Les décisions hors-sol, prises par un sommet déconnecté et imposées à la base qui en subit les conséquences, ne sont pas le seul fait des organisations. Elles concernent aussi l’État. Un très bon exemple est celui de l’interdiction de l’impression automatique du ticket de caisse qui entrera en vigueur à l’été 2023, ce dernier devant être désormais remplacé par un ticket électronique. En apparence anodine, cette décision a des conséquences lourdes.
Je ne m’étais pas méfié. Après avoir scanné mes achats puis payé, je m’aperçois que la machine n’a pas imprimé le ticket comme habituellement. J’appelle la préposée qui m’explique que les tickets sont maintenant imprimés sur demande, en précisant: “Il y a un bouton sur lequel appuyer sur l’écran quand vous payez”. Bouton que personne ne voit bien entendu. Je lui demande comment faire pour avoir mon ticket, et, avec une exaspération à peine feinte, elle saisit son badge magique, parle à la Grande Machine, et, Miracle, le ticket sort de la bouche de cette dernière. C’est ainsi que j’ai appris que les tickets n’étaient plus imprimés automatiquement.
L’interdiction de l’impression automatique du ticket de caisse fait partie de ces myriades de décisions qui rythment désormais notre vie. Pour paraphraser Woody Allen, je me réveille un matin et je découvre qu’une nouvelle interdiction (ou obligation) concoctée dans un ministère par quelqu’un, quelque part, va me pourrir la vie. Ce sont souvent des petites choses, mais comme souvent, une petite chose peut avoir un grand impact, et pas forcément celui qui était souhaité, ou affiché. Ici, cette décision est emblématique d’une tendance lourde, et elle est problématique à au moins quatre égards.
Quatre problèmes
Premièrement, les arguments avancés pour la justifier sont bidons. Il s’agit de lutter contre le gaspillage et les substances dangereuses pour la santé nous dit-on. Lutter contre le gaspillage? Gageons que l’impact sera négligeable. Il y a deux cents autres façons de réduire le gaspillage de papier. Interdire le ticket de caisse pour réduire le gaspillage de papier, c’est comme faire pipi dans la mer en prétendant qu’elle va devenir jaune. Lutter contre les substances dangereuses? Encore plus ridicule. La France est tellement terrorisée par les “substances dangereuses” qu’elle interdit même celles qui ne le sont pas. L’argument peut désormais être utilisé pour interdire n’importe quel produit, c’est pratique.
Deuxièmement, cette décision illustre bien la déconnection totale entre une décision et les conséquences attendues. Au fond, il ne s’agit pas du tout de lutter contre le gaspillage et les substances dangereuses; il s’agit de faire quelque chose sur le sujet, ou mieux encore, de bien signifier au peuple que quelque chose est fait en la matière. Ce qui compte, dès lors, ce n’est pas l’impact; c’est que la mesure soit bien visible, et pour cela rien de plus efficace qu’une mesure qui fait bien mal. Si ça frotte, si ça a mauvais goût, disent les médecins, c’est que ça marche. Nous sommes désormais dans une conception expiatoire de la politique. Il faut que ça fasse mal pour que nous puissions expier nos péchés. On va donc nous pourrir la vie, c’est la condition de notre salut.
Troisièmement, cette décision est injuste. Elle est d’abord injuste pour les gens peu au fait des nouvelles technologies, notamment les personnes âgées, qui seront les moins à même d’avoir l’équipement et la dextérité nécessaire pour jongler avec les SMS, qr-code, comptes-clients et autres tickets électroniques. Elle est injuste aussi parce qu’elle pénalise les ménages modestes: rendre plus difficile de vérifier son ticket, c’est en effet pénaliser avant tout ceux qui ont du mal à boucler leurs fins de mois et qui sont parfois à l’euro près. Enfin, cette décision est injuste pour les commerçants. Les plus grandes enseignes n’auront aucun mal à mettre en place la bonne infrastructure vous permettant de recevoir un ticket électronique (elles le font déjà). Mais pour les petits commerçants, cela va représenter un coût très important. On va donc favoriser les grands aux dépens des petits; Ah! C’est tellement Français!
Quatrièmement, cette décision pose un problème de vie privée: pour avoir un ticket, il va désormais falloir donner ses coordonnées (email, numéro de téléphone) à tous les commerçants de la terre. Quelle aubaine pour les pirates et pour les spammeurs! Mais surtout, c’est la fin des achats anonymes. Tu veux une bouteille de lait? Montre-moi ton passeport! L’air de rien, la fin du ticket est un remarquable cheval de Troie pour le traçage systématique de vos achats et donc de votre vie privée.
Bien-sûr il s’agit de l’interdiction de l’impression automatique. Les bonnes âmes argueront qu’on peut toujours le demander. Oui, mais comme le montre mon exemple introductif, en demandant le ticket, on embête tout le monde, c’est-à-dire qu’il y a désormais un coût psychologique important, précisément fait pour nous dissuader de le demander. Par ailleurs, qui peut douter que très bientôt, une fois la pilule avalée, la loi ne sera pas modifiée pour que l’interdiction devienne totale? Ne soyons pas dupes. Il s’agit simplement de procéder en deux temps, de couper le morceau en deux pour que nous puissions l’avaler plus facilement.
Plus généralement cette décision, encore une fois d’apparence anodine mais si révélatrice, traduit la déliquescence politique que nous vivons. Elle est prise par des gens qui n’auront pas à en subir les conséquences. Ceux qui nous gouvernent sont bien équipés en téléphones mobiles et gagnent bien leur vie; ils vérifient rarement leurs tickets car ils s’en fichent. Dix euros par-ci, cinq euros par-là, la vie continue. Ils peuvent afficher leur vertu par des décisions arbitraires, bien visibles, évangéliquement irréprochables, car c’est ce qui compte: envoyer le bon signal de vertu à son groupe de référence. Les conséquences de ces décisions seront subies par d’autres. Ce sont des gens qui interdisent le nucléaire sans se préoccuper de savoir comment on produira de l’électricité puis, lorsque celle-ci devient rare, décident que les coupures auront lieu dans les campagnes, et pas dans les villes, car c’est là qu’ils vivent et travaillent. Pourquoi se gêner? Personne ne dira rien. Car les politiques ont depuis longtemps cessé de défendre les gens modestes. Ce monde vit dans des concepts et des idées totalement déconnectés de la vie réelle des Français, dont ils se fichent éperdument. Cette vie réelle les ennuie. Un problème de ticket de caisse? Mais madame, nous défendons l’environnement! Nous avons de nobles ambitions Madame, alors vos histoires de choux et de carottes, vous pensez bien…
Changer notre modèle de pensée
L’objet ici n’est pas de spéculer comment tout ceci va se terminer. Il est simplement de souligner à quelle point notre modèle de pensée de la décision publique est vicié. Sans une réforme profonde, non seulement nous ne résoudrons pas les grandes questions du temps, mais nous continuerons à créer nous-même les problèmes que nous prétendons ensuite vouloir résoudre, et nous décrédibiliserons les causes que nous défendons (ou prétendons défendre). Il faut mettre un terme à cet idéalisme teinté de cynisme, cesser de penser en termes de principes absolus pour penser en termes de conséquences. Ce serait une révolution, et ce n’est probablement pas pour demain. Attachez vos ceintures.
➕Sur le même sujet, on pourra lire mes articles précédents: Sortir de l’ordinaire: face à la crise, puiser notre énergie dans le quotidien et non dans l’idéalisme et Choisis ton camp camarade! Pourquoi diviser le monde en deux nous empêche de le transformer.
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