Qu’est-ce qui explique que certaines organisations en déclin réussissent à survivre malgré leur management inepte? Le plus souvent, c’est parce que demeurent en leur sein des individus qui continuent à essayer de faire leur travail du mieux qu’ils peuvent malgré les circonstances parfois très difficiles. Hommage à ces héros anonymes.
Alors que ma fille le prévenait pour lui dire qu’elle ne pourrait venir à son cours parce qu’elle passait un concours, son professeur lui répondit que non seulement il l’excusait, mais qu’il ne doutait pas qu’elle ajouterait son nom à la liste prestigieuse des lauréats. Incroyable moment de grâce. Beaucoup a été écrit sur le déclin de l’Éducation nationale en tant qu’institution, et souvent à juste titre. Baisse du niveau, multiples absences d’enseignants pour des motifs foireux (“en formation”), absences non remplacées, mettant la scolarité des enfants en danger (le fil d’un de mes cousins est en première et n’a pas de professeur de Français depuis des semaines, l’année du Bac de Français!), fonctionnement erratique, etc. Mais ce petit message incroyablement bienveillant et motivant montre qu’il subsiste, malgré tout, des enseignants (et probablement des personnels administratifs) qui se consacrent à leur tâche avec passion. C’est ainsi que des institutions, publiques ou privées, réussissent à survivre et à poursuivre leur mission malgré un management inepte. Elles sont sauvées par les individus qui les composent. Elles sont, en quelque sorte, sauvées malgré elles.
Persister, malgré tout
Pourquoi ces individus persistent-ils dans leur action malgré les circonstances aussi difficiles? Je n’ai pas la réponse. Peut-être est-ce parce que le sens de leur action demeure clair et noble: l’enseignant sait qu’il travaille pour la réussite des élèves, l’infirmière pour la santé des patients, l’éducateur spécialisé pour éviter que les gamins ne tombent dans la délinquance. Ils savent que leur action a un impact direct sur quelque chose de très important. Cet impact est visible. Il m’arrive souvent de discuter avec des infirmières qui me disent qu’elles ne pourraient pas faire un autre métier, pour rien au monde. Ce métier – leur métier, malgré tout.
Peut-être est-ce parce que ces individus ont une éthique solide de leur métier. C’est ce que j’observe souvent. Ils se définissent moins en relation avec leur institution qu’en relation avec une éthique individuelle. Cette éthique – la conscience du travail bien fait? – leur permet d’agir de façon relativement indépendante de l’institution; de s’en protéger, en quelque sorte. Ils entendent les balles siffler, souffrent des dysfonctionnements, mais se concentrent sur la mission et la poursuivent sans relâche. La condition, naturellement, est qu’ils puissent le faire de façon relativement autonome. Créer une sphère d’autonomie est d’ailleurs la condition de leur succès. Il faut qu’ils puissent définir un espace dans lequel ils peuvent travailler sans être trop perturbé par la grande machine. Plus le métier est interdépendant, moins cela est facile.
Remettre en question le modèle mental du management
L’observation qu’une organisation en déclin est sauvée par les individus sur le terrain qui n’abandonnent pas montre les limites de la pensée managériale dominante. Celle-ci reste ancrée dans un paradigme cartésien, qui distingue la pensée de l’action, et induit une hiérarchie entre les deux: la pensée est noble, et l’action est subalterne. Cela explique pourquoi on fait plus attention au sommet qu’au terrain. Chaque fois que j’ai été impliqué dans un travail de stratégie pour une entreprise en difficulté, j’ai été frappé de voir à quel point les stratèges s’intéressent au sommet, plutôt qu’au tout. J’ai toujours eu du mal à faire porter la discussion sur le point de vue du terrain. Les stratèges restent enfermés dans un univers composé de produits, de concurrents, en bref de pions que l’on déplace sur un échiquier. Lorsque j’aborde la question, j’essaie toujours, au contraire, de partir de l’identité de l’organisation et de ses modèles mentaux: d’où vient la flamme? D’où vient l’énergie? Parfois c’est assez simple. À l’hôpital, la flamme c’est la santé du patient. À l’école, la réussite de l’élève. Souvent c’est plus compliqué, parce que la flamme s’est perdue depuis longtemps ou parce qu’on n’est pas dans une organisation dont le sens est aussi évident que sauver un patient ou un élève. Mais il y a toujours une flamme, et il faut la trouver, parce que c’est à partir d’elle que l’on peut reconstruire quelque chose. Le plus frappant, c’est que même après une période prolongée de déclin, il reste toujours des traces de cette flamme, même si elle est très éteinte. Il reste quelques braises, et c’est à partir d’elles qu’on peut rallumer le feu.
Lorsque la flamme n’est pas visible, ou pas évidente, elle ne peut être rallumée qu’en identifiant les individus qui n’ont pas abandonné. Ce sont les derniers porteurs de la flamme. Ils vivent parfois cachés. Ils se font discrets. Il peut en subsister dans des endroits improbables, quel que soit le métier, mais rarement au sommet. Comme je l’évoquais dans un article précédent, dans beaucoup d’organisations, ce sont souvent les assistantes. Bien qu’elles soient souvent mal considérées, ce sont elles qui continuent à faire tourner la boutique, alors que circulent les dirigeants, arrivés un jour, partis le lendemain.
Les organisations sont sauvées malgré elles par des membres qui agissent selon une éthique forte et persistent dans leur action malgré le coût important qu’ils subissent en raison des dysfonctionnements. Ils sont les derniers connectés au réel. Mais nul héros n’est éternel. Si l’organisation ne finit pas par corriger ses dysfonctionnements, même ces héros du quotidien finiront par partir, volens nolens. Soit pour des raisons de santé (burn out), soit à la retraite. L’organisation trouvera de plus en plus difficile de renouveler son corps de porteurs de flamme, l’une des raisons étant qu’elle n’a même plus conscience de leur existence. L’effondrement aura été ralenti par les héros du quotidien, mais pas empêché.
Lorsqu’il a redressé Apple en 1997, la première chose que Steve Jobs a faite est de partir des individus. Quelques semaines après son arrivée, il déclare ainsi: “Il y a maintenant de très bonnes personnes qui dirigent les domaines-clés d’Apple.” Ce n’est pas en déplaçant des pions sur un échiquier stratégique que l’organisation sortira du déclin, mais en recréant un collectif à partir de ceux de ses membres qui portent une éthique forte de leur métier et de rallumer le feu à partir des braises.
➕Pour aller plus loin sur le sujet on pourra lire mes articles précédents: ▶️Les vrais talents de l’entreprise ne sont pas ceux que l’on croit ▶️Quand les “talents” sont les meilleurs ennemis de l’innovation.
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