La raison d’être est morte; vive la raison d’être!

Les modes managériales se succèdent, l’une chassant l’autre. La raison d’être fut la mode des dernières années. Elle sera bientôt chassée par une autre, victime de ses excès et d’une conception biaisée. Et pourtant la notion mérite plus qu’une simple note de bas de page au chapitre des errements organisationnels. Bien conçue, elle peut être un véritable outil stratégique et sociétal.

Ce chef d’entreprise n’y va pas par quatre chemins. « Il faut en finir avec la raison d’être », écrit Philippe Lentschener dans une tribune publiée par Les Echos qui décrit les travers de l’exercice avec des exemples édifiants, ajoutant que, vu de l’étranger, « cette pratique est incompréhensible ». Il faut dire que l’exercice a pris des proportions ridicules, et les résultats sont en général consternants. Orange se déclare ainsi « l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable. » Ne cherchez pas, ça ne veut rien dire. Orange est un opérateur télécom. La Société Générale, quant à elle, veut « Construire ensemble, avec nos clients, un avenir meilleur et durable en apportant des solutions financières responsables et durables. » Autrement dit, la Société Générale est une banque, et – Ô surprise – elle veut rester en vie longtemps pour continuer à faire son travail.

« Quel est le sens de la mayonnaise », s’interrogeait par ailleurs l’hebdomadaire The Economist, pourtant assez favorable à ce mouvement? Pour Hellmann’s, propriété du groupe Unilever, il s’agit de « réduire le gaspillage alimentaire en rendant les restes savoureux. » Terry Smith, gestionnaire de fonds, estime que c’est de la folie. Il ajoute, pince sans rire: « La marque Hellmann’s existe depuis 1913. Nous pensons donc que les consommateurs ont déjà compris sa raison d’être ». On sait qu’on a touché le fond lorsqu’on essaie de donner un sens philosophique et social à de la mayonnaise autre que donner du goût à un sandwich ou de la viande.

Contribution sociale en cours, ne quittez pas (Crédit photo: Unilever)

La plupart de ces raisons d’être partagent deux caractéristiques: elles présentent le métier de l’entreprise de façon très vague, pour embrasser tout ce qui peut l’être – on ne vend plus de voitures, on fournit de la mobilité, et surtout ne fâcher personne (voiture c’est pô bien, mobilité c’est bien); et elles sont un enfilage de perles politiquement correctes, avec force « inclusif », « responsable », « durable » et bien-sûr « planète » et « climat » et tout ce qui s’y rattache. Une fois ce verbiage bien ficelé, et le gros chèque remis à l’agence de comm qui l’a concocté, l’entreprise peut retourner à ses petites affaires. Le monde est-il meilleur après cela? Aucunement. Les employés sont-ils rassurés sur le sens de leur travail? Du tout. L’entreprise dispose-t-elle d’un guide pour sa stratégie? Loin s’en faut. Mais les cases sont cochées et c’est ce qui compte.

Au-delà du pour ou contre

Le risque est que, ces errements constatés, on pose le débat en pour ou contre. Pendant des années on nous a dit qu’il était essentiel pour les entreprises d’adopter une raison d’être. Des voix s’élèvent désormais pour montrer combien c’est ridicule, et ce débat, comme tant d’autres, va se polariser. Choisis ton camp camarade!

Il faut éviter cela. Si les raisons d’être sont aussi navrantes, ce n’est pas parce que ceux qui les ont conçues sont idiots ou mal intentionnés. On les accusera de social washing, mais l’accusation sera le plus souvent injuste. Car la difficulté réside dans la façon dont on définit ce dont on parle. Le premier problème tient à la façon d’aborder la question, traduite par l’expression « adopter une raison d’être ». Adopter, c’est aller chercher à l’extérieur ce qu’on ne peut produire. C’est insister sur le mot « raison », c’est à dire la justification, plutôt que sur le mot « être », c’est à dire l’identité. Se justifier plutôt que se retrouver, pas étonnant que personne, au sein de l’organisation comme à l’extérieur, ne s’y retrouve ! 

Aller chercher à l’extérieur, c’est également par définition distinguer l’intérieur de l’extérieur; c’est plaquer un discours sur une réalité singulière. C’est créer un double imaginaire, un masque pour cacher ce que l’entreprise est réellement, sans doute par peur et par mauvaise conscience. Car le deuxième problème avec la raison d’être tient à sa définition actuelle. Celle-ci repose sur une dichotomie entre économique et social. Celle-ci n’est pas nouvelle. Historiquement, la responsabilité sociale de l’entreprise a été conçue comme un supplément d’âme, quelque chose qui devait venir en plus d’une performance économique jugée en elle-même insuffisante et surtout moralement discutable. Récemment, la notion a évolué vers une conception plus radicale selon laquelle elle doit venir avant la performance économique. C’est celle d’Emmanuel Faber, alors PDG de Danone, lorsqu’il brocardait fameusement Milton Friedman, qui plaidait au contraire pour une limitation du rôle de l’entreprise dans la société. D’ailleurs, la-dite performance économique de Danone n’a pas tardé à baisser et Faber a été remercié quelques mois seulement après.

