technologies antérieures ou issues d’autres champs, à recombiner de façon créative les idées et les concepts, à faire se parler des spécialistes de disciplines différentes, qui est la clé du succès et permet à quelques entreprises de fonctionner comme de véritables “usines à innovations”. Un point de vue original et bien documenté à découvrir.

L’attitude des grandes entreprises envers les petites entreprises: différences franco-allemandes

Visite d’une startup chez un opérateur télécom français pour lui vendre un produit. Présentation, réaction de l’opérateur: “votre produit est super, c’est ce qu’il nous faut, mais vous êtes trop petit (10 personnes), alors vous comprenez, comment je peux travailler avec vous, moi, c’est trop risqué!”
Quinze jours plus tard, visite de la même startup chez un opérateur télécom allemand. Présentation, réaction de l’opérateur: “votre produit est super, c’est ce qu’il nous faut. Pour avancer, nous allons développer un prototype avec vous, et comme vous êtes très petit, on va vous payer les frais”.
Logique de sous-développement d’une côté, logique de développement de l’écosystème de l’autre.