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Transformation: le mirage de la solution technique

Pourquoi tant de projets de transformation échouent-ils, ou ne donnent-ils que des résultats décevants, malgré souvent un investissement important, que ce soit en politique ou dans les organisations? L’une des raisons est que, face à une question complexe, nous sommes tentés d’apporter une solution technique. Ce-faisant, nous commettons une erreur sur la nature même de la transformation: celle-ci ne consiste pas à résoudre un problème, mais à faire évoluer un système social.

Je participais récemment à un dîner où était invité l’expert d’un think tank. Le thème de la soirée était la réforme des institutions et la façon dont celle-ci pourrait résoudre les problèmes actuels du pays. De nombreuses possibilités ont été évoquées: réduction du rôle présidentiel (VIe République?), développement des consultations citoyennes, instauration de la proportionnelle, facilitation de l’inscription sur les listes électorales, etc. C’était passionnant, et l’expert maîtrisait vraiment la question; il avait notamment une bonne connaissance des autres régimes politiques européens (avec un faible pour le régime finlandais dont nous devrions apparemment nous inspirer). Je suis cependant reparti avec un sentiment mitigé. Est-ce que de tels changements résoudraient la crise que nous vivons? J’en doute fort. Et c’est bien le problème. Nous avons passé la soirée à imaginer des solutions techniques sophistiquées pour un problème que nous n’avions pas défini, un problème fort complexe qui plus est. Car quelle est cette crise que nous vivons? Pouvoir d’achat? Sentiment de déclassement? Dépression post-Covid? Eco-pessimisme? Tout cela à la fois? Autre chose?

Cette expérience me semble tout à fait symptomatique d’un problème plus général du monde politique. Comme le soulignait récemment l’hebdomadaire The Economist, une dépendance excessive à l’égard des experts berce les hommes politiques dans l’idée qu’ils ont des problèmes à résoudre et qu’il existe une réponse correcte à chacun d’entre eux. Plutôt que d’accepter l’existence d’intérêts divergents, les experts transforment la politique en une quête impossible de la solution idéale qui satisferait tout le monde, comme un puzzle à résoudre. Or, comme le remarquait fameusement le journaliste et écrivain Henry Louis Mencken, “Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse.”

Voir la transformation comme un problème à résoudre suppose que celui-ci est facilement et objectivement défini, et que tout le monde est d’accord à son sujet. Or les questions collectives sont complexes: leur définition est subjective. Pour prendre un exemple trivial, il est impossible de “résoudre” le “problème” de la consommation de cannabis si une partie de la population considère qu’elle devrait être libre et qu’elle n’est donc pas un problème. C’est pour cela qu’il faut parler de question, et non de problème.

Mauvaise métaphore (Source: Wikipedia)

Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’expert n’est pas utile dans une transformation, mais que l’approche globale de la question doit être politique et non technique. Politique au sens où il faut admettre que la question consiste à faire évoluer un système social constitué d’individus aux intérêts divergents, et que ces intérêts sont souvent légitimes. Et on ne peut faire évoluer un système social qu’en faisant évoluer les croyances (modèles mentaux) de ceux qui le constituent.

On l’a vu récemment avec la réforme des retraites où a prévalu une approche purement technique de résolution d’un problème de déficit au lieu d’une réflexion politique sur la question plus générale du travail. On ne peut pas faire accepter une augmentation de l’âge de départ à la retraite, si celle-ci est jugée nécessaire, si les gens considèrent que le travail est un mal nécessaire et qu’il y aura toujours assez d’argent pour payer les retraites.

Mirage technique: l’organisation aussi

Cette approche technique de la transformation est également très présente dans les organisations. Elle prend parfois des formes caricaturales lorsque, par exemple, on essaie de réduire le temps perdu en réunions en… limitant leur nombre et leur durée et en codifiant leur déroulement, au lieu de se demander pourquoi les réunions sont organisées en premier lieu. Plus profondément, lorsqu’une organisation souhaite, par exemple, développer la collaboration en son sein, elle peut se perdre en injonctions (“Collaborez!) et multiplier les formations sur le sujet, et rien ne changera. Elle peut aussi prendre conscience que si la collaboration a des avantages évidents, elle a aussi des coûts; qu’il y a donc des arbitrages et des compromis à faire au niveau de chaque collaborateur et de chaque service. Si le développement de la collaboration est véritablement jugé important, il ne se réalisera que si les intérêts de chacun sont pris en compte. On est bien dans une approche adaptative, et non technique. Cela ne veut pas dire que des décisions fortes ne puissent être prises par la direction, ni que tous les intérêts seront satisfaits, bien au contraire, mais que ces décisions doivent prendre en compte les raisons de blocages potentiels. Elles doivent accepter l’existence d’intérêts divergents légitimes, et l’idée que la solution ne sera jamais optimale; on ne cherche pas le nirvana d’une solution technique parfaite, mais à améliorer le fonctionnement du système autant que possible.

L’attrait dangereux de la solution technique idéale

Nous cédons à la solution technique par facilité, par méconnaissance de la nature des systèmes que nous souhaitons faire évoluer, par arrogance aussi parfois en supposant qu’il n’y a rien qui ne résiste à la volonté du leader dès lors qu’il a une vision claire de la situation et qu’il va nous proposer une solution idéale. Et nous persistons malgré les résultats catastrophiques. Une réforme succède à la réforme précédente (il y a eu déjà dix réformes des retraites depuis 1982, soit une tous les quatre ans), tandis que dans les organisations, une transformation en chasse une autre. Que ce soit en politique ou dans les organisations, il est temps de reconnaître que la transformation d’un collectif est une question adaptative, et non technique. Elle ne se fera pas sans connaître et surtout accepter sa nature profonde, qui est celle d’un ensemble d’intérêts divergents qu’il faut faire fonctionner ensemble autant que possible, sans qu’il existe de solution optimale.

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