Mais opposer économique et social est un modèle mental, c’est-à-dire une croyance. Ce modèle repose sur une vision du monde dans lequel il y aurait la société d’un côté et l’économie de l’autre, les deux étant bien séparées, et cette dernière étant un espace purement matériel, physique, et moralement inférieur. Or ce n’est pas du tout le cas et les deux sont inséparables. Une entreprise ne peut exister sans son substrat social, et sa contribution est nécessairement sociale, par les emplois qu’elle crée, entre autres choses. Autrement dit, par sa seule existence, et les externalités qu’elle crée, l’entreprise a déjà une contribution sociale.

La singularité, sinon rien!

La question n’est donc pas « faut-il une raison d’être »: toute organisation en a une, puisqu’elle est, et qu’il y a une raison pour laquelle elle a été créée. La question est ce qu’on entend par raison d’être. Si l’on entend effectivement un double qu’il faut créer pour se cacher et donner des gages aux clercs, alors cette raison d’être est morte, ou en train de mourir, car elle n’aura servi à rien si ce n’est ajouter du bois pour éteindre le feu. Si l’on entend au contraire par là l’idée de découvrir qui l’entreprise est réellement, ce qui la rend singulière, et d’en faire un ancrage pour offrir cette singularité comme contribution au monde, alors cette raison d’être là a un bel avenir devant elle. Car comme l’observait Peter Drucker, ce dont la société a besoin, ce n’est pas d’entreprises uniformes qui se conforment aux dogmes du moment, mais d’entreprises qui développent leur singularité. Faisons tomber les masques, et vive la raison d’être!

➕Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: ▶️Entreprise à mission: Emmanuel Faber, Milton Friedman, un partout balle au centre; ▶️Raison d’être des entreprises: Spinoza reviens, la France a peur!

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5 réflexions au sujet de « La raison d’être est morte; vive la raison d’être! »

  1. Plutôt que la raison d’être, ne faut-il pas chercher la raison d’exister ?
    Une entreprise qui est a nécessairement une raison d’être, ok, mais elle peut avoir cesser d’exister sans s’en rendre compte, avant de tout à coup s’exciter quand son essence sera mise sous pression. Il faut aussi avoir une raison de persister sinon on est, certes, mais, donc, on n’est plus le protagoniste principal de sa persistance. Je propose que le processus d’application de l’essence sur l’essence, la convocation des moyens, soit l’identité, qui permet l’existence. Je me trompe peut-être, et nous avons l’habitude de nommer « identité » l’identification des moyens convoqués… globalement ça permet de cacher toute nécessité de dynamisme.
    Vous évoquez très justement la création d’entreprise comme étant un processus existentiel : on ne crée pas d’entreprise sans libido et sans projection dans l’action. Par contre cette libido peut ne pas être conservée à travers la génération : une entreprise simplement gérée et dont la raison d’être est la reproduction de la raison initiale d’exister, peut se retrouver rapidement dans l’incapacité d’agir et finir par cesser d’être mais parfois après un processus très long et très inconfortable, parce que cette raison d’être ne lui appartient plus.
    Vous pointez dans votre article les discours sur la raison d’être. Mais peut-être que déjà se rendre compte qu’un sentiment de nécessité de produire de nouveaux discours sur la raison d’être (sur quelle base ? on ne peut sans doute pas savoir en général, les discours sur la raison d’être sont eux aussi et ont donc une raison d’être) devrait être un signal qu’il ne s’agit en fait pas d’une nécessité de réinventer des discours mais de réinventer son existence ou son identité (sa capacité à convoquer ses moyens, dans une entreprise c’est peut-être par exemple chercher de l’adhésion et de l’investissement des employés, ce n’est pas débile non plus). Les entreprises doivent-elles absolument persister éternellement, surtout quand, finalement, plus personne n’en est convaincu en interne et qu’il ne reste que de l’inertie ? Et finalement, ne pouvons-nous pas nous autoriser moralement à dissoudre les entreprises plus facilement et plus rapidement ? Toute entreprise n’est pas bonne à faire persister à tout moment.
    Ou alors, si on sort de cette différenciation entre raison d’être et raison d’exister, on pourrait aussi parler d’objet de désir. Si les entreprises sont dirigées par des sujets de désir, s’il n’y a plus d’objet, ou s’il se limite à la satisfaction mécanique du sujet, le désir finit par se tarir aussi… le sujet de désir qui ressent alors son essence remise en cause peut alors crier à l’injustice, chercher des coupables externes ou internes, l’appareil n’est plus fonctionnel. La « raison d’être » pourrait être un mot mal choisi pour parler d’objet de désir.

  2. Je partage votre avis, j’ai l’impression que certaines entreprises se comportent comme un gentil écolier. L’écolier avait un devoir, il ne savait pas quoi répondre, mais plutôt que rendre la copie blanche, il l’a remplie en espérant que le professeur sera indulgent et mettra des points pour l’effort.

  3. Mon Dieu que cet article est nécessaire ! Il serait bien que les responsables marketing des grandes entreprises françaises le lisent.

    1. Il n’y a pas que les responsables de marketing qui devraient lire l’article, mais égalment les politiques qui pensent que les entreprises à mission sont la solution d’auto-régulation de l’économie. Laissons les entreprises être ce qu’elles sont, dans leur mission de faire du profit et au politique de réguler ce qui ne peut pas l’être par la loi du marché (environnement, social, etc…). Sans quoi effectivement les entreprises sont perdues dans des injonctions contradictoires (sauver la planète ou gagner de l’argent ?) et l’Etat se décharge de ses propres responsabilités (inutile de réguler puisque les entreprises sont responsables).

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